Willy Beauvallet, Cécile Robert, Élise Roullaud (dir.), EU Affairs. Sociologie des lobbyistes européens
Texte intégral
1La connaissance des institutions européennes a largement bénéficié d’études portant sur leur fonctionnement, leur personnel et sur les politiques mises en œuvre. De son côté, le lobbying suscite l’intérêt croissant de chercheurs qui l’imposent comme un objet d’autant plus essentiel pour les sciences politiques qu’il conduit à revisiter des problématiques très classiques autour de la définition de l’intérêt général et de la représentation. C’est à l’intersection de ces deux orientations de la recherche que se situe l’ouvrage coordonné par Willy Beauvallet, Cécile Robert et Élise Roullaud. Il regroupe onze contributions, proposées par onze chercheurs, et traite des lobbyistes européens, c’est-à-dire de tous les acteurs œuvrant dans les coulisses d’une Union européenne dont ils participent très activement au fonctionnement. Il se propose par conséquent d’éclairer les profils de ces (nombreux) acteurs, leurs relations avec les acteurs politiques, institutionnels et économiques, ainsi que leur « influence » ou, plus précisément, leur travail quotidien, qui ne résume pas à faire prévaloir l’intérêt des organisations qu’ils représentent.
2Le premier texte, proposé par Cécile Robert, fournit une introduction générale à cette sociologie des représentants d’intérêts à l’échelle européenne. L’auteure livre quelques données quantitatives permettant de cerner le phénomène : 8 000 lobbyistes accrédités au Parlement ; 12 500 organisations inscrites au registre européen de transparence. Elle propose aussi au lecteur un cadre général d’appréhension du phénomène, qui consiste à se déprendre du schème de l’influence pour privilégier l’analyse des interdépendances et des modes de coopération entre les groupes d’intérêts et les institutions qui participent à leur reconnaissance. Deux axes principaux ressortent en tout cas de ce texte introductif : l’analyse du groupe professionnel, des trajectoires et des profils de ses membres ; l’analyse de l’expertise et des savoirs dont disposent ces lobbyistes.
- 1 De récentes enquêtes journalistiques (on peut citer Marc Endeweld, Vincent Jaubert, Fabrice Arfi, D (...)
3On peut toutefois prolonger la réflexion sur la construction de la population des lobbyistes européens, qui correspond en grande partie aux représentations du groupe professionnel que les acteurs eux-mêmes cherchent à promouvoir et à imposer. Elle laisse dans l’ombre ceux qui s’en différencient et œuvrent au sein d’organisations publiques pour favoriser de manière directe ou indirecte des intérêts privés dont ils perçoivent le plus souvent de manière différée des rétributions, comme on a pu l’observer à de nombreuses reprises en France1, y compris pour des membres du gouvernement en exercice. Ce fût le cas au moment de la réforme des retraites avec un Haut-commissaire membre du gouvernement, Jean-Paul Delevoye, qui bénéficiait d’une rémunération non différée émanant d’un organisme œuvrant pour l’instauration d’un système par capitalisation. Cécile Robert rappelle utilement qu’une enquête réalisée en 2017 estimait à 50 % le nombre d’anciens commissaires et à 30 % le nombre d’ex-députés employés par de grandes organisations à l’issue de leur mandat (p. 33). Il s’agit donc là de lobbyistes invisibles, dont on peut supposer qu’ils agissent avec d’autant plus d’efficacité que leurs actions (ou leur simple inaction) à l’intérieur des institutions passent inaperçues, revêtant les atours de la défense de l’intérêt général, loin de tout lobbying labellisé comme tel.
4Marc Milet interroge d’ailleurs cette catégorie de lobbying, promue par les acteurs eux-mêmes, qui conduit à focaliser l’attention sur la question de l’influence exercée alors que l’activité des groupes d’intérêt s’étend bien au-delà de la volonté d’infléchir ou de conditionner la production normative. En amont, elle repose sur la capacité de groupes d’acteurs à se mobiliser pour agir collectivement. La contribution de Marc Milet, consacrée à SMEunited (eurogroupe représentatif de l’artisanat et des PME), montre que l’action peut d’abord viser la reconnaissance du groupe et de son objet. Au moyen de cette reconnaissance, il s’agit d’imposer sa prise en compte dans le cadre des politiques publiques, mais aussi d’induire un renforcement du rôle rempli par l’UE, avec en retour la promotion de valeurs et de dispositifs européens.
5Dans la deuxième contribution, de Sébastien Michon, puis dans la troisième, de Guillaume Courty, se précisent à la fois les profils (origines sociales, cursus, ressources…) et les trajectoires des acteurs. Derrière leur professionnalisation, une autre problématique se dessine, celle des relations entre le « local-national » et l’Europe de Bruxelles. Elle s’appréhende sous l’angle des trajectoires individuelles et des configurations de carrière mais aussi de la transposition de pratiques d’un univers (Bruxelles) à un autre (Paris). Il ressort que contrairement à l’espace bruxellois qui accueille de nombreuses nationalités, l’espace parisien demeure composé d’acteurs nationaux, aux trajectoires hexagonales, même si cette différenciation tend à s’estomper pour les plus jeunes et pour les « nationaux » les plus internationalisés.
6La quatrième contribution, proposée par Yiorgos Vassalos, analyse le rôle joué par l’ESMA (Autorité européenne des marchés financiers) dans la régulation des marchés avec l’élaboration de normes mais aussi comme revolving doors, c’est-à-dire comme lieu de socialisation professionnelle et accélérateur potentiel de carrière permettant aux acteurs de capitaliser des ressources relationnelles pour ensuite rebondir. En retour, il ressort que le travail de l’Autorité repose sur des interactions entre des régulés et des régulateurs, dont les trajectoires s’entrecroisent, contribuant à privilégier les intérêts d’une industrie financière qui tend ainsi à s’autoréguler. La cinquième contribution, d’Eric Cheynis, traite également des carrières, plus précisément de celles des représentants des intérêts de l’industrie pharmaceutique à Bruxelles. Un groupe informel de permanents spécialisés dans le médicament se dessine, composé notamment d’anciens assistants parlementaires, défiant les frontières professionnelles et se coordonnant dans la défense de positions communes.
7La sixième contribution, proposée par Lola Avril, traite des cabinets d’avocats bruxellois et de leur rôle dans les politiques de concurrence. Leurs services dépassent le cadre restrictif des affaires juridiques et recouvrent une offre diversifiée autour des attentes de leurs clients. On retrouve, comme précédemment, des phénomènes de revolving doors pouvant atteindre des proportions importantes de transfuges (jusqu’à 68 %) évoluant dans ces cabinets au point d’induire une évolution de ceux-ci qui les rapproche d’entreprises de conseils. La septième contribution se focalise non plus sur une profession mais sur un secteur : le secteur portuaire. L’auteure, Carole Kerduel, analyse l’européanisation tardive du groupe des représentants d’intérêt de ce secteur, montrant qu’il s’est renforcé en réponse à l’interventionnisme croissant de la Commission.
8Willy Beauvallet propose ensuite d’analyser la défense des intérêts socio-économiques des Outre-mer qui, on le sait, concerne tout particulièrement la France et renvoie à des enjeux très localisés. Prenant comme prisme et comme objet l’association Eurodom qui regroupe des organisations patronales, il analyse son champ d’action et sa composition. Il montre que toute stratégie d’influence requiert la maîtrise des rouages nationaux comme ceux de l’administration communautaire. Dans une étude reposant en grande partie sur une enquête ethnographique menée au sein du bureau des affaires européennes bruxellois d’une très grande entreprise de l’agro-industrie, Armèle Cloteau analyse la stratégie de la firme, consistant à agir prioritairement au niveau européen, et ainsi à reconnaître Bruxelles comme principal terrain d’action. L’auteure renverse également le point de vue pour souligner qu’au-delà de l’expertise apportée sur leur secteur et de la volonté d’en faire valoir l’intérêt, les membres du bureau contribuent à l’acculturation de l’entreprise à l’Europe.
9La dernière contribution, de Slavina Spasova, porte sur les syndicats bulgares. Elle scrute le rôle joué par le référent UE dans les discours syndicaux et l’évolution des pratiques sous l’effet du rattachement à la CES (Confédération syndicale européenne). Cette contribution expose la manière dont des groupes d’intérêt s’approprient l’Europe pour faire valoir leur cause.
10Au final, le lecteur dispose d’une série de contributions rigoureusement documentées, éclairant le monde du lobbying européen sous différents angles qui, à la lecture, révèlent leur parfaite complémentarité. Outre le renouvellement du regard porté sur l’objet « lobbying » qui en résulte, l’ouvrage met en tension de nombreuses problématiques autour des évolutions de secteurs d’activité, des niveaux de leur régulation « local / national / supra-national », des modalités de cette régulation, de la structuration de groupes d’intérêt et de la spécialisation d’acteurs et de groupes d’acteurs dans le domaine des affaires publiques.
Notes
1 De récentes enquêtes journalistiques (on peut citer Marc Endeweld, Vincent Jaubert, Fabrice Arfi, Denis Robert, etc.) offrent des tableaux édifiants de ces conflits d’intérêt au point d’interroger les découpages usuels entre groupes professionnels. Elles permettent de corriger la vision abstraite que les catégories savantes induisent en différenciant lobbyistes, acteurs politiques, avocats-conseils, membres de conseils d’administration d’entreprises, etc.
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Référence électronique
Stéphane Olivesi, « Willy Beauvallet, Cécile Robert, Élise Roullaud (dir.), EU Affairs. Sociologie des lobbyistes européens », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 29 juin 2022, consulté le 16 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/56880 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.56880
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