Cédric Moreau de Bellaing, Danny Trom (dir.), Sociologie politique de Norbert Élias

Texte intégral
1Norbert Élias est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands sociologues et, comme souvent avec les auteurs érigés en « classiques », sa pensée fait l’objet d’interprétations variées, voire contradictoires. Ainsi de sa théorie du processus de civilisation qu’on assimile parfois à une socio-histoire culturelle, quand on ne la conteste pas au titre des violences extrêmes du XXe siècle. C’est l’objectif de ce copieux volume que de revenir à l’œuvre d’Élias pour en retrouver les idées-forces et leur articulation, tout en montrant leur portée pour l’analyse des sociétés contemporaines. Disons-le d’emblée : il est atteint grâce à des articles théoriques, des enquêtes empiriques et des commentaires de traductions d’écrit d’Élias qui reprennent des points controversés, soulignent la valeur heuristique de ses propositions ou travaillent des notions moins abouties de sa sociologie.
2L’ouvrage présente un parcours en cinq parties dont la première soulève le problème du devenir historique. Elle s’ouvre sur un court texte d’Élias qui considère, à travers l’expulsion des huguenots de France, un épisode de violence politique lors de la constitution de l’État moderne. La lecture qui en est donnée par Danny Trom révèle l’un des thèmes à l’arrière-plan de la pensée d’Élias, soit la « fonction de protection » (p. 43) recherchée par les communautés humaines et remplie de nos jours par l’État-nation. D’après D. Trom, cet article n’est pas sans lien avec la tragédie qui se jouait alors en Allemagne : par son attention portée à l’État en tant que détenteur du monopole légitime de la violence, il est même « la première mouture de l’analyse que livrera Élias de la catastrophe allemande » (p. 45). Dans Les Allemands, le dernier livre publié de son vivant, celui-ci a finalement avancé la thèse d’un « effondrement de la civilisation ». L’idée de régression civilisationnelle est interrogée par Dominique Linhardt qui, s’opposant à la lecture en termes de décivilisation, propose d’examiner les épisodes de violence extrême depuis l’intérieur du processus de civilisation. Car, s’il souligne que le changement social se produit bien selon une direction donnée, il fait aussi remarquer que cette évolution n’entraîne pas nécessairement un progrès moral. Autrement dit, la progression de ce qu’Élias a appelé la démocratisation fonctionnelle des sociétés – soit l’atténuation des contrastes entre statuts sociaux (accompagnée d’une augmentation de la différenciation interne des sociétés) – ne les préserve pas des pathologies sociales.
3Comme la première partie, la deuxième commence par un article d’Élias qui étudie la naissance des sciences sociales, intitulé « Sur la sociogenèse de la sociologie ». La contribution que Jean-Philippe Heurtin lui consacre fait ressortir les phénomènes grâce auxquels elles émergent en tant que telles : l’« impersonnalisation des phénomènes observés » (p. 142), la « dénaturalisation des faits sociaux » (p. 143) et la « désidéologisation des connaissances » (p. 144). Instituée grâce à la différenciation d’un groupe de sociologues et à son autonomisation sociale, la sociologie a pour tâche, écrit J.-P. Heurtin, d’« accéder réflexivement [à la démocratisation fonctionnelle] et d’analyser politiquement les voies de son développement » (p. 146). Ainsi, par le geste qu’elle est amenée à faire, la sociologie telle qu’elle est pensée par Élias porte une ambition politique. L’État-nation est le cadre dans lequel se déploie la démocratisation fonctionnelle et Bruno Karsenti, s’appuyant sur le concept éliasien de l’« idéal du nous », éclaire comment s’y est opérée la reconfiguration de l’équilibre entre le « nous » et le « je », non sans plaider pour une sociologie des processus de nationalisation.
4La partie suivante montre, à partir d’enquêtes sur les crises politiques, les bénéfices que la sociologie de l’action peut retirer des perspectives éliasiennes. Se penchant sur les murs de la paix qui, apparus à Belfast au commencement de la guerre civile, ont donné naissance, au début des années 2000, à des professionnels spécialisés dans la gestion des incidents entre les communautés, Théo Leschevin analyse la double contrainte d’intégration et de différenciation dans laquelle sont pris les catholiques nationalistes et les protestants unionistes. D’après lui, leur situation « est caractérisée par une condition de seuil dans l’accroissement de leur intégration respective, et dans la transformation de l’organisation politique des Îles britanniques » (p. 212). Aleksandr Lutsenko, par l’étude de l’élite économique et la mise au jour du « code poutinien » qui régit ses rapports avec le sommet du pouvoir, propose une lecture relationnelle de la domination politique en Russie contemporaine. Il rend ainsi compte de la manière dont se sont installés des rapports de pouvoir asymétriques, acceptés et reconnus. Les attentats suicides de quatre jeunes britanniques à Londres, le 7 juillet 2005, sont au cœur de la contribution de Michael Dunning pour qui ces attentats ne peuvent être expliqués « qu’en tant que partie prenante de conflits d’intégration, l’interdépendance accrue des groupes humains étant susceptible de produire une réaction violente à certaines conditions configurationnelles » (p. 266).
5La quatrième partie pose le problème des comportements au regard des transformations de la modernité et des formes d’autocontrainte. Florence Delmotte aborde la question des identités lors de la pandémie du Covid-19 pour promouvoir, à travers la mise au jour des strates successives qui les constituent, une sociologie historique renouvelée sur ces questions. L’approche défendue consiste à se concentrer sur les processus d’identification et sur les rapports de force qui les sous-tendent. En s’appuyant sur son activité de psychanalyste, Pierre-Henri Castel appréhende quant à lui les états-limites et la souffrance existentielle qui leur est associée comme une conséquence de l’échec des individus à se conformer au nouveau régime des règles sociales d’autocontrainte en place depuis la seconde moitié du XXe siècle. À propos des initiatives éducatives pour lutter contre le harcèlement de rue aux Pays-Bas, Mischa Dekker met au jour les raisons – l’attention aux expériences personnelles et la prise en compte de la diversité sociale – qui guident l’action d’une association désireuse de sensibiliser les élèves, mais se refuse à les moraliser au nom de la valorisation de leur autonomie.
6L’ouvrage se clôt par une partie où Cyril Lemieux s’emploie à distinguer l’idéologie évolutionniste de l’évolutionnisme méthodologique, soit « un évolutionnisme dont les caractéristiques principales sont le holisme, la dénaturalisation des faits sociaux et le recours à l’enquête empirique en ce qu’il permet d’éviter le dogmatisme » (p. 356). Si cette distinction lui paraît nécessaire, c’est que Cyril Lemieux défend l’évolutionnisme méthodologique au nom d’un double gain : analytique par l’accroissement de la distanciation sociologique qu’il autorise, et politique par les réflexions qu’il ouvre sur les formes de régression civilisationnelle rencontrées par les sociétés modernes. Anne Lafont montre quant à elle comment l’art africain a permis à Élias d’éprouver l’universalité du processus de civilisation. Or, nous dit-elle, le résultat est ambivalent : « La théorie d’Élias, certes, bute contre l’art africain qui résiste par son inaccessibilité culturelle, mais sa théorie est aussi renforcée dans son ambition universelle par le fait qu’elle intègre désormais la question interculturelle à ses paradigmes » (p. 400).
7À travers ses contributions riches et rigoureuses, ce volume nous propose donc une lecture à bien des égards renouvelée de l’œuvre d’Élias : ce n’est pas la moindre des réussites que de nous faire redécouvrir un auteur que l’on croyait si bien connaître.
Pour citer cet article
Référence électronique
Grégory Dufaud, « Cédric Moreau de Bellaing, Danny Trom (dir.), Sociologie politique de Norbert Élias », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 mai 2022, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/55963 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.55963
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