Jean-François Bayart, L'énergie de l'État. Pour une sociologie historique et comparée du politique
Texte intégral
1Rendre compte de la formation de l’État dans sa diversité temporelle et spatiale sans tomber dans une perspective occidentalo-centrée, c’est ce que propose cet ouvrage dense (741 pages) qui constitue « un peu […] la synthèse, et sans doute l’étape ultime, d’un long itinéraire » (p. 8) pour son auteur, le politologue Jean-François Bayart. Cette ambition se traduit dans une approche faite d’un grand nombre de comparaisons entre des situations passées et présentes, en et hors du monde occidental, liées par un style de narration fluide usant parfois de métaphores pour mieux « balader » (p. 10) le lecteur dans chacun des six chapitres.
2L’introduction définit l’objectif principal de cette « critique théorique de la formation de l’État » (p. 16) : analyser l’essor du national-libéralisme à l’échelle mondiale à l’aide de trois tendances tenues pour antithétiques dans la littérature, qui forment en réalité une puissante combinatoire depuis le XIXe siècle : l’intégration des sociétés entre elles (sur les plans financier, religieux, culturel, scientifique et technique…), l’universalisation de l’État-nation et la montée des identitarismes et particularismes politiques. L’auteur en fait un « théorème » qui conçoit chaque tendance comme les côtés d’un même triangle, et se donne pour objet d’en exposer les propriétés « dans les termes de la sociologie historique du politique » (p. 18), qui analyse l’État comme un « événement » au sein d’un réel « hétérogène », plutôt que comme une « essence ». L’exposition du théorème repose sur une comparaison synchronique et diachronique d’un très grand nombre de situations, au nom d’un « universalisme latéral » destiné à faire de chaque cas une facette de l’universel (p. 22). Cette approche réintroduit par exemple l’Afrique – dont l’auteur est spécialiste – dans l’universalité politique et relativise la trajectoire européenne en la « provincialisant » (p. 30). La capacité de la démonstration à mettre en parallèle des situations variées pour en tirer des ingrédients récurrents constitue la première force de l’ouvrage.
3Le premier chapitre aborde « l’événement de l’État » comme un « processus d’abstraction » fait de cinq composantes qui se traduisent en différentes « combinatoires » selon les cas et les époques : l’abstraction d’une raison d’État ; celle d’un peuple construit en nation, notamment par la bureaucratisation ; celle d’un territoire, par sa spatialisation ; celle des nombres, par la mise en statistiques du corps social ; et celle du marché, comme « cadre profane et trivial » de cette mathématisation (p. 79-96). L’auteur s’oppose à l’idée selon laquelle l’État serait le produit des seules sociétés occidentales (p. 108), mais se refuse toutefois à donner une définition de l’État, qui serait inévitablement normative et ethnocentrée (p. 73), au profit d’un inventaire des différences. Les analyses de l’absence de frontières naturelles dans l’histoire de la Méditerranée, et de l’invention occidentale des concepts d’Amérique latine, d’Asie et de Moyen-Orient, appuient par exemple la volonté d’échapper aux frontières mentales que représentent les espaces historiques délimités des aires culturelles (p. 149-172).
4Le second chapitre propose de définir les deux « avatars de la domination » que sont l’empire et l’État-nation, en vue d’analyser le passage de l’un à l’autre dans le chapitre suivant. Il dresse une opposition entre deux idéaltypes : l’État-nation impose une domination territorialisée, directe, centralisée, unificatrice, et promeut une conscience nationale exclusive sur des critères essentialistes, alors que l’empire organise une domination indirecte, basée sur la mobilité de ses sujets et l’adaptation aux particularités locales. Empires romain, byzantin, ottoman, des Habsbourg, coloniaux…, le chapitre analyse de nombreux cas de « combinatoires impériales » (p. 242), dont l’historicité évolutive peut aider à sortir d’une autre « dépendance mentale » : celle que nous avons à l’égard du récit évolutionniste de l’État-nation (p. 254). Le troisième chapitre démontre en effet que le « passage de l’empire à l’État-nation » n’a rien de linéaire ni de téléologique. « L’État-nation s’enchaîne et se superpose à l’empire dont il se distingue, plus qu’il ne lui succède » (p. 349). L’auteur souligne les incertitudes du processus de passage à l’aide de plusieurs focales, dont la langue et la musique, à travers notamment l’exemple de l’unification de la langue française et celui du passage d’une musique multiethnique à une musique stato-nationale dans la Turquie moderne.
5Le chapitre suivant montre comment le passage de l’empire à l’État-nation « fabrique de l’inégalité sociale », tant la formation de l’État « repose sur la dépossession politique de ses sujets que réalisent, pour faire vite, le droit et l’impôt, y compris celui du sang » (p. 424). Contre les hypothèses culturaliste et marxiste, qui expliquent les inégalités par une tradition civilisationnelle (p. 346) ou un simple rapport de cause à effet (p. 373), l’auteur montre que l’État fournit l’opportunité pratique d’une accumulation des richesses par les élites (p. 373). Les fortunes personnelles de Richelieu et Mazarin (p. 381), et l’analyse comparée des changements de capitale (Ankara, Brasilia, Yamoussoukro, Abuja…) (p. 383) illustrent une corrélation entre centralisation de l’État et accumulation de richesses que l’on retrouve sur tous les continents. Pour mieux appréhender ce mécanisme, Jean-François Bayart propose de compléter la définition wébérienne de l’État par une pensée de l’énonciation : « Le propre de l’État est le monopole de l’abstraction légitime à laquelle il prétend et qui fonde, dans un second temps, son monopole de la violence légitime sur les gens et sur un territoire donné, gens et territoire qu’il désigne » (p. 391). Cet accaparement de la parole vraie est de nature performative et l’État fabrique les inégalités en définissant les catégories de l’appartenance à la société (p. 398) : genre, âge, ethnie et religion… Il « distribue les insignes de la distinction sociale qui ouvrent les portes, sinon toujours de la respectabilité et de la dignité, du moins du pouvoir et de la richesse » (p. 420). L’auteur propose alors quatre scénarios-types de constitution d’une classe dominante dans son rapport dynamique à l’État, qui se retrouvent combinés dans autant d’assemblages qu’il y a de situations historiques : la « situation thermidorienne » ou « professionnalisation d’une élite révolutionnaire en élite politique » ; la « restauration autoritaire », lorsqu’un bloc au pouvoir résiste à une contestation populaire ; la « révolution passive », quand une élite conserve son contrôle en cooptant des opposants en son sein ; et la « révolution conservatrice », lorsqu’une rupture prend la forme d’une affirmation identitaire, occasion d’ascension sociale et de sentiment égalitariste (p. 429-432). Des exemples aussi divers que la révolution japonaise de Meiji, la formation de l’unité italienne ou de certains États dans l’Afrique postcoloniale servent à illustrer comment de tels concepts peuvent aider à penser ensemble les trois côtés du triangle.
6Le cinquième chapitre analyse la domination comme « une affaire de style » en se focalisant sur les styles d’échanges sociaux, gestes intimes comme formes du pouvoir, qui médiatisent « l’interaction mutuelle généralisée » (p. 469), donc le rapport de l’État à la société. Ces styles étant composites, l’auteur les pense et les illustre à travers un grand nombre d’objets pratiques. Il en est ainsi de la « stylisation vestimentaire » qui accompagne la création des régimes républicain turc (années 1920-1930) et islamique iranien (1979), le premier ayant promu l’habillement occidental alors que le second l’a interdit (p. 482-483). La constitution d’une domination s’ancre par de multiples vecteurs dans un cadre de référence producteur d’inégalité, dans les temps anciens comme de nos jours, dans un contexte où le capitalisme fait émerger un nouveau « type d’homme » normé par le marché (p. 510-518). Le dernier chapitre, intitulé « hégémonie et coercition », analyse alors le consentement des individus à l’obéissance comme procédant de cette abstraction stylistique de l’État. Il prend comme point de départ « l’hypothèse morose » que « la légitimité du pouvoir – la domination, l’hégémonie – repose sur une fiction », qu’elle soit mandat du peuple ou contrat social (p. 586). Les styles d’échanges sociaux mettent en forme des relations dont la violence et la coercition sont partie intégrante, ne serait-ce que parce que « le consensus est en lui-même une violence, en ce qu’il rend celle-ci légitime pour resserrer le spectre de la différence et du conflit » (p. 590). Par exemple, l’analyse montre comment la bureaucratisation des châtiments corporels – dans l’Antiquité comme l’empire colonial britannique – procède de l’abstraction de l’État et la produit. Jean-François Bayart conclut à l’ambivalence du politique dans son rapport à la violence, et à l’obsolescence de distinctions classiques, par exemple entre l’institutionnel et l’informel, le public et le privé, qu’illustre entre autres la symbiose entre institutions politiques et structures sociales dans la formation de L’État en Afrique, titre de l’un des premiers ouvrages de l’auteur (p. 677-678).
7« L’abstraction de l’État mérite-t-elle la considération aveugle, un tantinet sadomasochiste, que nous lui vouons au vu de son terrible bilan humain depuis le XIXe siècle ? » (p. 682). La conclusion est à la fois une mise en garde contre la « production sociale de l’indifférence » inhérente à la bureaucratisation et l’abstraction de l’État en période de globalisation national-libérale (p. 681-682), et un appel à ceux qui désireraient s’emparer des différentes perspectives ouvertes par l’ouvrage « pour construire ou former leur monde » (p. 728). Saisir les événements dans leurs « moments d’historicité », au-delà des périodisations usuelles (p. 701-709), ou observer des institutions sociales et les styles de domination qu’elles sécrètent (p. 709-710) sont des façons d’œuvrer « pour une sociologie historique et comparée du politique », comme y invite le sous-titre de l’ouvrage, contre le nationalisme et le culturalisme caractéristique de notre époque. « Intégration mondiale + universalisation de l’État-nation + identitarisme = globalisation national-libérale (XIXe-XXIe siècles) », telle est pour Jean-François Bayart la « clé d’intelligibilité des tensions identitaires que connaissent le Moyen-Orient, l’Asie du Sud, l’Afrique et l’Europe » (p. 685-686). Le principal mérite de L’énergie de l’État est ainsi d’ouvrir à de nouveaux questionnements en proposant un modèle théorique susceptible d’intégrer de nombreuses comparaisons dans le temps et l’espace, dans et hors du monde dit occidental.
Pour citer cet article
Référence électronique
Xavier Mellet, « Jean-François Bayart, L'énergie de l'État. Pour une sociologie historique et comparée du politique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 mai 2022, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/56189 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.56189
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