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Luuk van Middelaar, Le réveil géopolitique de l’Europe

Ali Choukroun
Le réveil géopolitique de l'Europe
Luuk van Middelaar, Le réveil géopolitique de l'Europe, Paris, Collège de France, coll. « Conférences », 2021, 92 p., ISBN : 9782722605831.
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Texte intégral

1Le réveil géopolitique de l’Europe est une série de quatre conférences données au Collège de France au cours du printemps 2021 par Luuk van Middelaar. Historien et philosophe, celui-ci a également occupé entre 2010 et 2014 la fonction de conseiller du président du Conseil européen Herman Van Rompuy. Cet ouvrage propose un décryptage méthodique de la prise de conscience par l’Europe de ses fragilités dans la géopolitique du XXIe siècle.

2La première intervention illustre ce « réveil géopolitique » à travers les exemples des crises russo-ukrainiennes et turco-germaniques. Mais elle est avant tout l’occasion pour Luuk van Middelaar de définir la géopolitique par l’articulation de trois notions clés : puissance, territoire, récit. La puissance s’exerce au travers des moyens et ressources dont un acteur dispose. Le territoire correspond aux délimitations géographiques qui constituent tantôt des avantages, tantôt des inconvénients. Enfin le récit fait référence à l’ancrage d’une communauté dans son histoire et correspond à ce qui lie la puissance au territoire.

3Concernant le dossier russe, van Middelaar nous plonge dans le contexte du dilemme eurasien auquel l’Ukraine est confrontée dès la première décennie du XXIe siècle. Trois épisodes amènent l’UE à la prise de conscience de la fragilité de sa géopolitique : le sommet de Vilnius de novembre 2013 ; l’invasion de la Crimée en février 2014 ; la reprise des combats dans le Donbass à partir du 7 janvier 2015. Le premier évènement fait apparaitre un décalage entre les objectifs normatifs de l’Union Européenne (UE) et idéologiques de la Russie. Le deuxième est un tournant car un paquet de sanction est activé, bien que tardivement. Le troisième épisode laisse planer, comme aujourd’hui, la crainte d’une guerre entre puissances nucléaires. Des négociations musclées aboutissent à un compromis. Chaque État a dû user du langage de la puissance. L’enjeu du réveil face à la Turquie va occuper la scène durant les années 2015 et 2016 sous la tristement célèbre expression « crise » des réfugiés. L’analyse porte sur la signature de l’accord UE-Turquie en mars 2016 : une « relation transactionnelle » (p. 25) qui sort l’Europe de son « innocence géopolitique » (p. 25). Pour soutenir la Grèce et ses bordures méridionales, s’est imposée à l’Union la nécessité de parler d’une seule voix, mais aussi de conclure un « pacte » (p. 28) avec « l’autocrate Erdogan » (p. 28). La relance du processus d’adhésion de la Turquie a été le prix à payer pour externaliser le contrôle des voies de migrations. Ces deux crises ont fait redécouvrir à l’Europe de façon tangible le concept de frontière. L’incipit de la première conférence prend ainsi tout son sens : « La frontière, c’est ce qui sert à faire corps » (Régis Debray, cité p. 11).

  • 1 L’objectif de cette stratégie est d’éradiquer totalement le coronavirus.

4La deuxième décrypte l’inversion du rapport de force géopolitique de l’Europe face à la Chine. Elle met l’accent sur les trajectoires parallèles des deux entités. Son propos s’ouvre sur la crise du Covid-19. Tandis que l’Histoire avait accoutumée les peuples du Vieux Continent à l’aide américaine, c’est plutôt la Chine de Xi Jinping qui a joué ce rôle de « béquille » (p. 36) des systèmes de santé européens. Face à la crise, l’UE a été forcé d’infléchir sa croyance (c’est-à-dire les habitudes de fonctionnement) dans les traités et les procédures. van Middelaar en conclut : « Une réalité s’impose : dans une pandémie, les lois de l’économie de guerre priment celles de l’économie de marché » (p. 36). La particularité d’une maladie infectieuse, ajoute-t-il, est qu’elle offre des possibilités inédites de discréditation ou de légitimation des acteurs impliqués, en particulier des États et des organisations internationales, dans le cadre de luttes géopolitiques. Ainsi, le gouvernement chinois a-t-il travaillé à démontrer la vertu de ses solutions (entre autres, la stratégie « zéro covid »1) pour faire face à la crise. L’espace public européen s’est retrouvé pris en étau dans une bataille des images qui opposait la propagande chinoise sur l’efficacité et la réactivité de ses dirigeants au narratif complotiste et va-t-en-guerre de Donald Trump.

  • 2 Kuka est une entreprise allemande qui fabrique des robots destinés à l’industrie.

5La dernière partie de cette conférence met en perspective la pandémie. van Middelaar effectue un retour en arrière au XIXe siècle, un temps où la puissance de feu occidentale était l’instrument colonial de ce qu’elle nommait sa « mission civilisatrice ». Conscient de l’importance crucial du récit comme instrument géopolitique, le Parti Communiste Chinois (PCC) n’a jamais oublié ce « siècle de l’humiliation » qui figure désormais dans les jalons de son histoire officielle. En 1949, Mao Zedong y mettait un terme avec sa prise du pouvoir, avant que Deng Xiaoping ne lance en 1978 les Quatre Modernisations. Au moment de la crise de la zone euro, la Chine dépasse le Japon dans la hiérarchie des puissances économiques mondiales. Xi Jinping inaugure en 2013 la Belt & Road Initiative (BRI). Il rachète en en 2016 le port grec du Pirée. La même année, il acquiert Kuka, le « joyau technologique allemand pour une somme record de plus de 4,5 milliards de dollars »2 (p. 45). C’est ce que van Middelaar appelle le « choc Kuka ». Car ce n’est qu’à partir de ce moment que l’Europe prend communément conscience de la menace stratégique qui pèse sur elle. L’année suivante, elle emprunte la voie d’un revirement stratégique en instaurant un mécanisme de contrôle des investissements étrangers (2017-2019). La pandémie de covid constitue donc un « troisième choc » (p. 46) participant à la redéfinition des rapports entre puissances et donc au réveil géopolitique de l’Europe. Ainsi, le Conseil Européen a promue à l’automne 2020 la notion « d’autonomie stratégique » (p. 46), pourtant longtemps restée tabou en raison du danger qu’elle fait peser sur le lien transatlantique en raison de la possibilité d’une rupture profonde avec l’allié historique américain qu’elle ouvre.

6Dans sa troisième conférence, Luuk van Middelaar effectue un détour par la relation Europe – États-Unis, qu’il place sous le signe de la « solitude » (p. 53), au sens où l’Europe a été progressivement délaissée par les États-Unis.

  • 3 Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990.
  • 4 Pour l’auteur, il est question de « tabou » car la frontière « évoquait la guerre ». Pour une illus (...)

7L’auteur développe une réflexion sur les notions d’espace et de temps. Pour la première, il mobilise les distinctions de Michel de Certeau3 entre espace (nomos) et lieu (topos). Tandis que l’espace est mouvant et donc essentiellement instable, le lieu correspond plutôt à un endroit délimité, un havre « telle une maison où les gens se sentent chez eux » (p. 56). Le Brexit devrait être interprété de ce point de vue : il serait l’expression de la volonté d’une part des Britanniques de retrouver un lieu protecteur face à l’Union Européenne considérée comme un espace abstrait et contraignant. Partant de cela, Van Midelaar considère que « la géopolitique appelle un tournant topologique » (p. 58) et nécessite de lever le tabou des frontières pour envisager leur fermeture4. Il en va de même pour le temps : le chronos, universel et abstrait, s’oppose au kaïros, moment délimitée par des bornes. Avant les crises de 2008 et du Covid-19 « le continent s’est positionné hors du temps », c’est-à-dire hors des épisodes de crises qui impactaient le reste de la communauté internationale. (p. 58).

8Une fois ces notions posées, l’auteur se demande comment l’Union se définit par rapport à l’Amérique de Joe Biden. Pour y répondre, il s’intéresse à « trois positionnements différents » (p. 60). Tout d’abord, « l’après-Trump ». Il assimile le mandat du 45e Président des États-Unis à une « expérience de vulnérabilité » pour l’Europe. Certes, il y a déjà plus d’une décennie que l’Europe éprouve ces fragilités. Mais Donald Trump a été un catalyseur en rompant « l’enchantement narratif » d’une Alliance atlantique indéfectible et sincère. « L’après pax-americana » est la deuxième rupture. Elle est post-atlantique et correspond au découplage progressif entre intérêts nationaux américain et bien public mondial. Longtemps, les deux avaient été considérés comme plus ou moins identiques. Mais deux points de bascule ont conduit à les rendre parfois antagonistes, entrainant l’abandon du rôle de gendarme du monde des États-Unis. Le premier est géographique et correspond à l’expansion de la Chine qui a conduit à la provincialisation de l’Europe. Le deuxième est propre à la démographie étasunienne qui n’a pas vécu la naissance héroïque de l’Alliance au XXe siècle. Enfin, la troisième rupture est celle de « l’après fin de l’Histoire ». Cela signifie d’après l’auteur que l’Occident est une construction sociale en cours d’effritement. Mais elle tarde à y réagir, à l’inverse de l’allié américain depuis le pivot asiatique entrepris par Barack Obama en 2008 : désormais, 60% des troupes de la marine et de l’armée de l’air américaines sont positionnées dans le Pacifique et les académies militaires ont une obligation de consacrer la moitié de leurs cours à la Chine : l’Europe est seule.

9Dans la dernière conférence van Middelaar étudie la mission qui attend les européens afin de parachever leur mue géopolitique. C’est dans le miroir des trois atouts stratégiques de la Chine qu’il examine des pistes d’évolution possible de l’Europe : le centralisme de la décision ; l’intégration des sphères économiques et politiques ; la vision à long-terme. Il estime que le centralisme de la décision à la chinoise est « hors de portée de l’Europe » (p. 76). Ensuite, là où économie et politique sont fortement intégrées à Washington et à Pékin, l’Union Européenne est caractérisée par une sectorisation de ses policies dont il est parfois difficile de saisir le fil conducteur. Enfin, la vision à long terme, par-delà les cycles électoraux, semble un atout possible. Cependant, le projet européen ne dispose toujours pas de grande vision d’ensemble. Or, cette absence est largement préjudiciable si l’on se réfère, comme le fait l’auteur, à Michel Foucault et au lien qu’il établit entre discours et pouvoir. Certaines élites gouvernantes de l’Union commencent à avoir conscience de ce manque et de la nécessité de faire exister un discours européen dans la « guerre mondiale des récrits » (selon l’expression utilisée par le représentant de la diplomatie européenne Josep Borrell au printemps 2020).

10Pour finir, le philosophe propose de revisiter les notions de topos et de kaïros à l’aune du récit européen. Pour Régis Debray, rappelle van Middelaar, « un peuple, c’est une population, un contour et des conteurs » (p. 86). D’un côté, il faut oser tracer une frontière statique, sans retomber dans la logique de l’européanisation. L’auteur considère en effet que « plutôt que de regarder ceux de l’autre coté comme des Indiens ou des barbares qui attendent d’être civilisés, nous ferions mieux de les considérer comme des égaux – ce à quoi invite la ligne politique de la border » (p. 87). D’un autre, il faut reconnaitre dans le passé de l’Europe un projet géopolitique, et pas seulement normatif et commercial. Pour s’offrir cet angle de vue, il est nécessaire d’après lui de changer le protagoniste du récit : non plus l’UE mais l’Europe en tant qu’entité géopolitique et civilisationnelle.

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Notes

1 L’objectif de cette stratégie est d’éradiquer totalement le coronavirus.

2 Kuka est une entreprise allemande qui fabrique des robots destinés à l’industrie.

3 Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990.

4 Pour l’auteur, il est question de « tabou » car la frontière « évoquait la guerre ». Pour une illustration de son idée, voir son interview par La Croix, le 28/04/2021 : https://www.la-croix.com/Monde/Luuk-van-Middelaar-LOccident-notion-depassee-2021-04-28-1201153156.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ali Choukroun, « Luuk van Middelaar, Le réveil géopolitique de l’Europe », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 08 juillet 2022, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/57129 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57129

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Rédacteur

Ali Choukroun

Doctorant en science politique à l’université de Lyon, IEP de Lyon, sur le thème de la gouvernance de l’innovation biomédicale au prisme des essais cliniques.

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