Marie-Pierre Bès, La mécanique de l’excellence dans une Grande École. Récit de l’intérieur à l’Institut Supérieur de l’Aéronautique et de l’Espace
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- 1 Pour une présentation de Marie-Pierre Bès : Grossetti Michel, Milard Béatrice, « Hommage à Marie-Pi (...)
- 2 Lefort Luc, Bès Marie-Pierre, « Savoir classer sous influence : l’enjeu social des élèves des class (...)
1Le système d’enseignement supérieur français connaît depuis plusieurs années une restructuration autour de pôles d’« excellence » scientifique et académique, susceptibles de figurer en bonne place dans les classements universitaires internationaux. Dans cet ouvrage publié à titre posthume, Marie-Pierre Bès1 raconte un regroupement de deux écoles d’ingénieurs toulousaines, opéré dans cette logique de classement : la « petite » Ensica et la « grande » Supaéro2 ont ainsi fusionné en un seul établissement, l’Isae, puis l’Isae-Supaéro. En tant qu’enseignante « chargée des SHS », elle narre de l’intérieur « l’histoire d’une “grande” École d’ingénieurs qui cherche à le rester nonobstant sa position géographique en province et l’absorption d’une “petite” École » (p. 10). Elle retrace les actions d’individus qui œuvrent à construire une image « prestigieuse » du nouvel établissement, ainsi que les violences dans les pratiques quotidiennes et les difficultés humaines associées, où l’« excellence » sert de justification à la direction pour imposer ses décisions.
2Dans l’introduction, Marie-Pierre Bès explique sa position, le matériau qu’elle a utilisé et l’histoire de l’écriture de l’ouvrage. Entrée à l’Ensica en 2005, elle a progressivement réalisé qu’elle vivait la disparition de cette école à travers son « rapprochement » avec Supaéro. À partir de 2010, l’auteure a orienté sa recherche sur les réseaux d’ancien·ne·s élèves. Entre 2011 et 2018, elle a accumulé des notes sur les étapes de la fusion. Pour la rédaction de ce livre, elle a choisi un style d’écriture proche du journal, utilisant des extraits organisés chronologiquement pour souligner des processus, sans trop expliciter ses analyses ou tirer des « conclusions sociologisantes », souhaitant « que le lecteur fasse lui-même l’analyse de ce qu’il lit » (p. 18). Elle a également recouru à divers documents, à des archives électroniques et à un annuaire des anciens, pour mieux comprendre la position des différents protagonistes.
3Le récit est découpé en trois saisons, la première débutant à la création officielle de l’Isae en septembre 2007 et s’achevant en juin 2013. Marie-Pierre Bès présente cette phase comme une préparation de l’absorption de l’Ensica, qui doit s’effectuer sans dégât pour l’image, le rang ou le recrutement de Supaéro. Pour cela, la direction joue la montre « entre la finalisation de la disparition du cursus Ensica et son annonce » (p. 104). L’assimilation forcée est euphémisée dans les discours officiels – il n’est question au début que de « rapprochement » – et les enseignant·e·s de l’Ensica reçoivent les informations au compte-goutte. La direction est concentrée à Supaéro et impose des décisions sans tenir compte des avis des personnels. Elle annonce son choix de ne maintenir qu’un seul cursus pour l’Isae, appelé « cursus Supaéro », invoquant arguments invérifiables et contraintes extérieures pour empêcher toute contestation. Des efforts de restructuration des offres de formation et des activités scientifiques sont effectués en interne en vue de faire figurer l’Isae dans les classements internationaux, mais sans réflexion sur la cohérence des cours ou du programme. Personnels et services quittent petit à petit l’Ensica, dont le campus se vide. Il n’y a pas de réaction collective des salarié·e·s, dont les difficultés s’expriment par des maladies et dépressions.
- 3 Par exemple, un consultant polytechnicien diplômé de Supaéro est recruté pour obtenir « une étude i (...)
- 4 Il s’agit plus précisément du concours commun Mines-Ponts qui regroupe plusieurs grandes écoles d’i (...)
4La deuxième saison correspond à l’absorption de l’Ensica par Supaéro, entre septembre 2013 et juin 2016. Pendant cette période, la direction fait avancer la fusion à marche forcée afin de préserver la réputation de Supaéro et de son diplôme, faisant fi des dégâts internes, en particulier du côté de l’Ensica, pour éviter les dégâts externes. Les responsables de l’école multiplient les opérations de communication afin d’envoyer des signes de rassurance à l’extérieur3. La direction annonce son choix de ne recruter les élèves de classe préparatoire que par le concours Supaéro4. Les partenariats se multiplient avec d’autres établissements que la direction juge de rang similaire, ainsi qu’avec des entreprises. Le site de l’Ensica ferme en 2015 et les activités sont rassemblées sur le site de Supaéro. Durant cette période, la gestion des formations est particulièrement complexe pour le personnel.
5La troisième saison, de septembre 2016 à novembre 2018, apparaît comme une période de valorisation économique accélérée du nouvel établissement, rendue possible par le fait que l’absorption de la « petite » école n’a pas été préjudiciable à la « grande ». La direction se montre plus attachée à la renommée de l’Isae qu’à la pertinence de la formation ou aux attentes des élèves. Elle veut avant tout vendre la valeur de l’école, de son diplôme, de sa recherche. Les responsables renforcent encore les opérations de communication, notamment autour des points forts de l’école dans les classements et des diplômé·e·s vedettes. Ils et elles élaborent par exemple des actions pour afficher une soi-disant diversité sociale des élèves, mais sans véritable réflexion sur la nature de cette diversité ni sur ce qu’elle apporte. La direction impose la mise en place d’une comptabilité analytique et pilote la formation selon une logique d’optimisation des ressources humaines et matérielles, traitant les contraintes pédagogiques comme secondaires. Les frais de scolarité augmentent de 135 % entre 2012 et 2017, tandis que se développent des mastères spécialisés, formations lucratives donnant accès à la marque de l’école et à son carnet d’adresse.
- 5 Comme les discours des responsables d’écoles sur l’ouverture sociale des établissements.
- 6 Anteby Michel, L'école des patrons. Silence et morales d'entreprise à la Business School de Harvard(...)
6Marie-Pierre Bès consacre un chapitre à la place des femmes dans l’école d’ingénieurs puis à la dimension militaire de l’établissement. L’Isae est en effet un monde très peu féminin, fait qui est peu questionné ou remis en cause tant par la direction que par les personnels et les élèves. Pour l’autrice, les rares initiatives pour promouvoir l’accès et la réussite des femmes à l’école puis en entreprise donnent « l’impression qu’on “coche la case” » sans véritablement « [prendre] au sérieux […] la question de l’invisibilité des femmes » (p. 303). De plus, le discours interne qui domine renvoie « à une responsabilité strictement individuelle [des femmes] et non à des questions d’organisation ou de politique des écoles ou des entreprises » (p. 304)5. Or, il existe bien un plafond de verre à l’Isae, la direction et les figures de réussite glorifiées étant surtout masculines. La dimension militaire de l’école tient au fait que l’Isae est rattaché au ministère de la Défense. La direction y exerce un pouvoir vertical. En outre, les questions d’éthique qui touchent au caractère militaire de l’institution et aux débouchés futurs des élèves sont euphémisées et la morale est gérée par un silence parlant6.
- 7 Les individus les plus riches ont l’impact environnemental le plus élevé : Kartha Sivan, Kemp-Bened (...)
7En conclusion, Marie-Pierre Bès interroge certains marqueurs associés à une « grande » école, tels que l’usage de majuscules dans l’écriture de certains mots (Ensica ou ENSICA par exemple) et l’ancrage spatial des établissements. Elle décrit notamment des pratiques qui permettent à la communauté de l’Isae de « digérer » son éloignement géographique de la capitale – où dominent les plus « grandes » écoles – comme le recrutement d’intervenant·e·s parisien·ne·s, sans grande considération économique ou écologique7.
- 8 Quelques exemples de passages qui peuvent être compris comme des moqueries : « si je ne fais pas de (...)
8Si le choix de Marie-Pierre Bès de privilégier « le récit descriptif et émotionnel, plutôt que l’analyse et le récit savant » (p. 22) est original, il déroute parfois le lecteur ou la lectrice, qui ne sait pas toujours quoi penser de certains passages. La tonalité qu’elle souhaite « ironique mais juste » (p. 22) de ce récit n’est pas exempte de moquerie8 et livre une vision acérée du « monde des Grandes Écoles » (p. 20) – on peut même se demander si certains passages ne sont pas des règlements de compte.
- 9 Pasquali Paul, Héritocratie. Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-202 (...)
- 10 Delespierre Adrien, « L’usage du monde. Hiérarchie nationale et stratégies d’internationalisation d (...)
- 11 Birolini Christophe, « Un temps bien investi en classe préparatoire scientifique et dans une grande (...)
9Cela étant, cet ouvrage est une plongée audacieuse dans le monde des grandes écoles, faisant ressortir les normes, la violence et les impensés de ce milieu. Marie-Pierre Bès nous laisse un récit de l’intérieur peu commun, qui se démarque des chiffres, des indicateurs et des histoires lissées que les établissements aiment tant mettre en avant9. L’ouvrage regorge d’éléments sur la formation des élites, soulignant la valorisation des mobilités internationales10 ou encore l’usage intensif du temps11 dans ces établissements. Les réflexions de l’auteure sur sa position, son matériau et ses choix d’écriture sont riches et développées.
- 12 « [L’ouvrage] se présente aussi comme une “dénonciation” ou disons un dévoilement des curricula des (...)
- 13 « Le monde des Grandes Écoles est “violent” […]. C’est l’institution qui est violente, non les gens (...)
10En somme, Marie-Pierre Bès nous laisse en héritage un livre de sociologie original sur l’éducation des élites et les transformations récentes de l’enseignement supérieur, qui pourra plaire à la fois dans et en dehors des cercles savants, et dont l’objectif était non seulement de dévoiler le monde des grandes écoles12 mais sans doute aussi d’en dénoncer des aspects qu’elle trouve problématiques13. Son ouvrage peut se lire comme une invitation à faire preuve de courage, de rigueur et de réflexion, mais également à prendre position face aux injustices, dans la recherche comme dans sa vie. À nous maintenant d’y répondre.
Notes
1 Pour une présentation de Marie-Pierre Bès : Grossetti Michel, Milard Béatrice, « Hommage à Marie-Pierre Bès », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 15, n° 1, disponible en ligne : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rac/21263.
2 Lefort Luc, Bès Marie-Pierre, « Savoir classer sous influence : l’enjeu social des élèves des classes préparatoires », journées d’études « La sélection dans l’enseignement supérieur : Politiques, instruments, pratiques », 2019, disponible en ligne : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01987363/document.
3 Par exemple, un consultant polytechnicien diplômé de Supaéro est recruté pour obtenir « une étude indépendante et désintéressée » (p. 115) qui valide l’option du cursus unique. La direction de Supaéro est composée de profils similaires, ce qui pose la question des conflits d’intérêts. Pour aller plus loin : Lascoumes Pierre, Nagels Carla, Sociologie des élites délinquantes. De la criminalité en col blanc à la corruption politique, Armand Colin, 2014, disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/arco.lasco.2014.01.
4 Il s’agit plus précisément du concours commun Mines-Ponts qui regroupe plusieurs grandes écoles d’ingénieurs, dont Supaéro ; l’Ensica recrute sur les concours communs polytechniques (CCP).
5 Comme les discours des responsables d’écoles sur l’ouverture sociale des établissements.
6 Anteby Michel, L'école des patrons. Silence et morales d'entreprise à la Business School de Harvard, Rue d'Ulm, 2015, compte rendu d’Ugo Lozach pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.19913.
7 Les individus les plus riches ont l’impact environnemental le plus élevé : Kartha Sivan, Kemp-Benedict Eric, Ghosh Emily, Nazareth Anisha, The Carbon Inequality Era: An assessment of the global distribution of consumption emissions among individuals from 1990 to 2015 and beyond, Joint Research Report, Stockholm Environment Institute and Oxfam International, 21 septembre 2020, disponible en ligne : https://www.sei.org/publications/the-carbon-inequality-era/. Cependant, ils et elles ne voient pas leurs actions comme problématiques et pensent que leurs capitaux importants leurs permettront d’échapper aux problèmes environnementaux : Cousin Bruno, Chauvin Sébastien, « Is there a global super‐bourgeoisie? », Sociology Compass, vol. 15, n° 6, 2021, disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1111/soc4.12883.
8 Quelques exemples de passages qui peuvent être compris comme des moqueries : « si je ne fais pas des sciences, eux ne font que des sciences de l’ingénieur, na ! » (p. 170) ; « on dirait davantage une activité d’occupation dans une maison de retraite que celle d’une Université. Je suis moqueuse » (p. 239).
9 Pasquali Paul, Héritocratie. Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-2020), Paris, La Découverte, 2021, compte rendu de Christophe Birolini pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.52034.
10 Delespierre Adrien, « L’usage du monde. Hiérarchie nationale et stratégies d’internationalisation des grandes écoles d’ingénieurs », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 228, n° 3, 2019, p. 42-55, disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/arss.228.0042.
11 Birolini Christophe, « Un temps bien investi en classe préparatoire scientifique et dans une grande école d’ingénieurs », Les politiques sociales, vol. 3-4, n° 2, 2020, p. 45-58, disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/lps.203.0045.
12 « [L’ouvrage] se présente aussi comme une “dénonciation” ou disons un dévoilement des curricula des Écoles dites “Grandes”. […] Les établissements dont il est question ici sont publics et financés par les deniers publics et de ce point de vue, chacun est en droit de savoir ce qui s’y passe » (p. 24-25).
13 « Le monde des Grandes Écoles est “violent” […]. C’est l’institution qui est violente, non les gens qui sont à l’intérieur. Du coup, le propos ne vise personne en particulier. S’il vise quelque chose, c’est sûrement cette “société de cour” dont chacun·e est l’un des valets, au service non pas du roi ou d’une reine mais d’un régime dynastique dans son ensemble » (p. 20).
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Electronic reference
Christophe Birolini, « Marie-Pierre Bès, La mécanique de l’excellence dans une Grande École. Récit de l’intérieur à l’Institut Supérieur de l’Aéronautique et de l’Espace », Lectures [Online], Reviews, Online since 29 June 2022, connection on 03 December 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/56892 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.56892
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