Alfred Spira, Nicolas Leblanc, Santé. Les inégalités tuent
Texte intégral
- 1 Ulrich Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001 [1986].
1Mieux vaut être riche et bien portant que pauvre et malade, comme dit l’adage. Derrière l’évidente banalité de cette hiérarchie d’états se trouve un deuxième niveau de lecture, les deux couples de qualificatifs vont de fait souvent ensemble dans la réalité, et avec une série d’autres. La pandémie de Covid-19 l’a ainsi douloureusement rappelé, cette maladie ne frappe pas également tous les groupes sociaux – comme bien d’autres maladies et calamités dites à tort « naturelles », du reste. N’en déplaise à Ulrich Beck et ses contempteurs qui avaient affirmé il y a déjà plus de trois décennies l’entrée dans une « société du risque »1, où les principales menaces (terroristes, nucléaires, écologiques, etc.) faisaient désormais fi des frontières nationales et sociales, force est de constater que les « catégories zombies » (classes, nations, etc.), ainsi que le défunt sociologue allemand les avait qualifiées, bougent encore. C’est particulièrement le cas en matière de santé, où non seulement les inégalités socio-économiques demeurent particulièrement criantes, mais où le manque d’intérêt dont elles font l’objet est aussi une source majeure d’inefficacité dans la prise en charge des diverses pathologies. Dans ce petit mais important ouvrage au titre éloquent, c’est ce que rappellent et démontrent avec force Alfred Spira et Nicolas Leblanc, tous deux médecins et engagés de longue date pour la prise en compte des variables sociales dans les stratégies de santé publique.
- 2 Voir, entre bien des travaux : Nicolas Duvoux et Nadège Vezinat (dir.), La santé sociale, Paris, PU (...)
2Comme le notent d’emblée les deux auteurs, les déterminants de santé sont non seulement très nombreux mais également en étroite complémentarité, qu’il s’agisse de l’éducation, des revenus, des conditions de travail, du logement ou des comportements de consommation, et l’on en passe. Or, il importe de s’efforcer de démêler l’écheveau de ces multiples facteurs afin de mieux prendre en charge la santé de toute la population, dans les actions non seulement de soin mais aussi de prévention et d’éducation. C’est ainsi pour une alliance renforcée entre médecine et sciences sociales que ces auteurs plaident, une main tendue aux sociologues que certain·es sont déjà bien disposé·es à saisir2, tandis que l’inflexion d’espérance de vie et l’accroissement des disparités face à la santé ont conduit certains chercheurs états-uniens et britanniques à souligner très sérieusement l’existence d’un « shit-life syndrom » (littéralement « syndrome de la vie de merde »).
3L’ouvrage se divise en trois parties de longueurs inégales. Intitulée « Comprendre les inégalités sociales de santé », la première se veut plus conceptuelle et méthodologique, même si elle expose également un nombre certain de données empiriques. Après quelques rappels définitionnels toujours bienvenus concernant certaines notions apparemment aussi basiques que les inégalités ou la « bonne santé », les auteurs rappellent que l’espérance de vie constitue un indicateur synthétique qui, en dépit de ses limites – que permettent en partie de surmonter des indicateurs complémentaires comme ceux d’espérance de vie sans incapacité ou « en bonne santé » –, permet d’emblée d’éclairer un certain nombre de disparités face à la santé entre différents groupes sociaux, ainsi que certains fléaux comme la « crise » des opioïdes aux États-Unis. S’appuyant sur une déjà abondante littérature internationale en la matière, Alfred Spira et Nicolas Leblanc dressent ensuite un état des lieux des connaissances concernant certains facteurs déterminants des inégalités sociales de santé : le revenu, le genre et les migrations, en particulier. Cependant, soulignent-ils, la mise en évidence d’un gradient social de santé, autrement dit d’une corrélation entre position sociale et état de santé, est une entreprise à la fois essentielle et compliquée, tant les variables en jeu sont souvent entremêlées, et les facteurs de confusion, qui ne tiennent pas à la position socio-économique, également omniprésents, à commencer par le bagage génétique de chacun·e. Il reste néanmoins un certain nombre de « lois » générales en la matière que permettent de dégager l’état des connaissances sur le sujet, à savoir que si « la santé peut difficilement se résumer à un seul indicateur », les inégalités sociales face à cette dernière constituent un phénomène ancien et général, qui tend à s’accroître au fil du temps et à mesure que les inégalités en général augmentent, et qui sont d’autant plus marquées qu’elles concernent des maladies pour lesquelles il existe des modes de prévention et de traitement (p. 44).
4La deuxième partie, la plus touffue de l’ouvrage, propose un état des lieux de ces inégalités en France. Les auteurs passent ainsi en revue plusieurs dimensions des inégalités de santé en livrant au passage un certain nombre de statistiques clés concernant les inégalités dans ces domaines : revenus et patrimoines, éducation – qui, insistent-ils, constitue une variable cruciale en la matière –, habitat, emploi et travail et isolement, avant de se pencher sur les conduites à risque : les différentes addictions, l’alimentation et la sédentarité. Ils font, pour finir, le point sur d’autres dimensions plus ou moins connues, et quoi qu’il en soit entourées de nombreuses confusions, comme les inégalités territoriales, environnementales ou encore de genre, notamment celles qui découlent des stéréotypes amenant à des biais dans les prises en charge des patientes à leur détriment.
5La dernière partie de l’ouvrage est enfin consacrée à dresser des « perspectives » pour traiter ces inégalités sociales de santé, à la fois multiples et imbriquées. « Perspectives » est ici à entendre au double-sens de regard vers des expériences étrangères et d’idées à développer dans un futur que l’on espère proche. Après être revenus sur la manière dont l’épidémie de Covid-19 a mis en exergue les inégalités sociales de santé, différemment cependant selon les situations nationales, Alfred Spira et Nicolas Leblanc recensent un certain nombre de principes d’action dans ce domaine. Ils rappellent tout d’abord l’importance des politiques sociales qui peuvent tout autant réduire qu’augmenter les inégalités sociales de santé. Il importe donc en premier lieu d’être attentif aux effets de celles-là sur celles-ci, y compris les plus inattendus, contrairement à ce qui est fait actuellement. Il convient ensuite d’adopter une approche intersectionnelle considérant conjointement le genre, la classe sociale et l’assignation « ethnique » des personnes pour mieux comprendre comment les inégalités face à la prévention et aux soins se fabriquent, afin d’élaborer des réponses appropriées. En particulier, plaident les auteurs, il est crucial d’adapter le système de santé à la prise en compte de la diversité culturelle, sociale et linguistique des patients par les professionnels, ce qui profiterait non seulement aux migrants, mais aussi plus largement à la population dans son ensemble. Enfin, il importe de renforcer la recherche sur ces enjeux, notamment en ce qui concerne les facteurs environnementaux de santé et leurs interactions avec les variables sociales, et sur les inégalités de santé elles-mêmes. Alfred Spira et Nicolas Leblanc passent ensuite en revue plusieurs initiatives étrangères inspirantes pour lutter contre les inégalités sociales de santé, à commencer par les préconisations figurant dans le Black Report britannique de 1980, malheureusement resté lettre morte avec l’accession des Tories et de Margaret Thatcher au pouvoir au moment de sa confection. Presque deux décennies plus tard, à la faveur du retour des Travaillistes, la commission Acheson a cependant initié une stratégie ambitieuse en la matière, même si les résultats se sont avérés décevants, notamment en ce qui concerne les inégalités territoriales et de classe. Même bilan pour les stratégies similaires qui ont été également déployés dans certains pays d’Europe du Nord, peut-être parce que la communication a primé sur les moyens réellement déployés, suggèrent les auteurs. La France n’est pas totalement en reste puisque plusieurs rapports du Commissariat général au Plan ont traité le sujet dès les années 1970, avant qu’un rapport du Haut Conseil de la santé publique ne dresse un tableau d’ensemble des inégalités sociales de santé en 1994, qui a sans doute favorisé l’adoption de diverses initiatives réglementaires en la matière, comme l’adoption de la CMU-C en 2000, aujourd’hui fondée dans la Protection universelle maladie (PUMA), mais là encore les efforts ne suivent pas les constats et discours.
6En un mot, c’est à un véritable changement de paradigme sanitaire qu’appellent les auteurs: « il est nécessaire de cesser de passer autant de temps à l’évaluation et à l’optimisation technocratique des services de santé pour mieux écouter, éduquer, faire de la recherche, prévenir les maladies » (p. 127), tout cela en transformant le rapport entre soignants et patients pour aller vers une véritable démocratie sanitaire. Vaste programme, dont la crise dont nous sortons à peine a rappelé toute la pertinence, en même temps que l’interdépendance de la société en matière de santé comme en d’autres domaines, mais dont il est à craindre qu’il ne figure pas pour autant dans les priorités du prochain gouvernement.
Notes
1 Ulrich Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, 2001 [1986].
2 Voir, entre bien des travaux : Nicolas Duvoux et Nadège Vezinat (dir.), La santé sociale, Paris, PUF, 2022.
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Référence électronique
Igor Martinache, « Alfred Spira, Nicolas Leblanc, Santé. Les inégalités tuent », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 mai 2022, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/55824 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.55824
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