Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2022Aurélien Raynaud, Emmanuel d’Asti...

Aurélien Raynaud, Emmanuel d’Astier. La conversion d’un résistant

Erwan Caulet
Emmanuel d'Astier
Aurélien Raynaud, Emmanuel d'Astier. La conversion d'un résistant, Paris, Fayard, coll. « Histoire », 2022, 352 p., EAN : 9782213716718.
Haut de page

Texte intégral

1La biographie d’Emmanuel d’Astier de la Vigerie que publie Aurélien Raynaud, tirée de sa thèse de doctorat de sociologie, se propose d’analyser la trajectoire singulière de d’Astier, pionnier et figure de la Résistance, cofondateur et dirigeant de Libération (1941). Issu d’une famille noble très à droite, mondain et dilettante, auteur d’articles antisémites et maurrassiens au milieu des années 1930, Emmanuel d’Astier est pourtant élu, en octobre 1945, député d’Ille-et-Vilaine avec le soutien du PCF dont il devient un fidèle compagnon de route (membre du Mouvement de la paix, prix Lénine de la Paix en 1958 malgré sa condamnation de l’intervention en Hongrie en 1956…).

  • 1 Pour une vue d’ensemble de la vie de d’Astier, voir sa notice dans le « Maitron » due à Laurent Dou (...)
  • 2 Bourdieu Pierre, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, (...)
  • 3 Granger Christophe, Joseph Kabris ou les possibilités d’une vie, Paris, Anamosa, 2020.
  • 4 Du Saint Louis de Jacques Le Goff (Paris, Gallimard, 1996) à l’essai Le Pari biographique. Écrire u (...)

2C’est cette « conversion » qui est au cœur de l’ouvrage, non la totalité de la vie de d’Astier : sa dernière partie, après 1945, est peu évoquée, sauf quelques notations au début et à la fin du livre. On peut le regretter : l’ouvrage laisse un peu l’impression de tourner court alors que cette dernière période contient encore des sinuosités qu’il n’aurait pas été illogique d’évoquer vu la thèse d’ensemble1. Mais l’objectif du livre est moins le parcours de vie complet de d’Astier, donc, que l’analyse et la compréhension de sa « conversion » lors de la Seconde Guerre mondiale. L’ouvrage à cet égard se veut aussi essai biographique comme l’illustrent ses réflexions liminaires mais aussi finales sur le genre, dans le sillage de « l’illusion biographique » bourdieusienne2 ; de ce fait, il peut être associé à d’autres tentatives récentes, sociologiques (le Joseph Kabris de Christophe Granger3) ou non (les essais historiques en la matière sont cependant ignorés dans la réflexion surtout sociologique du livre4).

3Le souci d’ensemble d’Aurélien Raynaud est de décrire « les mécanismes par lesquels d’Astier est socialement façonné par ce qu’il vit » au fil de ses expériences sociales, comment sa trajectoire et ses choix politiques « s’encastrent » dans de nombreuses « sphères de vie – familiales, amicales, religieuses, professionnelles, etc. » (p. 14) qui les façonnent durablement et qui peuvent perdurer ensuite, réfractées, recomposées au fil des expériences sociales successives de d’Astier jusqu’à sa « conversion » politique. Cette dernière est considérée comme le fruit de ces ajustements sociaux singuliers, au fil des configurations successives vécues par d’Astier et selon les « dispositions » particulières, irréductibles et évolutives qu’il a acquises tout au fil de sa vie. Le livre est moins une biographie qu’une « entr[ée] dans la fabrique sociale de l’acteur » (p. 13), reconstitution d’une histoire qui le produit peu à peu, non dans une cohérence a posteriori (et illusoire), mais au fil de chacune de ses discontinuités et de ses inflexions, dans la restitution des choix qui s’offrent à lui et des solutions qu’il adopte, résultantes de ses dispositions singulières et de leurs ajustements, recompositions et inflexions au contact des espaces des possibles successifs, des configurations de la vie de d’Astier.

4Pour reconstituer « le fil de ces expériences spécifiques », les « propriétés individuelles [qui] adviennent à l’individu » et qui « sont ensuite activées (renforcées, remodelées, transformées) dans le présent de son action » (p. 268), Aurélien Raynaud use de deux focales qui sont au cœur des deux parties de l’ouvrage : le « temps long de la trajectoire » pour la première et le « temps court de la mobilisation résistance » pour la seconde (p. 14). Cette seconde partie, plus étoffée, porte sur le nœud que représentent, dans la trajectoire de d’Astier, Seconde Guerre mondiale et Résistance, quand la première restitue « la fabrique d’un héritier à histoires », autrement dit ses socialisations liminaires et le nouage singulier de ses dispositions personnelles.

5Le premier chapitre traite ainsi du milieu familial et de la formation de d’Astier (« l’enfance d’un aristocrate » et sa socialisation dans un ethos aristocratique, conscient de son statut social, porteur d’une disposition héroïque, contrariée pour le jeune d’Astier par les brillants états de service de ses frères ainés pendant la Grande guerre, lui-même étant trop jeune pour combattre). Le chapitre 2 restitue sa situation d’impasse dans l’entre-deux guerres, que d’Astier traverse dans un état de forte « indétermination sociale » – titre du chapitre – : admission en demi-teinte à l’École navale, avec un mauvais classement ; carrière militaire avortée ; échec comme écrivain, comme homme d’affaires ; noctambulisme et dandysme à l’anticonformisme très aristocratique…. Le chapitre 3 examine les premières ruptures dans la trajectoire de d’Astier, après son entrée en journalisme, faute de s’être fait un « nom » ailleurs, c’est-à-dire dans un métier encore très ouvert à ce genre d’outsiders dotés d’entregent et de ressources, de facilités sociales « aristocratiques » ainsi réinvestis : si ses premiers écrits sont donc antisémites et maurrassiens, dans la continuité de sa socialisation initiale, son entrée à l’hebdomadaire Vu en 1935, sa rencontre avec son directeur Lucien Vogel et sa spécialisation journalistique en politique étrangère (un réinvestissement de sa socialisation familiale ouverte à l’internationale et aux langues et des compétences qu’il en a retiré) sont autant de seuils dans sa trajectoire qui le font basculer en quatre ans vers un antinazisme convaincu, déclenché par ses reportages en Allemagne, et que la guerre d’Espagne confirme.

6Mais ce sont la déflagration de 1940 et la résistance qui viennent durablement percuter et recomposer la trajectoire sociale de d’Astier : elles lui donnent la possibilité de se réaliser et de réaliser ses dispositions héroïque et aristocratique, après ses échecs initiaux. Comme le résume Raynaud, « d’Astier s’engage dans la Résistance et parvient à s’imposer comme l’un de ses hauts dirigeants en mobilisant des schèmes de pensée et d’action ainsi que des compétences qu’il a acquis antérieurement. Ainsi, en particulier, l’ethos aristocratique et la disposition héroïque intériorisés au cours de sa socialisation primaire conditionnent positivement son entrée en résistance, favorisent la formation de sa vocation politique et contribuent in fine à orienter ses prises de position durant toute la mobilisation » (p. 265). Cet ethos et cette disposition, le « sens de l’honneur » de d’Astier, sont ainsi le ressort de sa vive réaction, passée la sidération de la débâcle et (comme ses frères d’ailleurs) le poussent à agir. Diverses dispositions issues de son passé sont aussi réinvesties et rejouent dans ce nouveau contexte, l’aidant à s’orienter (l’échec de sa carrière militaire et ses réflexes d’hostilité aux chefs militaires et à Pétain, sa confrontation comme journaliste avec l’Allemagne nazie…) ou lui procurant divers atouts en contexte résistant (l’habitude de la transgression et de la clandestinité comme opiomane et comme journaliste en reportage en Allemagne nazie…). S’ensuit une trajectoire ascendante. Raynaud le montre au fil d’une reconstitution minutieuse du parcours résistant de d’Astier, des glissements successifs qui s’y opèrent et des recompositions de ses dispositions et de ses propriétés personnelles. Soit, à gros traits, un investissement total dans l’action résistante et la création et le développement de Libération ; un décloisonnement de ses horizons politiques et sociaux au fil de l’essor du mouvement et un positionnement à gauche, grâce au noyau fondateur du mouvement (Jean Cavaillès, le couple Aubrac, engagés à gauche) ou par les contacts établis pour bâtir le mouvement (Jouhaux et la CGT, les socialistes…) ; l’acquisition progressive d’une stature sociale et, par ricochet politique, d’une aura et d’un charisme qui lui donnent une position sociale et toute sa place dans le mouvement résistant, renforcée par les réseaux qu’il y développe (avec les autres mouvements et leaders résistants, avec de Gaulle, etc.) au-delà des rivalités et des désaccords avec les uns et les autres (Henri Frenay en premier lieu). Par cette stature peu à peu acquise, sa vocation politique se développe : défendre ce nouveau capital social ; défendre la Libération, la place de la résistance intérieure dans les recompositions et les processus d’unification de la Résistance autour de de Gaulle et par conséquent sa propre nouvelle position ; promouvoir le projet politique résistant de refonte de la société française auquel sa trajectoire et ses rencontres l’ont fait adhérer, dans le prolongement de ses premières inflexions politiques de la fin des années 1930 (et de son antagonisme avec Frenay), etc.

7C’est dans ces ajustements successifs de sa position qu’Aurélien Raynaud interprète le rapprochement d’Emmanuel d’Astier avec le PCF : après son éviction par de Gaulle du Gouvernement provisoire alors que sa trajectoire l’avait mené, fin 1943, au poste de commissaire à l’Intérieur au sein du Comité français de Libération nationale et du fait de son repositionnement politique progressif à la gauche de la Résistance, il se trouve rejeté aux côtés du PCF et s’y allie donc, du fait de la logique induite par ses glissement sociaux successifs, par les recompositions progressives de ses positions sociales et politiques au fil de son parcours de résistant.

8In fine, le livre d’Aurélien Raynaud offre une matrice interprétative stimulante pour comprendre la trajectoire de d’Astier, tant sur le plan biographique que sur celui de la démarche employée. Il déclenche une vraie interrogation sur ce qu’est une vie et comment l’appréhender en historien et/ou en sociologue. Et il constitue un point d’appui utile pour penser et appréhender d’autres cas à la trajectoire comparable, contemporains (Claude Roy, Louis de Villefosse, François Mitterrand) ou non, ou encore à la trajectoire inverse (du PCF à la droite : Annie Kriegel, Pierre Daix).

Haut de page

Notes

1 Pour une vue d’ensemble de la vie de d’Astier, voir sa notice dans le « Maitron » due à Laurent Douzou et disponible en ligne : https://maitron.fr/spip.php?article10315.

2 Bourdieu Pierre, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, 1986, p. 69-72 ; disponible en ligne : https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1986_num_62_1_2317.

3 Granger Christophe, Joseph Kabris ou les possibilités d’une vie, Paris, Anamosa, 2020.

4 Du Saint Louis de Jacques Le Goff (Paris, Gallimard, 1996) à l’essai Le Pari biographique. Écrire une vie d’un grand pratiquant du genre François Dosse (Paris, La Découverte, 2005 ; compte rendu de Frédérique Giraud pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.1258).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Erwan Caulet, « Aurélien Raynaud, Emmanuel d’Astier. La conversion d’un résistant », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 25 avril 2022, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/55734 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.55734

Haut de page

Rédacteur

Erwan Caulet

Docteur en histoire de l’Université Paris-Panthéon-Sorbonne, chercheur associé au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (Paris-I/CNRS), professeur d’histoire-géographie.

Articles du même rédacteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search