Nicolas Henckes et Benoit Majerus, Maladies mentales et sociétés. XIXe-XXIe siècle
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1Comment les sociétés occidentales contemporaines ont-elles appréhendé le phénomène des maladies mentales depuis le XIXe siècle ? Et comment les sciences humaines et sociales ont-elles, depuis les années 1970, analysé et interprété ce rapport de nos sociétés aux maladies mentales ? C’est à partir de ces deux questionnements que le sociologue Nicolas Henckes et l’historien Benoit Majerus ont construit leur synthèse historiographique de « l’histoire des maladies mentales et de leur traitement social à l’époque contemporaine » (p. 3), la première du genre. Pour ce faire, les auteurs ont choisi de structurer l’ouvrage en quatre chapitres correspondant aux quatre principales dimensions du rapport que nos sociétés entretiennent avec les maladies mentales : « espaces », « savoirs », « pratiques » et « expériences ».
2Le premier chapitre, consacré aux espaces de la psychiatrie, rappelle à quel point la prise en charge et l’expérience de la maladie mentale sont étroitement liés aux agencements spatiaux et institutionnels dans lesquelles elles s’inscrivent. Au XIXe siècle, le lieu emblématique du traitement de la folie est l’asile. S’appuyant sur la théorie de l’isolement, selon laquelle l’institution asilaire fonctionne comme un moyen de traitement et de guérison, et sur une vision optimiste de l’amélioration des individus par l’éducation inspirée de la philosophie des Lumières, l’enfermement devient progressivement une pratique dominante dans la prise en charge des maladies mentales au XIXe siècle. Les historiens ont largement investigué le fonctionnement interne de ces institutions, entre discipline, thérapie et vie quotidienne, pour mettre en évidence sa fonction panoptique, le rôle de l’architecture dans le classement des individus, l’importance de la matérialité et des objets dans l’expérience de la folie, etc. On voit néanmoins s’affirmer un premier moment « antipsychiatrique » dans le dernier tiers du XIXe siècle qui témoigne d’une nouvelle géographie psychiatrique incarnée par trois espaces : le jardin, la ville et les colonies. De nouveaux acteurs, de nouvelles catégories médicales et psychologiques et de nouvelles institutions se développent et brouillent le mandat asilaire en s’appuyant notamment sur le thème des pathologies de la civilisation (liées à la vie urbaine, à la vie quotidienne, etc.). À partir des années 1950, la géographie psychiatrique se complexifie : le traitement institutionnel est remis en cause et de nombreuses expérimentations (telle la psychothérapie institutionnelle) voient le jour. S’impose ainsi progressivement l’idée d’une « désinstitutionalisation » qui témoigne en réalité d’une transformation des espaces et des modalités de prises en charge des individus : l’hospitalisation devient un moment dans la vie des personnes et les lieux de la psychiatrie se diluent, conduisant les auteurs à parler davantage de « déshospitalisation » ou de « transinstitutionalisation ».
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3Le chapitre consacré aux savoirs cherche à comprendre les relations entre la production de connaissances sur les troubles mentaux et les contextes historiques et sociaux dans lesquels elle s’inscrit. Les auteurs rappellent qu’au fondement des savoirs psychiatriques, se déploient des pratiques de classification qui circulent entre différents réseaux d’acteurs et d’institutions. Au XIXe siècle, les classifications fonctionnent comme des systèmes locaux attachés aux médecins, qui leur permettent de construire des enseignements et, par-là, d’asseoir leur légitimité. Dans la seconde moitié du XXe siècle, le statut et les usages des classifications évoluent vers une standardisation au niveau international, à l’image par exemple de la troisième édition du DSM publiée en 19801, chaque révision suscitant en retour des controverses qui dépassent de loin les limites de la psychiatrie. D’un point de vue historiographique, les relations entre sociétés et maladies mentales ont été abordées sous différents angles, entre histoires intellectuelles, perspective constructiviste et étude des significations sociales des catégories. La richesse et la diversité de ces travaux témoignent de l’extrême difficulté à résoudre l’énigme du rôle des processus sociaux dans la forme que prennent les phénomènes pathologiques. L’autre versant de cette énigme – la recherche des fondements biologiques des maladies mentales – constitue également un enjeu central durant toute la période étudiée, des hypothèses sur la génétique des maladies mentales au tournant du XXe siècle à l’autorité nouvelle acquise par les neurosciences à l’orée du XXIe siècle. Parallèlement à cette quête d’objectivité des savoirs, la période est aussi marquée par l’affirmation, portée par certains praticiens et scientifiques, de la nécessité de prendre en compte les émotions et la subjectivité, que ce soit d’un point de vue épistémologique ou thérapeutique (à l’image de la psychanalyse).
4Le troisième chapitre, consacré aux pratiques, s’appuie sur des développements récents en histoire de la psychiatrie inspirés de l’histoire des techniques et mettant au cœur de leurs dispositifs d’enquête les négociations et tensions qui fondent les pratiques psychiatriques et leur évolution. Pour cela, ces travaux exploitent de nouvelles sources, notamment les dossiers médicaux. Pendant longtemps, l’histoire des pratiques psychiatriques s’est enfermée dans une alternative peu féconde voyant dans ces pratiques soit un outil de thérapie, de guérison et d’émancipation, soit un instrument de contrôle social, de répression et de normalisation. Or la confrontation avec d’autres types de sources que les discours des psychiatres et médecins permet de nuancer et de préciser les modalités d’exercice de la contrainte, celle-ci étant régulée de plus en plus strictement au cours du XXe siècle (et cela sous l’effet de différents facteurs, dont l’élévation globale du niveau de vie, qui rendent de moins en moins supportable la violence institutionnelle). Sur la question de la guérison, l’historiographie souligne la particularité du champ des maladies mentales quant au sens que les acteurs donnent à cette notion, entre évaluation quantitative (épidémiologie) et objectif de réinsertion dans la cité. Ce deuxième sens, dont l’origine est à situer au tournant du XIXe siècle chez l'aliéniste Pinel, se poursuit aujourd’hui avec le mouvement du rétablissement visant l’autonomie des personnes et valorisant positivement l’expérience de la maladie mentale (à l’image des « entendeurs de voix »). Concernant le développement des psychothérapies, la fin du XIXe siècle est une période très riche. Les méthodes se multiplient (hypnose, mesmérisme, suggestion, etc.) et c’est seulement à partir des années 1930 que la psychanalyse s’impose comme méthode dominante. La fin du XXe siècle voit également émerger de nouvelles techniques (méditation pleine conscience, bio-feedback, thérapies cognitives, etc.) dépassant largement le cadre médical et s’inscrivant néanmoins dans un tissu institutionnel de plus en plus clairement défini par les États. Les auteurs abordent enfin la question des médicaments à travers l’analyse du contrôle de la circulation des produits et de leurs effets sur l’esprit. Ils reviennent sur le rôle de la psychopharmacologie dans la définition de la notion même de thérapie ainsi que sur les conséquences de celle-ci sur les pratiques de traitement, tout en rappelant les différentes crises ayant affecté le rapport de la psychiatrie aux médicaments à partir des années 1970.
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5Le dernier chapitre (« Expériences ») s’intéresse aux points de vue des multiples protagonistes en prise avec la maladie mentale. Cette perspective s’est développée dans les années 1970 à partir du constat que ceux-ci étaient victimes de représentations appauvries voire faussées (les asiles comme réceptacle de la misère sociale ou la folie comme expérience féminine). Cette lacune est liée à un important obstacle méthodologique : l’expérience des personnes n’est jamais directement accessible. Pour autant, quelques travaux ont tenté de dépasser cette aporie en soulignant la capacité des individus à résister aux catégorisations et à négocier leur identité, au croisement de divers acteurs et institutions. D’autres travaux ont en outre analysé les pratiques concrètes et quotidiennes des personnes exerçant en psychiatrie, en restituant le rôle central du religieux et en documentant les différents processus de professionnalisation du personnel soignant au cours du XXe siècle. En parallèle, les patients et leurs familles se sont progressivement imposés comme des acteurs autonomes disposant de revendications propres, à l’image du mouvement des « survivants » de la psychiatrie en Amérique du Nord, mouvement progressivement intégré au paradigme médical, à travers notamment le mouvement des usagers et la pair-aidance2.
6Cet ouvrage constitue une synthèse particulièrement éclairante d’un champ de recherche riche et dynamique quoiqu’éclaté. Si le découpage de l’ouvrage en quatre dimensions distinctes parait par moment un peu superficiel, tant ces dimensions sont en réalité nécessairement intriquées, il permet néanmoins de fournir une boussole extrêmement utile dès lors que l’on souhaite investir un objet en lien avec ces questions. Ainsi, enquêter sur une catégorie psychiatrique, par exemple, nécessite autant de s’intéresser aux savoirs produits qu’aux espaces dans lesquels elle circule, qu’aux pratiques sur lesquelles elle s’appuie, et qu’aux expériences qu’elle décrit (qu’elle rend possible ou qu’elle impose). L’ouvrage développe en outre une approche relativement descriptive quant à l’historiographie qu’il mobilise, tout en soulignant les difficultés auxquelles parviennent des visions parfois caricaturales, naïves ou dépassées de l’histoire de la psychiatrie. Il s’impose ainsi comme un repère et une ressource précieuse pour quiconque souhaite affronter ce « grand défi » (p. 110) que constitue la compréhension historique, sociologique et anthropologique de la maladie mentale.
Notes
1 Le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM) est un manuel édité par l’Association Américaine de Psychiatrie (APA) qui propose une classification des troubles mentaux à destination des professionnels. Sur les différents enjeux liés à ce manuel, on pourra se rapporter à Steeves Demazeux, Qu’est-ce que le DSM ? Genèse et transformations de la bible américaine de la psychiatrie, Coll. : Philosophie, anthropologie, psychologie, Les Éditions d’Ithaque, 2013.
2 Le mouvement des « survivants » est un groupe d’ex-usagers de la psychiatrie revendiquant une approche de la maladie mentale et du soin alternative au paradigme psychiatrique, jugé oppressif. La pair-aidance est quant à elle un mouvement qui promeut une forme d’intervention fondée sur le savoir acquis par l’expérience de personnes ayant vécu avec une maladie mentale. En psychiatrie, par exemple, un pair-aidant peut être un ancien patient rétabli du trouble dont il était atteint et qui va se servir de son expérience pour venir en aide aux patients au sein d’institutions.
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Electronic reference
Alex Maignan, « Nicolas Henckes et Benoit Majerus, Maladies mentales et sociétés. XIXe-XXIe siècle », Lectures [Online], Reviews, Online since 08 July 2022, connection on 14 December 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/57119 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57119
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