Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2022Francis Démier, La nation, fronti...

Francis Démier, La nation, frontière du libéralisme. Libre-échangistes et protectionnistes français

Grégoire Letellier
La nation, frontière du libéralisme
Francis Démier, La nation, frontière du libéralisme. Libre-échangistes et protectionnistes français, Paris, CNRS, 2022, 464 p., EAN : 9782271132048.
Haut de page

Texte intégral

  • 1 Démier Francis, La France du XIXe siècle : 1814-1914, Paris, Points Seuil, 2014 [2000].

1Dans le débat public actuel, l’idée de restaurer des barrières douanières aux frontières de la France ou de l’Union européenne refait surface périodiquement avec diverses justifications : réindustrialiser le pays, réduire sa dépendance envers l’extérieur ou, de façon plus récente, protéger l’environnement au moyen d’une « taxe carbone » sur les importations. Ce néo-protectionnisme se heurte cependant à un libéralisme dominant depuis des décennies. L’ouvrage de Francis Démier permet de prendre conscience de la profondeur historique de ce débat en France. Spécialiste du XIXe siècle, auquel il a consacré un manuel incontournable1, l’historien a toujours accordé une place prépondérante aux questions politiques et économiques. Celles-ci s’entremêlent ainsi dans La nation, frontière du libéralisme. Structuré en quatre parties chronologiques, l’ouvrage étudie sur une longue période l’opposition entre les partisans du libre-échange et ceux du protectionnisme en France.

2Dans une première partie, allant de 1786 à 1830, l’auteur dépeint le débat entre les différents courants de la pensée économique hérités du XVIIIe siècle. La philosophie d’Adam Smith, favorable à la liberté des échanges, concurrence le protectionnisme des physiocrates et des mercantilistes. Influente dans l’élite intellectuelle et politique, elle favorise la conclusion d’un traité de commerce avec l’Angleterre en 1786 dont on espère qu’il dynamisera l’économie française. Les révolutionnaires, à partir de 1789, prennent le contre-pied de cette politique. Dans un contexte de guerre au dehors et de lutte contre les privilèges au-dedans, ils imposent le protectionnisme comme un moyen de construction de la nation. Après cela, ni l’Empire, fidèle à sa logique de synthèse entre l’avant et l’après-1789, ni la Restauration ne tranchent entre les deux attitudes. Une évolution vers le libéralisme finit cependant par se dessiner, inspirée par des économistes réunis autour du savant et homme politique Jean-Antoine Chaptal, lequel s’alarme alors de la dégradation du commerce extérieur français.

3La deuxième partie se concentre sur la période 1830-1848. La monarchie de Juillet apporte à l’économie française le renouveau libéral voulu par Louis-Philippe lui-même. La libéralisation des échanges extérieurs est en revanche plus difficile à mettre en œuvre à cause de l’hostilité de certains, les cotonniers étant les plus ardents défenseurs d’un régime de prohibition. Les chambres de commerce participent activement au débat en exprimant, dans chaque circonscription, l’opinion des milieux économiques prépondérants. Ministre des Affaires étrangères à partir de 1840, François Guizot inspire une ligne libérale mais conservatrice, visant à ne pas porter préjudice aux notables. Surtout, il doit faire face à un patronat de mieux en mieux structuré, capable de défendre plus efficacement le protectionnisme. D’un autre côté, l’exemple anglais inspire toujours plus le courant hostile aux prohibitions. La France mène ainsi une politique de conclusion de traités commerciaux bilatéraux en Europe. Cela lui permet du même coup de rompre avec l’isolement où elle se trouvait depuis le traité de Vienne en 1815.

4La troisième partie, portant sur la période 1848-1881, présente de forts contrastes. Sous la Deuxième République, le mouvement libre-échangiste connaît une déroute face aux prohibitionnistes qui mettent en avant leur souci de la question sociale et leur soutien à une intervention de l’État dans le champ économique. Ils s’attirent ainsi l’adhésion des révolutionnaires de 1848 qui avaient pris les armes contre le libéralisme orléaniste. Napoléon III, après avoir lui aussi hésité entre les deux positions, tranche en faveur d’une politique douanière libérale incarnée par le traité de commerce avec l’Angleterre en 1860. Ce choix radical, vu comme une véritable révolution, déstabilise une large partie du patronat tout en satisfaisant certains secteurs exportateurs. Bien que la fin du Second Empire place au pouvoir les adversaires de ce traité, les années 1870 n’entraînent pas de net retour au protectionnisme.

5Au cours de la dernière période (1881-1914), l’idée de consolider les frontières douanières revient en force, portée à la fois par les milieux manufacturiers – au protectionnisme traditionnel – et ruraux. C’est avec l’appui de ces derniers que le député Jules Méline fait adopter en 1892 un tarif douanier auquel il donne son nom. Le nouveau dispositif est resté dans les esprits comme le nouvel apogée du protectionnisme français ; pourtant, il est plus souple que l’image qu’on en a retenue. De nouveaux clivages apparaissent : la bourgeoisie se rallie à la ligne méliniste, tandis que les socialistes renvoient dos à dos les deux types de politique commerciale. Au tournant du siècle, la rivalité avec l’Allemagne fait prendre au débat prend une nouvelle tournure. Dans un contexte de guerre commerciale larvée entre les puissances européennes, un nouveau tarif protectionniste est voté en 1910.

  • 2 Bairoch Paul, Commerce extérieur et développement économique de l’Europe au XIXe siècle (1930-1999)(...)
  • 3 Lévy-Leboyer Maurice (dir.), L’économie française dans la compétition internationale au XXe siècle, (...)
  • 4 Todd David, L’identité économique de la France : libre-échange et protectionnisme (1814-1851), Pari (...)

6Au fil de l’ouvrage, l’auteur s’interroge sur les effets du protectionnisme sur l’expansion de l’économie française. Historiens et économistes ont abordé ce débat sans pouvoir le trancher. Dans ce champ de recherche marqué en particulier par les travaux de Paul Bairoch2 et de Maurice Lévy-Leboyer3, il est difficile de tirer des conclusions. Les situations varient d’une industrie à l’autre. L’idée que seul le libre-échange permet l’innovation et l’expansion des entreprises a été battue en brèche. L’intérêt de cet ouvrage est de mettre en évidence le décalage entre les économistes qui sont le plus souvent libéraux et les entrepreneurs qui penchent pour le protectionnisme. Placé entre les économistes et les entreprises, l’État choisit le plus souvent une position de compromis. Comme l’a montré l’historien David Todd4, les chambres de commerce françaises sont le principal instrument des milieux d’affaires pour tenter d’infléchir la politique commerciale dans l’une ou l’autre direction.

7Ensuite, Francis Démier fait ressortir le caractère passionnel de la question douanière en France. Du « funeste traité » de 1786 au « coup d’État douanier » de 1860, le libre-échangisme est le plus souvent impopulaire chez les producteurs. Ceux-ci se jugent trop faibles face aux puissances rivales que sont l’Angleterre, l’Allemagne et, dans une moindre mesure, la Belgique. L’hostilité au libre-échange est aussi un héritage révolutionnaire : la défense du marché intérieur est depuis 1789 une déclinaison du patriotisme. Les libéraux sont suspects de porter atteinte aux intérêts de la nation française, d’autant plus qu’ils favorisent ceux d’une Angleterre encourageant l’ouverture du marché français afin d’y écouler sa propre production. Dans les milieux d’affaires, le libre-échangisme est une opinion minoritaire et liée à un tissu économique particulier, comme à Lyon où les marchands et fabricants soyeux ont besoin d’une libre circulation des marchandises tant pour importer les matières premières que pour exporter les soieries.

8Enfin, l’ouvrage combat des préjugés. L’idée d’un marché français particulièrement fermé à l’extérieur est discutée. Si la France est bien le berceau du protectionnisme par opposition à l’Angleterre, patrie du libéralisme, elle a en fait toujours eu une politique commerciale proche de celle des autres pays européens, et même moins protectionniste que l’Allemagne du XIXe siècle. Dans l’ensemble, Francis Démier fait ressortir que le débat douanier n’est jamais tranché et qu’il s’entremêle avec les autres préoccupations, qu’elles soient diplomatiques, politiques, sociales ou intellectuelles.

Haut de page

Notes

1 Démier Francis, La France du XIXe siècle : 1814-1914, Paris, Points Seuil, 2014 [2000].

2 Bairoch Paul, Commerce extérieur et développement économique de l’Europe au XIXe siècle (1930-1999), Paris, Mouton / EHESS, 1976.

3 Lévy-Leboyer Maurice (dir.), L’économie française dans la compétition internationale au XXe siècle, Vincennes, Comité pour l’histoire économique et financière de la France / IGPDE, 2007.

4 Todd David, L’identité économique de la France : libre-échange et protectionnisme (1814-1851), Paris, Grasset, 2008.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Grégoire Letellier, « Francis Démier, La nation, frontière du libéralisme. Libre-échangistes et protectionnistes français », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 juillet 2022, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/57145 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57145

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search