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Augustin Landier et David Thesmar, Le prix de nos valeurs

Guillaume Arnould
Le prix de nos valeurs
Augustin Landier, David Thesmar, Le prix de nos valeurs. Quand nos idéaux se heurtent à nos désirs matériels, Paris, Flammarion, 2022, 273 p., ISBN : 978-2-08-025667-6.
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Texte intégral

  • 1 Voir par exemple Convert Bernard, Ducourant Hélène et Eloire Fabien (dir.), « Faire de la sociologi (...)
  • 2 Le lecteur intéressé par les débats d’histoire de la pensée économique pourra consulter Dostaler Gi (...)

1L’analyse économique fait régulièrement l’objet de critiques sévères de la part des autres sciences sociales, en raison d’une vision qualifiée de réductrice1. Depuis les travaux fondateurs du philosophe écossais Adam Smith jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, en passant par la querelle des méthodes entre économistes mathématiciens et tenants d’une approche socio-historique à la fin du XIXe siècle, et plus récemment encore avec les développements d’une économie comportementale qui mène des travaux empiriques pour valider des modèles de raisonnement basés sur l’intérêt des individus, le caractère simplificateur de l’analyse économique a souvent été dénoncé et remis en cause2. Les deux auteurs de cet ouvrage ne l’ignorent pas, mais souhaitent montrer qu’il reste utile et nécessaire d’utiliser la démarche économique et ses outils (les prix, les coûts, l’offre et la demande sur des marchés…) pour enrichir notre compréhension des phénomènes sociaux.

  • 3 Cf. Chenu Alain et Lesnard Laurent (dir.), La France dans les comparaisons internationales. Guide d (...)

2La démarche retenue est originale pour un essai d’économie. Si l’ouvrage comporte de manière assez classique des éléments d’analyse vulgarisés, il intègre surtout un volet empirique qui permet à Augustin Landier et David Thesmar de mobiliser l’économie pour comprendre les valeurs des individus. En s’intéressant aux préférences concrètes des individus, l’étude de cas élaborée par les auteurs consiste à leur proposer des choix précis dans le domaine des libertés, de l’identité, de la culture, de l’équité ou de la compassion, puis à apprécier le prix que les personnes seraient prêtes à consacrer à la satisfaction de leurs préférences. Ainsi, cette démarche se distingue des sondages d’opinion classiques3, car elle repose sur le coût économique que chaque individu attribue à ses décisions. Plus précisément, l’enquête comporte douze questions qui mettent en tension les valeurs des individus de trois pays (France, Allemagne, États-Unis) et leurs conséquences économiques.

  • 4 En référence aux essais d’ego-histoire publiés en 1987 sous la direction de Pierre Nora, où chaque (...)

3Outre cette enquête originale, le ton du livre est lui aussi atypique. Les deux économistes, qui se qualifient de « libéraux », adoptent ici une démarche ego-historique4 pour expliciter leur point de vue et la manière dont leur démarche scientifique s’est construite. Avec cet essai, leur objectif est de montrer en quoi une attention aux coûts et à l’efficacité de l’utilisation des ressources permet d’appréhender les opinions des citoyens et de mesurer leur attachement à des valeurs. Dans cette logique, les auteurs visent à dépasser la distinction entre l’aspect comptable de l’économie (qui ne ferait que mesurer les comportements) et la dimension morale des décisions individuelles (qui reposent sur leurs passions ou leurs idéaux). Ils soulignent par exemple, non sans une certaine malice, qu’il ne suffit pas de démontrer aux citoyens le bien-fondé économique de leurs choix pour modifier leurs opinions. Ce décalage entre les croyances de ceux qui raisonnent sur la base de la rationalité économique et les croyances de ceux qui ne le font pas forme ainsi la base du livre.

4Après avoir montré dans un premier chapitre que les économistes n’étaient pas dans une tour d’ivoire et qu’ils étaient, comme tout un chacun, sensibles aux idéologies et susceptibles de subir des conflits d’intérêt, les auteurs partent du postulat que la connaissance économique n’est pas suffisante pour étudier les comportements sociaux, même si elle reste très influente pour guider les choix individuels, car elle repose sur des outils simples et opérationnels dont les résultats sont vérifiables. Le deuxième chapitre prend ensuite les exemples du Brexit et de l’immigration pour montrer que le décalage entre l’analyse économique favorable à la libre concurrence internationale et les opinions réticentes aux mobilités est souvent mal compris par les économistes. En considérant que les individus s’expriment d’une manière contraire à leurs intérêts économiques, les économistes ne percevraient pas le ressenti des populations en matière de globalisation ou d’immigration. Le troisième chapitre enfonce alors le clou en convoquant la sociologie d’Émile Durkheim pour pointer les effets délétères d’une concurrence généralisée. Ce faisant, les auteurs montrent notamment que les individus sont favorables à l’existence de phénomènes non-réductibles à un processus marchand concurrentiel, et qu’ils prennent en considération des aspects non-financiers comme le prestige ou la cohésion sociale.

  • 5 Méthode notamment décrite par Thaler Richard et Sunstein Cass, Nudge. La méthode douce pour inspire (...)

5Le quatrième chapitre applique ce raisonnement aux débats sur le protectionnisme, ceci en insistant à nouveau sur la manière dont l’économie estime que les échanges mondiaux assurent un accroissement des gains sans tenir suffisamment compte des individus qui y perdent. Considérer que la perte d’un emploi et la disparition d’une entreprise sont compensés par l’acquisition d’un produit moins onéreux ne décrit que de manière imparfaite comment les citoyens réagissent à l’ouverture économique des frontières. Ainsi, de nombreux consommateurs sont prêts à dépenser plus pour favoriser une production de proximité. Le cinquième chapitre décrit alors la manière dont les économistes ont mobilisé la psychologie pour inciter les individus à prendre des décisions plus conformes à leurs intérêts avec le nudge5. Cette approche qui fonde l’économie comportementale et obéit à une logique d’ingénierie (s’assurer que les individus choisissent en connaissance de cause) n’est pas impartiale et entre facilement en contradiction avec les aspirations réelles des citoyens. Le chapitre suivant invite donc à remettre en question la séparation théorique entre la sphère marchande (mue par l’efficacité des échanges) et la sphère morale (préoccupée par le bonheur des individus). Selon les auteurs, ces deux sphères sont imbriquées, et on ne peut réduire ni les choix ni les décisions des agents à un calcul hédonique où l’on mesurerait de manière homogène le plaisir et le déplaisir retiré par une action…

  • 6 Pour avoir accès à cette enquête, le lecteur curieux pourra également consulter le site internet dé (...)
  • 7 Les auteurs distinguent ici les réponses en fonction de variables telles que l’appartenance politiq (...)
  • 8 L’individualisme défend les valeurs d’indépendance de l’individu par rapport au groupe, tandis que (...)

6Dans plusieurs courts chapitres, l’ouvrage revient ensuite sur certains aspects de l’enquête empirique sur laquelle repose le propos des auteurs6. À partir des réponses de 2000 personnes dont les caractéristiques socio-démographiques sont clairement identifiées, les auteurs nous font par exemple découvrir quels types d’individus sont disposés à soutenir un producteur de train local pour préserver l’emploi, quelles contreparties ils jugeraient acceptables pour le financement public d’un musée, ou encore les facteurs qui justifieraient selon eux le recours à l’immigration7. Ils livrent également leurs conclusions sur les possibilités de mise en œuvre des pratiques de responsabilité sociale des agents économiques et de priorisation des dépenses publiques et des impôts en fonction des arbitrages des individus. Parmi les enseignements de leur analyse, on retiendra d’une part que les individus sont conscients du coût économique de certaines de leurs valeurs et peuvent y être moins favorables quand elles deviennent trop chères. D’autre part, les variables socio-politiques se révèlent déterminantes pour appréhender les réponses, dénotant par exemple certains clivages entre les « individualistes » et les « collectivistes »8, ou encore entre la « gauche » et la « droite ».

7Au final, ce livre éclaire la manière dont les économistes conçoivent leur approche scientifique et ce qu’elle gagne à puiser dans les connaissances des autres sciences sociales (en particulier la sociologie, mais aussi la psychologie ou la science politique). On appréciera ce signe d’ouverture, qui permet de dépasser le caractère mécaniste de la science économique et encourage finalement le retour à une économie politique qui prenait en considération les enjeux sociaux et politiques des décisions affectant les ressources et la richesse des nations.

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Notes

1 Voir par exemple Convert Bernard, Ducourant Hélène et Eloire Fabien (dir.), « Faire de la sociologie économique avec Pierre Bourdieu », Revue française de socio-économie, n° 13 ; compte rendu de Guillaume Brie pour Lectures https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/15611.

2 Le lecteur intéressé par les débats d’histoire de la pensée économique pourra consulter Dostaler Gilles, Les grands auteurs de la pensée économique, Paris, Les Petits Matins, 2015 [2012] ; compte rendu de la première édition par Nicolas Méra pour Lectures https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/10550.

3 Cf. Chenu Alain et Lesnard Laurent (dir.), La France dans les comparaisons internationales. Guide d'accès aux grandes enquêtes statistiques en sciences sociales, Paris, Presses de Sciences Po, 2011 ; compte rendu de Pierre Mercklé pour Lectures https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/7646.

4 En référence aux essais d’ego-histoire publiés en 1987 sous la direction de Pierre Nora, où chaque auteur s’efforçait de décrire de manière réflexive son parcours. Cf. Nora Pierre (dir.), Essais d’égo-histoire, Paris, Gallimard, 1987.

5 Méthode notamment décrite par Thaler Richard et Sunstein Cass, Nudge. La méthode douce pour inspirer la bonne décision, Paris, Vuibert, 2010 [2008]. Pour une approche critique, voir Bergeron Henri, Castel Patrick, Dubuisson-Quellier Sophie, Lazarus Jeanne, Nouguez Étienne et Pilmis Olivier, Le biais comportementaliste, Paris, Presses de Sciences Po, 2018 ; compte rendu de Marion Clerc pour Lectures https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/29593.

6 Pour avoir accès à cette enquête, le lecteur curieux pourra également consulter le site internet dédié à l’ouvrage.

7 Les auteurs distinguent ici les réponses en fonction de variables telles que l’appartenance politique ou le niveau d’individualisme des répondants.

8 L’individualisme défend les valeurs d’indépendance de l’individu par rapport au groupe, tandis que le collectivisme est favorable au fait que l’individu s’efface par rapport au groupe.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Guillaume Arnould, « Augustin Landier et David Thesmar, Le prix de nos valeurs », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 09 mai 2022, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/56094 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.56094

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