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Louis Pinto, Sociologie des intellectuels

Daniel Mesa Villegas
Sociologie des intellectuels
Louis Pinto, Sociologie des intellectuels, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2021, 128 p., ISBN : 978-2-7071-9884-6.
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Texte intégral

1Penser sur ceux qui pensent, interroger ceux qui interrogent, parler sur ceux dont la fonction consiste à nommer le monde, à décréter ce que c’est que le réel et ce que c’est que l’idéal : tel est le renversement du regard théorique que propose la sociologie des intellectuels. Au travers des instruments de l’analyse sociologique, ce livre présente une synthèse et un programme de recherche animés d’un élan philosophique qui rappelle la trajectoire intellectuelle et biographique de son auteur.

2Agrégé de philosophie, formé dans la conception théorique du monde social de Pierre Bourdieu (1930-2002), Louis Pinto a, dès le début de sa carrière de chercheur, assumé une position hétérodoxe dans le champ universitaire français. À partir d’une attitude et d’une méthode scientifique, il a soumis à une étude réflexive et critique les distinctes provinces du paysage intellectuel. Rétrospectivement, sans négliger ses travaux sur la consommation, l’on peut établir un fil conducteur qui va de la publication en 1984 de son livre L’intelligence en action : le nouvel observateur, en passant par La vocation et le métier de philosophe. Pour une sociologie de la France contemporaine (2007), jusqu’à cette Sociologie des intellectuels où les interrogations philosophiques et sociologiques se nouent dans une dialectique disciplinaire d’éclaircissement réciproque. Il est donc tout à fait naturel que, pour un chercheur ayant fait de l’univers des pratiques théoriques l’une des lignes de force de son chemin dans le monde des idées, arrive le moment de s’interroger sur ce que c’est qu’un intellectuel, ou plutôt, pour procéder comme le prescrit la philosophie du langage, sur ce que nous entendons quand nous faisons usage du mot « intellectuel ». Voici le problème et l’objet centraux du livre qui nous occupe.

3Pour les aborder, l’auteur déploie une stratégie qui vise à articuler deux pôles. En premier lieu, un pôle « sémantique » où l’on doit chercher les invariants structurants de la notion d’« intellectuel ». En effet, il convient d’avoir conscience que le premier obstacle pour l’étude sociologique des intellectuels se trouve, en effet, dans la construction de l’objet : doit-on opter pour une approche nominaliste qui élabore le concept depuis un choix arbitraire du sens, ou bien doit-on se pencher vers une sorte d’intuition qui permet de percer les apparences muables et d’appréhender l’essence éternelle que les mots enténèbrent ? L’auteur exclut ce faux dilemme qui oblige à choisir entre l’injustifiable et l’immuable. Pour cela, il procède à une analyse historico-comparative qui se propose de cerner les phénomènes partageant des caractéristiques communes pouvant être assimilées et regroupées dans la notion d’« intellectuel ». L’historicisation de la notion se traduit également par un refus de toute réification, de toute hypostase conceptuelle.

4L’ambition théorique de ce premier axe est d’être en mesure de circonscrire cette galaxie de créateurs et de diffusion d’idées pour le rendre ensuite passible d’une étude objective au travers du télescope de la méthode scientifique. La tradition sociologique (Marx, Durkheim, Weber, Gramsci, etc.) offre de ressources précieuses pour rendre intelligible le phénomène objet d’étude, qui apparaît comme le champ social d’un agent doué d’un capital culturel et symbolique qui le rend apte à participer dans les luttes pour l’expression de l’expérience, la connaissance du réel et la manière politique de configurer cette réalité énoncée. Nous sommes dès lors conviés à un voyage au travers de peuples et des âges où nous croisons le brahman hindou, le mandarin chinois, le prophète juif, le philosophe grec et roman, le studieux médiéval, l’humaniste de la renaissance, le « philosophe » de Lumières, l’écrivain du XIXe et le savant du XXe siècle.

5Un deuxième pôle vient converger avec le premier pour compléter l’analyse : un versant généalogique où l’on ne s’attarde plus sur le concept de l’agent social, mais sur la configuration et l’autonomisation du champ intellectuel, du microcosme où il évolue. La jonction dessine ainsi une articulation théorique du mot, de la chose et de la position qu’elle occupe dans le monde social. C’est à ce stade, après avoir pondéré les points de force de la critique marxiste sur la vision idéaliste de l’univers intellectuel, que l’auteur convoque les outils de la sociologie de Pierre Bourdieu : les notions de champ, d’agent, de disposition, de trajectoire, de domination, de légitimité, etc., sont mobilisées pour éclaircir et dépasser l’antinomie entre les analyses interne et externe. Selon cet angle d’étude, « la sociologie des intellectuels ne vise pas simplement à “historiciser” les idées, mais à les rapporter aux propriétés spécifiques des agents ayant concouru à leur production et à leur circulation afin de mieux les comprendre dans leur contenu et dans leur forme, et de rendre compte de leurs effets sociaux », nous dit l’auteur (p. 60). En fait, grâce à l’approche sociologique, l’on est en mesure de pénétrer l’œuvre, de montrer qu’elle fait partie du monde et qu’elle en porte sa trace, sans pour autant la réduire à un simple reflet de ses conditions matérielles de création.

  • 1 Bourdieu Pierre, Le métier du sociologue, Berlin, Mouton de Gruyter, 2005, p. 18.

6Ceci implique que l’on conteste explicitement la thèse selon laquelle le monde des idées est un univers désincarné, un ciel platonicien où la vie, dans toutes ses dimensions, est absente. Au contraire, ce que Louis Pinto appelle la « lecture sociologique de textes », en dépassant le dilemme excluant de l’invention et de la justification, opère une réconciliation sans laquelle « on renonce à fournir quelque aide que ce soit au travail d’invention et on se trouve réduit, avec tant de méthodologies, à invoquer ou à évoquer, comme on évoque les esprits, les miracles de l’illusion créatrice, que véhicule l’hagiographie de la découverte scientifique, ou les mystères de la psychologie des profondeurs »1. Il ne s’agit toutefois pas de sombrer dans les affres de l’intellectualisme ou de souscrire à un relativisme de bon aloi, mais philosophiquement stérile. Louis Pinto, a contrario, s’occupe de rendre intelligibles les ressorts de ces deux attitudes face au savoir depuis une perspective qui affirme son engagement avec la tradition du rationalisme critique des Lumières et qui ne se dispense pas des idées d’objectivité et de vérité, constitutives de la scientificité

  • 2 Pour avoir une idée de la virulence et de la haine que la naissance de cette nouvelle figure suscit (...)

7Dans la dernière partie du livre, qui s’occupe de la datation de l’acte de naissance du substantif « intellectuel », nous voyons ces idées s’incarner dans la figure du savant, paradigme d’une forme de vie orientée vers l’universel. L’affaire Dreyfus et la publication en 1898 du Manifeste des intellectuels de Maurice Barrès contre les « pétitionnaires » servent de repère chronologique aussi bien que théorique pour cet avènement. Les intellectuels comme figure publique apparaissent dans un contexte politique bien défini et ce n’est pas sans luttes et sans contradictions qu’ils se sont affirmés dans le champ social2. Les associations négatives liées à la figure de l’intellectuel, considérés comme déraciné, desséché et individualiste, ont nourri maintes critiques anti-intellectualismes venant de positions aussi distinctes que celles du romantisme, de l’ouvriérisme, du populisme et du fascisme (p. 90). D’ailleurs, le type idéal de l’intellectuel, en dépit de la liaison quasiment immédiate que l’on fait entre l’affaire Dreyfus et Émile Zola, n’est pas celui de l’écrivain mais celui du savant. Ce savant qui sait transformer les anathèmes en vertu, au travers d’un retournement symbolique, est devenu le paradigme d’une forme de vie désintéressée, cosmopolite et rationnelle.

8Louis Pinto examine ensuite comment, contre les risques de prophétisme, d’amateurisme, d’irresponsabilité ou d’ignorance du monde social auquel il appartient, l’existence de l’intellectuel et de ses prises de position dans la vie publique nous conduisent au sujet polémique de l’engagement, du mandat intellectuel, des critères d’appréciation de cet engagement et finalement à la question de l’autonomie et de l’hétéronomie du champ intellectuel. Il envisage ainsi les multiples configurations de la représentation et de l’action de l’intellectuel. De l’image du penseur enfermé dans sa tour d’ivoire jusqu’à celle omniprésente de l’intellectuel de parodie fabriqué par les médias – les fast thinkers –, sont tour à tour analysés les modèles de l’intellectuel total, tel Jean Paul Sartre, de l’intellectuel spécifique, tel Michel Foucault, ou de l’intellectuel collectif, tel Pierre Bourdieu (p. 99) En montrant les limitations et les frontières du champ intellectuel, la théorie sociologique des intellectuels nous offre l’occasion d'observer le vieil impératif socratique « connais-toi toi-même » (γνῶθι σεαυτόν). Les outils d’analyse scientifique nous font comprendre la part de restrictions et de déterminations de la pratique théorique. Ils nous obligent à nous défaire des illusions tout en nous incitant à élargir notre conscience de la fragile autonomie du champ intellectuel et de la singularité de son point de vue.

9C’est en cela que l’on mesure l’authenticité de l’engagement de toute une vie de l’intellectuel Louis Pinto avec les valeurs de la justice, de la raison, de la vérité et de la beauté. Ce petit livre, qui se recommande pour sa concision, sa précision et sa fécondité heuristique, s’harmonise ainsi avec une trajectoire personnelle et une œuvre consacrées à pratiquer un rationalisme radical, méthodique et sérieux, qui dévoile la nature philosophique de l’entreprise sociologique de l’auteur.

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Notes

1 Bourdieu Pierre, Le métier du sociologue, Berlin, Mouton de Gruyter, 2005, p. 18.

2 Pour avoir une idée de la virulence et de la haine que la naissance de cette nouvelle figure suscita, il suffit de lire ces mots du journaliste nationaliste Ernst Judet adressés à l’encontre d’Émile Zola : « Son caractère comme son talent, pétri par la réclame, toujours en dehors du but, méconnaît le bien comme il a méconnu le beau, à plus forte raison la justice. La justice est un équilibre. Or Zola est un déséquilibré, un démesuré, un détraqué ». « La flétrissure de Judas », Le Petit Journal, 24 février 1898.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Daniel Mesa Villegas, « Louis Pinto, Sociologie des intellectuels », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 28 avril 2022, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/55799 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.55799

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Rédacteur

Daniel Mesa Villegas

Avocat, magister en sociologie et philosophie politique (université Paris Diderot), doctorant au Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron (CESPRA).

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