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Carl Menger, Recherches sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier

Guillaume Arnould
Recherches sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier
Carl Menger, Recherches sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier, EHESS, coll. « Translations », 2011, 574 p., EAN : 9782713222702.
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Texte intégral

1Ce livre de Carl Menger est une œuvre essentielle pour trois raisons. Il traite tout d’abord d’une question qui reste d’une actualité étonnante, la querelle des méthodes (« Methodenstreit »). Menger est, en effet, un des trois auteurs « révolutionnaires » qui a introduit le raisonnement marginaliste en économie et qui est aujourd’hui le fondement de ce qu’il est convenu d’appeler la microéconomie. Avec l’anglais Stanley Jevons et le français Léon Walras, l’économie politique devient la science économique avec comme atome essentiel le raisonnement individuel d’acteurs cherchant à satisfaire leur désirs exprimés sous forme d’utilité (et donc quantifiable).

2L’ouvrage permet de mettre en valeur les différences entre ces trois traditions. Car l’école de Cambridge prolongeant la réflexion de Jevons et l’école de Lausanne issue des travaux de Walras insistent sur la notion d’équilibre pour résoudre les questions économiques, qu’il soit partiel ou général tandis que Menger défend avant tout l’individualisme méthodologique. Pour l’école autrichienne c’est la prise en compte des agents, le subjectivisme, qui est primordiale. On retrouve ici des analyses sociologiques ou d’histoire de la pensée économique qui ont insisté sur les sources d’inspiration scientifique de l’économie néo-classique formulée par la révolution marginaliste : quand les traditions de Jevons ou Walras semblent reposer sur la science physique, l’approche de Menger relève plutôt des sciences naturelles, et en premier lieu de la biologie.

3Les Recherches sur la méthode découlent d’un contexte intellectuel conflictuel en Autriche, puisque Menger doit polémiquer avec la tradition dominante de l’époque, l’école historique allemande, et qu’il souhaite également dépasser les limites de l’économie classique, telle qu’elle a été conçue par Smith ou Ricardo. Ce livre est donc avant tout une arme de guerre académique qui utilise volontiers les armes de la caricature afin de vaincre les arguments des opposants. Le traducteur de l’ouvrage, Gilles Campagnolo, insiste sur le fait que ni Jevons, ni Walras n’auront à s’engager dans une telle démarche. Ce qui marque l’originalité de l’ouvrage, qui vient justifier la publication précédente d’un livre plus théorique sur les principes de l’économie. Menger doit opérer ces clarifications du fait d’une réception assez négative de ses travaux.

4Le fondement de la démarche mengérienne est le refus de la catégorisation collective, qui est l’apanage de l’école historique. Ces concepts sont à l’origine d’une erreur méthodologique car  ce sont des concepts trop flous (l’Etat, le peuple, les classes …). Ils constituent également une erreur politique car, car les concepts collectifs sont indissociables de la place occupée par ceux qui les formulent : des économistes allemands dans une nation en construction. La querelle des méthodes est ainsi, avant tout, un positionnement épistémologique : Menger considère que la science économique doit formuler des théories et chercher à les vérifier plutôt qu’exposer des faits avant d’élaborer une construction intellectuelle. Dès lors, il n’y a pas d’oubli de l’histoire dans la tradition autrichienne, ni de rejet de ses apports. Il s’agit d’une science distincte qui peut éclairer le raisonnement économique mais qui ne doit pas s’y substituer.

5Il faut dans un second temps, saluer le travail de traduction salutaire qui a été réalisé, et qui est d’ailleurs à l’origine de cette nouvelle collection des éditions de l’EHESS. Même s’il est certainement préférable de lire les ouvrages dans leur texte original, on ne peut que féliciter Gilles Campagnolo d’avoir mis à disposition un des textes fondateurs de l’économie néo-classique en langue française. On perçoit ainsi la particularité des concepts de Menger par rapport à ce qu’est devenue la microéconomie d’aujourd’hui. On constate également l’influence qu’a pu exercer l’école autrichienne sur des courants tels que l’économie de l’information ou l’économie comportementale. La rationalité défendue par Menger est ainsi bien plus complexe que celle véhiculée par la vulgate néo-classique. De même, le livre met bien en valeur l’usage raisonné des mathématiques prôné par la tradition de Vienne : il ne s’agit que d’un outil nécessaire, mais absolument pas suffisant pour formuler un raisonnement économique.

6Enfin, le livre de Menger est accompagné d’une véritable réflexion d’histoire de la pensée économique sur l’école autrichienne par un de ses meilleurs connaisseurs, Gilles Campagnolo. Cet outillage critique souligne plusieurs paradoxes. Ainsi, l’école autrichienne relève aujourd’hui d’une approche économique que l’on peut qualifier d’hétérodoxe, car on voit bien que la science dominante ne fait que très peu appel aux enseignements mengériens. Cela découle de l’habile travail de synthèse effectué à Cambridge par Alfred Marshall, qui puise avant tout dans les travaux de Jevons pour proposer une vision systématique de l’économie néo-classique. De plus l’évolution des deux pays, Angleterre et Autriche, au début du XXe siècle explique également que l’école de Cambridge ait pu assoir sa domination et faire triompher sa vision de l’économie.

7On constate avec le traducteur, que ce livre arrive à point nommé, pour remettre en cause le paradigme de l’économie dominante et de ses puissants outils intégrateurs : le mécanisme de marché, l’équilibre, la rationalité parfaite … Ce clin d’œil de l’histoire rappelle que Menger l’a écrit en 1883 à une autre période de crise de la pensée. Campagnolo veut montrer que la tradition autrichienne actuelle qui prône un libéralisme extrême et total, ne correspond pas à la démarche de l’auteur. Ce livre est ainsi riche d’un effort de contextualisation socio-historique, d’un travail bibliographique remarquable et d’une volonté de discussion des enjeux actuels de la méthode économique. On peut ainsi souligner avec malice que la querelle des méthodes est bien vivante aujourd’hui en France avec l’existence de deux grandes associations économiques : l’AFSE (Association Française de Sciences Economiques) et l’AFEP (Association Française d’Economie Politique) dont la différence est la question de l’ouverture aux autres sciences sociales …

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Pour citer cet article

Référence électronique

Guillaume Arnould, « Carl Menger, Recherches sur la méthode dans les sciences sociales et en économie politique en particulier », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 30 mai 2011, consulté le 18 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/5670 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.5670

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Rédacteur

Guillaume Arnould

Professeur agrégé d'Economie gestion - Classe préparatoire à l'ENS Cachan Lycée Gaston Berger - Université Lille 1

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