Fabien Sacriste, Les camps de regroupement en Algérie. Une histoire des déplacements forcés (1954-1962)

Texte intégral
- 1 Cette expression est empruntée à l’ouvrage, incontournable sur la question, de Raphaëlle Branche, L (...)
- 2 Pour des références récentes, voir par exemple : House Jim et MacMaster Neil, Paris 1961. Les Algér (...)
- 3 Le nombre des regroupés comme celui des camps n’est pas connu précisément, et Fabien Sacriste consa (...)
1De la torture érigée en « système » par l’armée française en Algérie1 au massacre des Algériens de métropole du 17 octobre 19612, de nombreux aspects de la répression des indépendantistes algériens par les autorités françaises sont désormais connus du grand public. En dépit de leur ampleur, d’autres pratiques de la guerre d’Algérie (1954-1962) demeurent quant à elles quelque peu oubliées ou reléguées en arrière-plan : c’est le cas des camps de regroupement sur lesquels se penche l’historien Fabien Sacriste dans cet ouvrage. Pendant la guerre, ce sont en effet 2,5 à 3,5 millions d’Algériens qui ont été contraints de quitter leur domicile (soit entre un tiers et la moitié de la population rurale), une part importante d’entre eux ayant été dirigée vers les quelques 2000 camps de regroupement de toutes natures créés par les autorités françaises3.
2Dès l’introduction, l’auteur amorce une réflexion sur l’épineux problème de la dénomination : de multiples termes sont en effet employés, par divers acteurs, pour désigner à la fois les formes de mobilité et les lieux d’arrivée. L’armée distingue par exemple les regroupements contraints et les regroupements volontaires, la part croissante de ces derniers étant supposée prouver le succès de la politique de pacification mise en œuvre en Algérie, quand bien même les regroupements volontaires sont en réalité largement le fruit de la violence de la répression. Les détracteurs de cette politique parlent alors de camps, voire explicitement de camps de concentration, établissant un parallèle infamant avec les pratiques nazies de la Seconde Guerre mondiale. Quant aux promoteurs de cette politique, ils préfèrent employer le terme de centre, puis celui de village, à la connotation bien plus positive, associant de tels lieux au développement économique et au progrès social. On le comprend bien, cette question est donc centrale, et elle demeure présente en filigrane dans tout le livre.
- 4 Récif montagneux de l’Est du pays, où le mouvement indépendantiste est soutenu par une partie impor (...)
3Trois grandes périodes sont distinguées par Fabien Sacriste selon un plan chronologique. Courant de 1954 à 1957, la première correspond au début des expérimentations de regroupement dans les Aurès4 par des acteurs militaires relativement subalternes, avant que certaines hautes autorités politiques (comme Maurice Papon) ou militaires (tel le général Salan) ne s’en emparent pour l’institutionnaliser. Il s’agit par ce biais de mieux quadriller le territoire et d’encadrer plus étroitement les populations, donc d’assurer une pacification de l’Algérie. Puis, dans les années 1957-1959, qui font l’objet de la deuxième partie, les camps se multiplient dans tout le pays, en dépit des directives d’Alger qui visent à limiter le phénomène (notamment pour des questions budgétaires). Fabien Sacriste y voit alors l’occasion d’étudier de manière plus systématique l’organisation proprement dite des camps et leurs conséquences pour les populations indigènes. Enfin, la troisième période étudiée court de la publication du rapport Rocard de 1959 (dénonçant de manière véhémente les camps) à la fin de la guerre en 1962. L’auteur y met l’accent sur les mutations de la politique de regroupement, avec d’une part des tentatives pour améliorer la situation dans certains camps désormais baptisés « villages », d’autre part l’amorce d’une politique de dégroupement dans la perspective d’un cessez-le-feu avec le Front de libération nationale (FLN).
- 5 Aussi appelées SAS, ces sections administratives spécialisées sont des unités militaires créées au (...)
- 6 Au cours de la crise de mai 1958 (soulèvement d’une partie de la population européenne d’Algérie et (...)
4S’appuyant principalement sur des archives de services civils français (ministère, gouverneur général, préfectures…) et de services militaires français (sections administratives spécialisées5, corps d’armée…), l’historien entend « saisir l’État en action » et proposer une « histoire sociale de la politique de regroupement » (p. 20). De fait, il insiste particulièrement sur les rapports entre les différents acteurs, mettant en lumière les jeux de pouvoir et les tensions tant entre autorités civiles et militaires qu’entre personnels sur le terrain et décisionnaires à Alger ou Paris. Tout au long de l’ouvrage, il montre notamment comment les tentatives de réglementation par Alger des regroupements sont systématiquement court-circuitées par les militaires sur le terrain, ceci en profitant par exemple du retour temporaire en métropole pour maladie d’un haut responsable relativement réticent aux regroupements, ou encore en exploitant les exceptions prévues par les directives. Et inversement, l’auteur rappelle aussi comment le rapport Rocard est instrumentalisé par le délégué général du gouvernement en Algérie, Paul Delouvrier, afin de reprendre la main sur les militaires au début des années 19606.
- 7 Il s’agit de schémas, de graphiques, de cartes, ou encore de photographies. Certaines de ces derniè (...)
- 8 Dans une veine plus mémorielle, on peut citer les récentes réalisations de Dorothée Myriam Kellou, (...)
- 9 L’expression anglaise d’agency est généralement utilisée par les historiens et les historiennes des (...)
5Précis et fouillé, Les camps de regroupement en Algérie souffre toutefois de la complexité de l’organisation administrative française en Algérie, marquée par la création et la superposition de nombreuses autorités civiles et militaires. Il n’est pas aisé de distinguer les attributions exactes de chacune d’entre elles ou leurs liens hiérarchiques. À cet égard, un organigramme aurait peut-être pu utilement compléter le riche ensemble de documents proposé par Fabien Sacriste7. Par ailleurs, même si l’historien ne manque jamais de rappeler la violence du processus de regroupement et les conditions de vie déplorables des Algériens qui le subissent, ces derniers apparaissent finalement très peu dans l’ouvrage8. On peut ainsi regretter qu’ils soient quasiment exclusivement traités comme la cible des politiques mises en place par les acteurs coloniaux français, sans que leur capacité d’action9 ne soit véritablement restituée.
Notes
1 Cette expression est empruntée à l’ouvrage, incontournable sur la question, de Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), 2016 [2001] ; notre compte-rendu pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.20878.
2 Pour des références récentes, voir par exemple : House Jim et MacMaster Neil, Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, Paris, Tallandier, 2008 [2006] ; ou encore Riceputi Fabrice, La bataille d’Einaudi. Comment la mémoire du 17 octobre 1961 revint à la République, Paris, Le passager clandestin, 2015.
3 Le nombre des regroupés comme celui des camps n’est pas connu précisément, et Fabien Sacriste consacre plusieurs pages à discuter des différentes estimations avancées.
4 Récif montagneux de l’Est du pays, où le mouvement indépendantiste est soutenu par une partie importante de la population dès 1954.
5 Aussi appelées SAS, ces sections administratives spécialisées sont des unités militaires créées au début de la guerre d’Algérie et qui ont pour objectif de redorer l’image de la France en Algérie par des actions sanitaires et sociales, tout en collectant des renseignements.
6 Au cours de la crise de mai 1958 (soulèvement d’une partie de la population européenne d’Algérie et prise de pouvoir à Alger d’un groupe de généraux en réaction aux volontés du gouvernement de Pierre Pflimlin de négocier avec le FLN), l’armée est investie des pouvoirs civils en Algérie. Une fois arrivé au pouvoir, le général de Gaulle s’attache à normaliser la situation en distinguant à nouveau pouvoirs civils (attribués à Paul Delouvrier) et pouvoirs militaires (exercés par le nouveau commandant en chef des forces armées Maurice Challe, qui est subordonné à Delouvrier).
7 Il s’agit de schémas, de graphiques, de cartes, ou encore de photographies. Certaines de ces dernières sont commentées, malheureusement leur format est parfois très réduit.
8 Dans une veine plus mémorielle, on peut citer les récentes réalisations de Dorothée Myriam Kellou, qui s’est appuyée sur son histoire familiale pour produire à la fois un film documentaire (A Mansourah, tu nous as séparés, 2019) et une série de podcasts (« L’Algérie des camps », Enquête à la première personne, 2020).
9 L’expression anglaise d’agency est généralement utilisée par les historiens et les historiennes des sociétés coloniales (entre autres) pour désigner la capacité d’action et l’agentivité des colonisés.
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Référence électronique
Nicolas Lepoutre, « Fabien Sacriste, Les camps de regroupement en Algérie. Une histoire des déplacements forcés (1954-1962) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 27 avril 2022, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/55785 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.55785
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