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Thomas Lemke, The Government of Things. Foucault and the New Materialisms

Marc-Antoine Pencolé
The Government of Things
Thomas Lemke, The Government of Things. Foucault and the New Materialisms, New York, New York University Press, 2021, 312 p., ISBN : 9781479829934.
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Texte intégral

1Thomas Lemke, spécialiste incontournable de la philosophie sociale de Foucault, livre ici une œuvre composite, entre commentaire rigoureux et spéculation libre, qui risque d’être d’un abord malaisé pour le public français, malgré des propositions intéressantes. Il se donne pour ambition de discuter les « nouveaux matérialismes », puis de les comparer avec la philosophie de Michel Foucault, pour enfin parvenir à sa proposition théorique : le concept de « gouvernement des choses » : les connexions entre les trois parties de l’ouvrage ne vont pas de soi, et surtout, le lectorat français n’a probablement jamais lu une ligne de ce qui constitue le point de départ de la réflexion – les new materialisms.

  • 1 Wolfe Charles T., « Matérialisme ancien, matérialisme nouveau : réflexions sur un néo-matérialisme (...)

2La première partie de l’ouvrage est consacrée à la présentation et à la discussion de ce mouvement intellectuel américain assez méconnu en France : les « nouveaux matérialismes », ou « néo-matérialismes »1, représentés ici par les sous-courants de l’« ontologie orientée vers l’objet » de Graham Harman, le « matérialisme vital » de Jane Bennett, et le « réalisme agentiel » de Karen Barad – ainsi que par certains essais de Bruno Latour et la « théorie de l’acteur réseau », qui semble être leur inspiration commune. Difficiles à définir par un ensemble de thèses communes, tant elles sont hétérogènes, ces théories et les réseaux qui les portent partagent néanmoins une orientation ontologique forte tournée vers la célébration de la matière et de ses propriétés fondamentales, celle-ci se voyant dotée tantôt d’une profondeur et d’une étrangeté irréductible, tantôt d’une forme de vitalité vibrante, tantôt encore d’une agentivité et d’un dynamisme producteur, tout cela devant nous conduire à révoquer la grande partition conceptuelle qui séparerait à tort les humains des non-humains, les sujets des objets, et le vivant de l’inerte. Lemke présente avec une surprenante générosité ces courants avant d’en pointer les limites : la critique prétendument innovante des oppositions sujet/objet ou humains/non-humains sont de vieilles lunes de la philosophie post-kantienne, leurs constructions conduisent à mettre en avant des abstractions vides et tendent à s’empêtrer dans des contradictions performatives (l’ontologie orientée vers l’objet devient par exemple impossible à distinguer d’un pur subjectivisme), et enfin, leur volonté revendiquée de réarmer une pensée critique moribonde s’effondre finalement dans des positions idéalistes ou libérales individualistes très banales, ou bien réintroduit par la bande, et sans le dire, les dualismes anthropocentriques de la Culture et de la Nature, ou de l’Humain et de la Technique. Dans la mesure où la prétention à donner un nouveau souffle et une radicalité inédite à la critique est un élément de légitimation important de ces différents courants, Lemke insiste longuement sur ce point : en dehors des déclarations d’intentions, dans leurs analyses de cas, l’agentivité semble bien retomber du côté des sujets humains ou du social ; mais le refus de ces polarités conceptuelles a un effet de nivellement qui rend les asymétries de pouvoir entre humains et non-humains, ainsi que l’instrumentalisation et la destruction de la nature, impossibles à décrire et analyser – un comble pour des théories qui assoient leur légitimité sur une critique de l’anthropocentrisme de la théorie sociale. Ces différents courants n’ayant jamais eu de véritable crédit philosophique en France, l’intérêt de cette première partie est certes discutable pour la majorité des lecteurs et lectrices philosophes français ; pourtant, on devine que ce qui la justifie aux yeux de son auteur, c’est la grande popularité de ces figures dans le monde anglophone et donc la possibilité de ramener les réseaux de recherche qui les entourent – et dont l’intérêt pour la matérialité de l’ontologie jusqu’à la théorie sociale est tout à fait louable –, vers des bases théoriques plus solides à ses yeux – à savoir, ici la philosophie de Michel Foucault.

  • 2 Notre traduction, pour toutes les citations présentées dans le compte rendu.

3Les deuxième et troisième parties du livre, beaucoup plus susceptibles d’intéresser les lectrices et lecteurs français, entreprennent la comparaison des nouveaux matérialismes (dont la « théorie de l’acteur réseau ») à la généalogie foucaldienne pour en dégager une nouvelle théorie sociale matérialiste. Ici, le parti pris de Lemke est assez original pour être signalé, puisqu’il entreprend de montrer que, de 1975 à 1979 environ, Foucault développe une « analytique plus-qu’humaine du gouvernement » qui offre une réponse beaucoup plus étayée à la demande faite par les nouveaux matérialismes de réinjecter de la matière, du technique et du non-humain, dans la pensée critique. En parlant de « plus-qu’humain » plutôt que de « post-humain », il entend conserver la différence entre humains et non-humains dans la théorie sociale, mais tout de même inclure dans l’analyse les assemblages et interactions complexes qui se nouent entre humains, artefacts, animaux, forces naturelles, etc. Pour cela, il consacre trois chapitres à établir que « la notion de dispositif parvient à saisir la complexité des intrications du matériel et du discursif », que « la compréhension qu’a Foucault de la technologie ne se réduit pas au domaine du social », et qu’enfin « le concept de milieu rend systématiquement compte des pratiques “plus-qu’humaines” » (p. 80)2. La mise en regard de ces trois aspects de la pensée foucaldienne de la fin des années 1970 n’a jamais été faite de manière aussi vigoureuse, les études foucaldiennes ne s’étant que très marginalement intéressées à sa philosophie de la technique. Le commentaire est précis et toujours très juste, mais on peut regretter sa brièveté, puisqu’une partie non négligeable de ces chapitres est dédiée à la comparaison avec les nouveaux réalismes plus qu’à la reconstruction de ce gouvernement des humains et des choses. Lemke s’autorise une libre spéculation parfois bien au-delà des préoccupations foucaldiennes, mais on entend clairement la différence entre les moments de restitution du sens des concepts de Foucault et les passages où ceux-ci deviennent des outils mis au service de problématiques plus contemporaines. Malheureusement, cette nouvelle théorie sociale matérialiste qu’il essaie de construire reste ici très programmatique : il ne s’agit pas d’une « théorie » à proprement parler, mais seulement d’une « proposition productive », d’une « expérimentation », voir d’une « provocation » et d’une « promesse » (p. 13).

4Le dernier chapitre du livre, court mais stimulant, adopte une posture réflexive quant aux conditions d’émergence de toutes les préoccupations dont il a été question jusqu’ici : les nouveaux matérialismes et leur volonté de sortir la théorie sociale de son vieil anthropocentrisme peuvent être interprétés de manière symptomale comme la répercussion dans le monde académique du fait que la rationalité politique du capitalisme contemporain a effectivement eu tendance à ne plus s’encombrer de ces dualismes, mais s’est au contraire construite en incluant la matérialité de la nature et sa force productive propre (le capital naturel, les services éco-systémiques) dans son calcul de la valeur ou dans ses mécanismes de régulation. Là encore, il s’agit plus d’une suggestion que d’une démonstration appuyée sur des analyse économiques précises, mais elle est à retenir, fût-ce à titre d’hypothèse.

5Finalement, l’ouvrage pourrait être précieux d’abord pour les lectrices et lecteurs qui cherchent une synthèse critique des philosophies néo-matérialistes, mais aussi pour celles et ceux qui cherchent les cadres théoriques les plus adaptés pour penser la matérialité de l’ordre social, son étayage technologique et son branchement sur les forces de la nature : la réflexion de Lemke est sur ce point intéressante, même si on peut regretter qu’elle soit noyée par la discussion de Barad, Bennett, Harman et Latour, et se réduise à quelques perspectives programmatiques.

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Notes

1 Wolfe Charles T., « Matérialisme ancien, matérialisme nouveau : réflexions sur un néo-matérialisme contemporain », in Lire le matérialisme, Lyon, ENS Éditions, 2020, p. 213-235.

2 Notre traduction, pour toutes les citations présentées dans le compte rendu.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marc-Antoine Pencolé, « Thomas Lemke, The Government of Things. Foucault and the New Materialisms », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 04 mai 2022, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/55945 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.55945

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Rédacteur

Marc-Antoine Pencolé

Doctorant en philosophie au Sophiapol (Université Paris Nanterre), ATER de philosophie (Université de Paris, faculté de santé, laboratoire ETREs).

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