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Günther Grewendorf (dir.), Chomsky on State and Democracy

Damien Larrouqué
Chomsky on State and Democracy
Günther Grewendorf (dir.), Chomsky on State and Democracy, Baden-Baden, Nomos, coll. « Understanding the State », 2021, 236 p., ISBN : 978-3-8487-7757-0.
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Texte intégral

  • 1 Voir Scott James C., Homo Domesticus. Une histoire profonde des premiers États, Paris, La Découvert (...)
  • 2 Brutalement décédé en septembre 2020, cet anthropologue et économiste hétérodoxe avait notamment pr (...)

1Aujourd’hui nonagénaire, Noam Chomsky reste l’un des intellectuels américains les plus influents des cinquante dernières années. Professeur émérite au Massachusetts Institute of Technology (MIT), ce linguiste et philosophe est connu du grand public pour ses prises de positions très ancrées à gauche. À l’instar de ses collègues universitaires James C. Scott1 ou David Graeber2, il est proche des milieux libertaires nord-américains et en serait même l’une des figures de proue. Personnalité médiatique, Noam Chomsky a eu souvent maille à partir avec les gouvernements conservateurs de son pays, dont il n’a eu de cesse de dénoncer les interventions militaires, notamment en Amérique centrale et au Moyen-Orient. Intellectuel engagé et prolifique, il est l’auteur de plus d’une centaine d’ouvrages. C’est le mérite de ce livre collectif, coordonné par Günther Grewendorf, professeur de linguistique à l’université de Francfort, que de nous permettre de rentrer dans l’œuvre de Chomsky, sous le prisme des sciences du langage et de la philosophie politique, à travers les propositions originales d’une dizaine de chercheurs essentiellement européens qui l’ont sinon côtoyé, du moins lu et enseigné.

2Ce livre s’ouvre sur un entretien exclusif que Noam Chomsky a accordé au coordinateur de l’ouvrage, Günther Grewendorf. On y appréhende très clairement les visions à la fois constructivistes (au niveau épistémologique) et progressistes (sur le plan politique) du philosophe. Pour lui, l’organisation internationale est le produit de relations de pouvoir asymétriques, que seules les mobilisations populaires sont susceptibles d’infléchir dans un sens plus démocratique et social. Interpellé sur la gestion de la crise sanitaire, Chomsky reconnait, certes, que l’investissement de l’État sera toujours préférable à une politique du laissez-faire en faveur des seuls acteurs économiques (en l’espèce, les grandes entreprises pharmaceutiques). Mais il faut aussi émettre l’hypothèse qu’une société basée sur un modèle différent – sous-entendu d’autogestion, par exemple –, aurait pu être tout aussi efficace, notamment si on prend comme perspective l’incurie du gouvernement Trump en la matière. On perçoit là le tréfonds anarcho-libertaire qui sous-tend toute la philosophie de Chomsky.

3Dans l’introduction générale, Günther Grewendorf explore les tenants et aboutissants de la philosophie libérale chomskienne, précisément axée sur l’importance de la culture démocratique et la limitation du pouvoir coercitif de l’État, dont il fait remonter l’inspiration aux réflexions d’un Rousseau ou d’un Wilhem von Humboldt. Très original, le second chapitre s’ouvre sur l’aphorisme chomskien, selon lequel « ce n’est pas la nature humaine qui est problématique, mais ses institutions ». À partir de l’observation des modalités de communication chez les très jeunes enfants, Tom Roeper démontre que ces derniers cultivent une conception universaliste qu’ils acquièrent sans instruction, si bien qu’ils sont naturellement portés vers la coopération. Dans le chapitre suivant, Milan Rai prend pour exemples le zanjera, système d’irrigation traditionnel indonésien, ainsi que l’autogestion dans l’industrie catalane des années 1930, pour démontrer qu’il est toujours possible de bâtir des structures institutionnelles qui ne soient pas fondées sur des logiques capitalistes ou de capture du pouvoir par des intérêts privés. Dans cette même veine, Źeljo Bošković rappelle que le fait de naitre dans un pays donné, sans déterminer notre destin individuel, stimule largement notre capacité à jouir d’une situation personnelle plus ou moins enviable. Nous conviendrons ainsi qu’il semble préférable d’avoir grandi en France plutôt qu’au Soudan du Sud par exemple. Le sentiment d’appartenance qui résulte de notre lien national et des garanties qu’offre l’État dont nous sommes citoyens nous empêche malheureusement d’admettre qu’il serait possible d’organiser la communauté humaine contemporaine sur des bases différentes, qui ne soient pas étatiques en l’occurrence. Michael Schiffmann interroge quant à lui la nature de l’anarchisme chomskien. Partisan de l’autogestion collective, le philosophe américain se méfie des leaders d’opinion, toujours susceptibles de mobiliser les masses au profit de leur ambition personnelle. Plutôt que l’usage de la violence, qui décrédibilise les combats, il prône la résistance passive et la désobéissance civile. Dans un chapitre moins convaincant, Juan Uriagereka retrace, à travers une lecture macro-historique, l’institutionnalisation des droits humains et souligne les contraintes qui pèsent sur leur affirmation universelle, compte tenu de la prévalence des cadres politiques nationaux (National State Framework, au singulier). De son côté, dans une contribution très intéressante empiriquement basée sur le cas français, Jean Bricmont analyse la définition radicale de la liberté d’expression que promeut Chomsky. Ce dernier a notamment défendu le négationniste Robert Faurisson, ce qui lui a valu la réprobation de toute l’intelligentsia française et un ostracisme académique que l’auteur français estime injustifié. À partir des réflexions chomskiennes, Georg Meggle revient pour sa part sur les différentes définitions du concept de « terrorisme » et leur évolution. Relativiste, il étaye la thèse selon laquelle la définition dominante est celle qui s’est imposée sous la coupe des États-Unis et plus largement des pays occidentaux, incapables d’admettre qu’ils pourraient aussi, lors de leurs interventions extérieures, être perçus comme « terroristes » par les populations locales. Enfin, dans le dernier chapitre, Robert F. Barsky reprend les considérations assez optimistes de Chomsky, pour qui la lutte contre les répressions policières, les inégalités sociales ou le racisme institutionnalisé (notamment aux États-Unis) devrait connaître le succès si elle est conduite par la mobilisation collective, avec pugnacité et sur le long terme.

  • 3 Voir Waquet Françoise, « Les “mélanges” : honneur et gratitude dans l’Université contemporaine », R (...)

4En conclusion, soyons clairs : ce livre n’est pas un manuel d’introduction à la pensée de Noam Chomsky. Il ressemble plutôt à un ouvrage de miscellanées qui rend hommage à l’intellectuel et qui aurait pu s’apparenter à ces fameux « mélanges » dédiés à un mentor dans la tradition universitaire3. Abordant des considérations différentes (académiques et politiques, essentiellement) sous des angles disciplinaires divers (science du langage, théorie politique, et relations internationales, notamment), ce livre collectif – et quelque peu décousu – n’en regorge pas moins de nombreuses clefs de lecture, pour qui veut se familiariser avec la production académique de Noam Chomsky mais aussi et surtout mieux saisir la nature de ses convictions militantes.

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Notes

1 Voir Scott James C., Homo Domesticus. Une histoire profonde des premiers États, Paris, La Découverte, 2019 ; compte rendu de Léo Montaz pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.32442, ainsi que Larrouqué Damien, « Repenser la genèse profonde des États. À propos de James C. Scott, Against the Grain. A Deep History of the Earliest States, New Haven, Yale University Press, 2017 », Sens Public, 15 mai 2019, en ligne : http://sens-public.org/articles/1407/.

2 Brutalement décédé en septembre 2020, cet anthropologue et économiste hétérodoxe avait notamment pris fait et cause pour le mouvement Occupy Wall Street. Entre autres, il est l’auteur de l’essai tonitruant Bullshit Jobs. Voir Graeber David, Bullshit Jobs, Paris, Les Liens qui libèrent, 2018 ; compte rendu d’Agathe Lelièvre pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.29421.

3 Voir Waquet Françoise, « Les “mélanges” : honneur et gratitude dans l’Université contemporaine », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 53, n° 3, 2006, p. 100-121.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Damien Larrouqué, « Günther Grewendorf (dir.), Chomsky on State and Democracy », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 06 juillet 2022, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/57069 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.57069

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