Lawrence Olivier, Qu’appelle-t-on théorie ? Sur la fonction critique des sciences sociales
Texte intégral
1C’est à dénier aux sciences sociales le statut de productrices de théories que s’emploie Lawrence Olivier dans cet ouvrage d’épistémologie. En introduction, celui-ci pose admirablement son cadre programmatique à travers une pluralité de commentaires et de réflexions sur ce que sont et ce que font les sciences sociales. Alors qu’on nous avait habitué aux débats sur l’opposition entre sciences « molles » et sciences « dures », sur l’impossible formalisation des énoncés scientifiques, sur la polysémie et le nomadisme des objets et des méthodes, la posture critique est ici résolument autre : « Les sciences sociales ont un lien étroit avec la vie sociale plus fort qu’on ne l’imagine. C’est ce que nous soutiendrons ici : les sciences sociales ne sont pas une “science de la société”, comme leur dénomination l’annonce » (p. 20). Le projet est audacieux, mais n’est pas sans susciter quelques problèmes notables.
2Le premier chapitre vise à introduire la notion de fiction théorique, que l’auteur emprunte au philosophe allemand Hans Vaihinger. Selon ce dernier, le fondement du droit reposerait sur l’idée de liberté qui, seule, permettrait de rendre justiciable le délinquant et le criminel. La possibilité de juger et de condamner, essentielle au gouvernement, ne serait possible que par le recours à cette fiction théorique qu’est la liberté. Une fois la sanction proclamée et les prérogatives du gouvernement sauvegardé, elle disparaîtrait, ayant rempli sa fonction. Pour l’auteur, il n’en va pas autrement des sciences sociales. Sur la notion de conditions sociales, par exemple, il écrit : « une fois le principe épistémologique des conditions sociales posé, il ne sert plus à rien sinon qu’à mettre ensemble, à lier selon des modalités formelles ou non, des faits, des évènements, des individus à des évènements pour rendre intelligible une réalité, une époque, ou un fait social » (p. 50). Ainsi, on n’aurait pas affaire ici à des théories, mais à des rationalisations de croyances s’appuyant sur des fictions théoriques. Par exemple, le contrat social (fiction théorique) viendrait justifier rationnellement la croyance selon laquelle la liberté individuelle serait un droit inaliénable.
- 1 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991.
3Le second chapitre constitue pour l’essentiel une réflexion sur la notion de concept. La définition retenue par l’auteur ne provient pas de travaux d’épistémologie contemporaine, elle est celle de Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ?1 Définition idiosyncrasique s’il en est, avec ses « plan en survol », ses « vitesses » et ses « zones de consistance interne », elle implique une rupture franche entre philosophie et science. Le concept serait le propre de la philosophie, le philosophe étant, en conséquence, défini comme le seul authentique créateur de concepts. Quant à la logique et aux mathématiques, elles ne s’occuperaient pas de concepts mais de fonctions. Ainsi, la définition deleuzo-guattarienne est opportune, dans la mesure où elle laisse une case vide que l’auteur s’empressera de remplir. En effet, lorsqu’on considère que les théories produites par les sciences sociales ne sont pas élaborées à partir de concepts, il convient peut-être de leur refuser tout simplement le nom de théorie. Et c’est bien ce que fait l’auteur. Or, si l’usage qui est fait des travaux de Vaihinger ouvre la critique sur un ensemble de réflexion féconde au sujet des sciences humaines, le recours à Deleuze et Guattari paraît quant à lui quelque peu forcé, la chaîne inférentielle ne fonctionnant que si l’on accepte une définition du concept qui est très loin de faire consensus chez les épistémologues.
4Débarrassé et du concept et de la théorie, le troisième chapitre met en scène la question foucaldienne de la gouvernementalité et de la rationalité politique. L’auteur appréhende les « pratiques de gouverner » dans leur dimension immanentes : le pouvoir politique ne doit pas être analysé au seul niveau de l’État, mais plutôt au niveau des formes et des procédures par lesquelles les institutions règlent les conduites de chacun. L’école et l’université ne font évidemment pas exception, ici. On pourrait croire que les sciences sociales sont critiques, contestataires et oppositionnelles. Pourtant, on aurait tort de s’illusionner : « L’opposition, la contestation, la critique ne sont jamais le dehors, l’extérieur d’une rationalité politique […] » (p. 129). En somme, les rationalisations servent à fournir aux sciences sociales les moyens de contribuer, par leurs discours, « au maintien et à la reproduction des formes sociales, y compris celle de la domination » (p. 146). En conclusion, l’auteur se veut toutefois rassurant : « Rationaliser des croyances n’est en soi rien de condamnable sauf à croire qu’en sciences sociales on fait autre chose, scientifiquement plus légitime et politiquement plus souhaitable » (p. 152). Ainsi, dépouillés de leurs concepts et de leurs théories, ceux et celles qui s’adonnent à la recherche en sciences sociales n’auraient donc qu’à se résigner à n’être que des producteurs de discours venant orienter les politiques publiques en mettant en lumière telle ou telle valeur sociale jugée favorablement en un temps et en un milieu donné.
- 2 Comme ce serait le cas, par exemple, dans une phrase telle que : « Nous savons, depuis Bourdieu, le (...)
5En tant que réflexion générale sur le rôle des sciences sociales dans la société, l’ouvrage ne manque pas d’actualité. Les questions que pose l’auteur sont pertinentes et souvent importantes, ses conclusions sont, d’un point de vue pragmatique, raisonnables et admissibles. Toutefois, force est de reconnaitre que la recomposition et les nouveaux partages proposés paraissent quelque peu cosmétiques, en plus de se butter à d’évidentes difficultés. D’abord, une fois qu’on a remplacé « théorie » par « rationalisation de croyance », à quel niveau de langage le changement est-il censé opérer, et pour quels résultats ? Si l’on suit l’auteur, les termes « théorie » et « concept » devraient-ils carrément disparaître des travaux de sociologie, ou cela devrait-il se faire uniquement au niveau de la description épistémologique ? D’autre part, il n’est pas sûr que l’auteur parvienne à réconcilier sa critique avec l’usage qu’il fait lui-même de termes provenant des sciences sociales. Par exemple, il écrit : « En substantifiant un mot — domination, pouvoir, violence symbolique […] —, on laisse croire qu’il explique alors qu’il n’est que la généralisation d’une description empirique ». Il s’ensuit que « sociologues et politicologues », croyant « faire œuvre théorique, se voient jetés du côté des idéologies sociales » (p. 143). C’est une interprétation tout à fait valable et bien exposée, mais alors comment interpréter cette phrase, tirée du même ouvrage : « Nous savons, depuis Bourdieu, ce que comporte de pouvoir et de violence ces systèmes symboliques » (p. 44) ? À quoi réfère ce « savoir » dont l’auteur attribue la paternité à Bourdieu — et qui, à l’évidence, ne relève ni de qualités, ni de quantités ?2 Ne s’agit-il pas d’un savoir conceptuel tel qu’en usent couramment les chercheurs en sciences sociales ?
- 3 Hannah Arendt, La crise de la culture : huit exercices de pensée politique, trad. de Patrick Lévy, (...)
6Tout au long de l’ouvrage, l’auteur n’a de cesse de répéter « qu’une théorie n’est pas une rationalisation de croyance » (p. 142). Certes. Et un talon de chaussure n’est pas un marteau. Il n’empêche qu’aux dires d’Hannah Arendt, un talon de chaussure peut très bien servir à planter des clous dans le mur3. Il est vrai, par ailleurs, que les sciences sociales s’intéressent toujours d’abord aux fonctions (à ce que font les choses, plutôt qu’à ce qu’elles sont), et c’est peut-être là un travers malheureux. Mais admettre que « les sciences sociales, comme disciplines scientifiques, sont parties prenantes des jeux stratégiques et tactiques des rationalités politiques » (p. 128) implique-t-il nécessairement qu’il faille renoncer aux notions de théorie et de concept à leur endroit ? Ailleurs (p. 152-153), on s’étonne d’apprendre qu’à la différence de la fabrique de rationalisations qu’elles seraient devenues, les sciences sociales auraient autrefois rempli une fonction authentiquement critique et libératrice chez Comte et Durkheim. L’auteur ne fournit malheureusement aucun développement supplétif venant donner relief à cette surprenante rupture que, manifestement, personne n’avait vue avant lui. On regrettera également que ne soit pas clairement expliquée l’apposition de l’épithète « sociales » en sous-titre du livre, entendu que « Les sciences sociales ne sont coupables que de faire ce que toute science fait : reproduire l’ordre social, y compris dans ses interventions les plus critiques » (p. 140).
7Malgré ces problèmes de bornage, il faut reconnaître que le texte de Lawrence Olivier ne manque pas de lucidité, notamment pour ce qui a trait à ses mises au point rapides et brillantes sur les médias, la démocratie, la politique, les changements sociaux, le consensus mou de la communauté des sciences sociales, etc. L’état des lieux qu’il nous livre frappe par sa justesse en maints endroits, et le souci de clarté ne fait généralement pas défaut. Nous terminerons avec une remarque de l’auteur dans ses pages conclusives : « Une science émancipatrice serait plus objective si elle permet de rendre compte de la contribution des sciences à la vie sociale. L’argument mériterait un examen sérieux […] » (p. 154). Nous opinons dans son sens et souhaitons qu’il puisse s’y consacrer.
Notes
1 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991.
2 Comme ce serait le cas, par exemple, dans une phrase telle que : « Nous savons, depuis Bourdieu, le nombre de normaliens qui ont obtenu des postes ministériels au cours des dix dernières années, en France. »
3 Hannah Arendt, La crise de la culture : huit exercices de pensée politique, trad. de Patrick Lévy, Paris, Gallimard, 1972, p. 135.
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Référence électronique
Marc-Antoine Fournelle, « Lawrence Olivier, Qu’appelle-t-on théorie ? Sur la fonction critique des sciences sociales », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 mai 2022, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/56223 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.56223
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