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Antoine Schwartz, Le libéralisme caméléon

Baptiste Gauthey
Le libéralisme caméléon
Antoine Schwartz, Le libéralisme caméléon. Les libéraux sous le Second Empire (1848-1870), Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, coll. « Les Cahiers de la MSHE Ledoux », 2022, 448 p., préface d'Éric Anceau, ISBN : 978-2-84867-862-7.
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Texte intégral

  • 1 Pour une analyse poussée et complète de l’historiographie de « l’empire libéral », voir Éric Anceau (...)

1Dans la droite ligne du renouvellement récent de la littérature historique sur le Second Empire et « l’empire libéral »1, l’ouvrage d’Antoine Schwartz apporte un éclairage essentiel et novateur sur cette période de l’histoire, dont on sous-estime encore trop l’importance dans l’évolution de la pensée libérale française. En s’écartant des canons de l’historiographie des idées traditionnelle, l’auteur fait un pari méthodologique audacieux mais fécond, même si nous verrons qu’il n’échappe pas à la critique.

2Tout d’abord, ce n’est pas une histoire du libéralisme, mais bien des « libéraux » et du thème de la « liberté » au sens large, que nous propose cette étude. La problématique centrale de l’ouvrage est d’ordre sémantique, puisqu’elle nous amène à interroger ce que signifie « être libéral » sous le Second Empire. Loin de considérer qu’il soit possible d’extraire une doctrine claire, homogène et cohérente des productions intellectuelles de tous ceux qui se revendiquent « libéraux » ou « défenseurs de la liberté », Antoine Schwartz insiste plutôt sur les ambiguïtés et les complexités dont le terme est porteur.

3Dans la première partie (chapitres I et II), l’auteur explore la formation d’une opposition dite « constitutionnelle » à l’empire autoritaire. Dans les premières années de l’empire, cette opposition se fait à la marge du débat politique puisque les opposants au régime refusent de prêter serment. Mais à partir de 1857, certains libéraux remettent en question cette stratégie de « retrait de la vie politique » et affirment leur volonté d’action : c’est le début de l’opposition constitutionnelle (en ce sens qu’elle accepte le cadre des institutions de l’empire plutôt que de refuser de reconnaître le régime).

4Dans la seconde partie (chapitres III et IV), Antoine Schwartz analyse la formation de cette opposition constitutionnelle par le biais de « l’union libérale ». Il montre que cette union est issue d’un rapprochement progressif entre d’anciens adversaires orléanistes et démocrates modérés contre l’empire, dans un contexte de recomposition et de complexification de l’offre électorale, derrière la bannière « floue et élastique » de la liberté.

5Enfin, dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage (chapitres V et VI), Antoine Schwartz décrypte les raisons du passage des libéraux français de l’opposition constitutionnelle au ralliement à l’empire, qui culmine au moment de « l’empire libéral » avec la mise en place du cabinet Ollivier (2 janvier 1870). Il explique notamment comment les changements de configuration politique et intellectuelle qui interviennent à partir de 1868 avec la libéralisation du régime modifient les rapports de force et rendent caduque « l’union libérale » au profit d’une union dite du « tiers parti », aux côtés des soutiens de l’empire favorables aux réformes.

  • 2 Arnault Skornicki et Jérôme Tournadre-Plancq, La nouvelle histoire des idées politiques, Paris, la (...)

6Loin de se contenter d’un séquençage chronologique simpliste, l’auteur réussit sans conteste, grâce à une écriture fluide, précise et à une argumentation limpide, à embarquer le lecteur dans la complexité du développement historique. À l’appui d’une documentation épaisse et d’une connaissance fine de la littérature sur la période, il démontre avec pédagogie l’enchevêtrement des schémas de causalité qui font que chaque évènement peut être expliqué par une infinité de facteurs qui interagissent entre eux. Cette réussite est à mettre au crédit d’une véritable réflexion épistémologique que l’on peut inscrire dans le sillon du renouvellement de l’histoire des idées politique depuis les années 1960. Pour rompre avec une conception qu’il juge « idéaliste » de l’historiographie des idées traditionnelles, Antoine Schwartz adopte une approche « réaliste » des concepts centraux du libéralisme (démocratie libérale, décentralisation…) : cela consiste à restituer et à décortiquer l’univers de représentations et de symboles qui structure la vision du monde des auteurs dans un « état historiquement déterminé des luttes politiques du moment »2. Pour ce faire, il insiste sur les modalités et les lieux de production du savoir, sur le rôle joué par les réseaux de sociabilité dans la réussite de tel ou tel auteur, ou encore sur l’importance des paradigmes dominants.

  • 3 Définition de « paradigme » du Centre national de ressources textuelles et lexicales.

7Cela nous permet par exemple de comprendre comment le rejet du socialisme et du désordre social (inscrit dans un univers mental structuré par la hantise de 1848) a favorisé le rapprochement de personnalités et de mouvances anciennement opposées, et a légitimé la mise en œuvre de l’empire autoritaire par la mobilisation du thème du « retour à l’ordre ». L’auteur montre également que l’étude des paradigmes, c’est-à-dire des « conceptions théoriques dominantes ayant cours à une certaine époque »3, et de leurs transformations tient un rôle explicatif majeur dans l’évolution des idées et des thématiques défendues par les libéraux tout au long de la période. Citons simplement, à titre d’exemple, l’existence d’un « paradigme libéral » très puissant et dominant sur les questions économiques. En effet, l’économie politique (à travers la Société d’économie politique) dispose alors d’un « magistère intellectuel et idéologique » relativement indiscuté qui se manifeste par sa capacité à imposer les normes définissant la production du « bon » savoir économique. Antoine Schwartz montre par exemple l’influence que ces théories ont eue sur la mise en place du traité de libre-échange de 1860 ou sur la loi Ollivier de 1864 supprimant le délit de coalition.

8Cette grille d’intelligibilité, bien qu’elle nous paraisse riche et pertinente, pèche parfois en ce qu’elle tend à surestimer les facteurs d’ordres sociologique et psychologique. Ce problème est particulièrement saillant dans le chapitre IV, où l’auteur tente de déconstruire le couple « démocratie libérale ». Contre une vision « apologétique » parfois trop tributaire du « travail d’invention d’une tradition » des penseurs libéraux, Antoine Schwartz propose une vision « réaliste » de « déconstruction » qui tend, poussée à son paroxysme, à sous-estimer la valeur intrinsèque des arguments avancés par les auteurs étudiés et ainsi à ne rendre compte qu’imparfaitement de la logique interne des concepts défendus par ces auteurs. La lecture de l’ouvrage laisse parfois penser que la défense par les libéraux d’un modèle de démocratie « limitée » et « élitiste » caractérisée par une défiance à l’égard du suffrage universel (masculin) s’explique essentiellement par le profond « mépris social » (bien réel) qu’éprouvent ces « bourgeois lettrés » à l’égard du peuple. Cette grille de lecture nous semble intéressante et il n’est pas question ici de la contester en bloc. En effet, la réaction des libéraux au « manifeste des soixante » (1864) en est l’illustration parfaite : constatant l’absence de représentation des ouvriers et de leurs intérêts au sein de l’enceinte parlementaire, ce manifeste appelait à présenter des candidatures ouvrières en dénonçant l’hypocrisie de l’égalité de 1789. Les libéraux, au nom de la défense de l’universalisme et des acquis de la Révolution française ont condamné cette démarche. Ici, Antoine Schwartz montre avec beaucoup de justesse comment le regard que portent les milieux dirigeants sur le monde ouvrier explique en partie l’aveuglement de certains publicistes libéraux quant à l’absence de corrélation entre égalité formelle et égalité réelle.

  • 4 Sur ce sujet, voir : Pierre Rosanvallon, Le moment Guizot, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque d (...)
  • 5 Aurelian Craiutu, « Guizot’s elitist theory of representative government », Critical Review, vol. 1 (...)

9Mais il nous semble erroné de sous-entendre, à travers ce seul prisme sociologisant, que la démocratie libérale ne puisse être que le produit d’un réflexe de classe d’une élite refusant tout progrès en direction d’une véritable démocratie afin de maintenir sa position dominante. La théorie élitiste de François Guizot (1787-1874) sur le gouvernement représentatif peut nous amener à nuancer cette approche. Comme l’explique très bien Antoine Schwartz, le rapport de Guizot et des libéraux de l’époque à la démocratie est ambigu : s’il accepte son caractère inéluctable et un certain nombre de ses bienfaits, il reste sceptique à l’égard des effets d’un suffrage universel et d’une souveraineté populaire sans limites. La peur qui en découle d’une « tyrannie démocratique » n’est pas le résultat d’un simple mépris de classe (même si ce facteur causal ne doit pas être sous-estimé), mais aussi et surtout de véritables réflexions sur la nature et le fonctionnement des « masses » dans les sociétés modernes4, qui doivent aussi être analysées de manière autonome. Guizot rejetait la définition rousseauiste de la représentation comme « dispositif d’agrégation des volontés individuelles »5, au profit d’une vision de la représentation comme institutionnalisation des désaccords. Produit d’une véritable réflexion épistémologique prenant acte de l’extraordinaire complexité du monde, cette conception de la démocratie représentative entend faire émerger de la pluralité des expériences, compétences, connaissances et intérêts qui traversent le corps social (composé d’individus composites et irréductibles) un ordre politique stable, efficace et respectueux des libertés individuelles.

10Cette nuance étant faite, il faut bien dire que tout choix méthodologique implique un certain nombre d’arbitrages qui, de fait, amènent les chercheurs à privilégier tel facteur explicatif au détriment d’un autre. L’auteur tente incontestablement de trouver le juste équilibre entre une analyse interne des textes (qui, faite seule, pousse à une analyse idéaliste et décontextualisée) et une analyse externe du texte (qui, poussée à son paroxysme, tend à considérer les idées de manière trop instrumentale). Du reste, c’est ainsi que se forment et qu’évoluent nos connaissances : par la confrontation et l’addition de travaux traitant d’un seul et même objet avec des méthodologies et des axiomes différents. C’est pourquoi, selon nous, le pari d’Antoine Schwartz est réussi puisqu’il permet de porter un regard nouveau sur l’histoire du libéralisme français et du Second Empire, et pose ainsi les premiers jalons d’un renouvellement historiographique qui promet d’être riche.

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Notes

1 Pour une analyse poussée et complète de l’historiographie de « l’empire libéral », voir Éric Anceau et Dominique Barjot, L’Empire libéral: essai d’histoire globale, Paris, SPM, coll. « Kronos », 2021, p. 7-14.

2 Arnault Skornicki et Jérôme Tournadre-Plancq, La nouvelle histoire des idées politiques, Paris, la Découverte, coll. « Repères », 2015, p. 5.

3 Définition de « paradigme » du Centre national de ressources textuelles et lexicales.

4 Sur ce sujet, voir : Pierre Rosanvallon, Le moment Guizot, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1985, p. 35-43.

5 Aurelian Craiutu, « Guizot’s elitist theory of representative government », Critical Review, vol. 15, n° 3‑4, janvier 2003, p. 261‑284.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Baptiste Gauthey, « Antoine Schwartz, Le libéralisme caméléon », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 mai 2022, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/55813 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.55813

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Rédacteur

Baptiste Gauthey

Doctorant en histoire contemporaine à l’université Paris Sorbonne, membre du laboratoire Sorbonne, Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe.

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