Céline Spector, No Demos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe

Texte intégral
- 1 Céline Spector nomme « souverainisme » les théories qui accordent « une primauté absolue à la souve (...)
- 2 Ce sont en particulier les travaux de Richard Bellamy qui sont visés par la critique de Céline Spec (...)
- 3 La « république fédérative » est l’une des formes étudiées par Montesquieu, définie au livre IX, (...)
1Depuis les années 1990, les sciences politiques discutent de la thèse dite du « no-demos » à propos de l’Union Européenne (UE). Céline Spector, professeure de philosophie politique à Sorbonne Université et spécialiste de la philosophie des Lumières, l’énonce ainsi : « en l’absence de peuple européen, une démocratie européenne ne peut advenir » (p. 24). « Ancré – disons-le – dans une profonde conviction européenne » (p. 16), cet ouvrage s’emploie à la réfuter. Sont successivement exposées et rejetées six objections qui caractérisent autant d’oppositions politiques et académiques à la construction européenne. Elles forment ensemble une position « souverainiste1 » décrite comme « une nébuleuse politique dangereuse » (p. 28). À partir d’un corpus regroupant des travaux appartenant aux european studies2, et des ouvrages classiques issus tant de la philosophie politique moderne que de celle des Lumières, l’autrice critique la position souverainiste et plaide du même coup pour une « république fédérative européenne3 » (p. 24), en montrant que ce projet est réalisable et souhaitable, d’un point de vue géopolitique, social, démocratique et écologique.
- 4 Le souverainisme est conservateur quand il rejette la fédération au nom de la nation, il est républ (...)
2Les six objections « qui constituent l’armature théorique du souverainisme » (p. 31) font l’objet d’un chapitre chacune. Les deux premiers chapitres sont consacrés aux objections exclusives au souverainisme conservateur, les deux suivants aux objections partagées par les souverainistes conservateurs et républicains, les deux derniers aux objections souverainistes républicaines4.
- 5 Sont qualifiés ainsi les membres du Centre Raymond Aron : Dominique Schnapper, Pierre Manent, Marce (...)
- 6 L’idée de nation aurait eu une valeur intrinsèque pour l’idéal démocratique si les principes nation (...)
3La première objection fait état d’un lien nécessaire entre démocratie et nation. Penser une démocratie à l’échelle européenne reviendrait à renoncer à la souveraineté populaire, nécessaire à la démocratie et intrinsèquement liée à la communauté nationale. L’argument néotocquevillien5 invoque la nécessité de la nation pour penser l’incarnation politique et les idéologies, attributs manquants à l’Europe politique. Une seconde voie, républicaine, défendue par David Miller, insiste sur le rôle qu’a la nation pour constituer un « nous commun », nécessaire à la démocratie. « Tant la solidarité sociale que l’obligation politique supposeraient l’appartenance à une même nation » (p. 63). Or, pour l’autrice, affirmer que l’État-nation est la seule forme apte à soutenir l’idéal démocratique, c’est confondre la « valeur instrumentale » de l’idée de nation, dont il est vrai qu’elle a permis la constitution de nombreuses démocraties, et sa « valeur intrinsèque6 » (p. 87) qui n’est pas porteuse en elle-même d’une exigence démocratique. Il existe de nombreuses nations non-démocratiques, et on peut penser une intégration à un « nous commun » spécifiquement européenne et non-nationale. L’autrice défend alors un idéal démocratique fédéral adapté à l’UE, détaché de la communauté nationale, qui se constituerait autour de la notion de solidarité.
4La deuxième objection porte sur la compatibilité de cet idéal avec la souveraineté étatique des États membres. Le « sophisme » (p. 31) vient ici d’une compréhension absolutiste de la souveraineté. En distinguant la souveraineté comme « faisceau de droits » (p. 91) de la souveraineté absolue, Céline Spector peut ainsi affirmer que l’État en lui-même reste souverain sans pour autant être le souverain absolu. Il lui suffit de partager volontairement, à l’échelle supra-étatique, les droits régaliens qui ne peuvent être exercés efficacement au niveau national ou local. C’est ce que le droit, notamment européen, appelle principe de subsidiarité. En revenant sur l’histoire de l’idée fédérative, de Montesquieu à Kant, en passant par Rousseau, l’autrice défend la position du premier, la plus réaliste, désirable et compatible avec les souverainetés étatiques. La république fédérative conçue par Montesquieu permettrait de traiter à l’échelle européenne des problèmes qui ne pourraient pas être pris en compte de manière satisfaisante par les États membres, notamment la création de certains biens publics (p. 160).
5La troisième objection, partagée par les deux formes de souverainisme, nie la possibilité d’une souveraineté qui ne soit pas absolue. Or, pour penser une souveraineté partagée, l’autrice montre qu’il faut poser la clause d’un transfert volontaire de certains droits régaliens à l’entité supranationale par les États, notamment par le biais de traités. En invitant à mettre la souveraineté en commun, par exemple avec la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), l’UE ne nuit pas à la souveraineté des États membres, elle appelle à exercer certains droits régaliens à plusieurs, l’un des effets recherchés par une conception fédérative de la souveraineté. Ce chapitre réfute donc l’objection de deux manières. Factuellement d’abord, la souveraineté est toujours partagée dans un monde où les États signent des traités et reconnaissent des droits à l’individu, ils brident volontairement l’exercice de leur pouvoir ; normativement ensuite, le principe de subsidiarité justifie que la souveraineté soit partagée pour des tâches dont on estime qu’elles ne peuvent être correctement traitées qu’à l’échelle du continent.
- 7 « Les théories de la citoyenneté procédurale définissent celle-ci comme un statut juridique, assort (...)
6La quatrième objection affirme que la citoyenneté européenne est réductible à un panel de consommateurs et de producteurs, en s’appuyant sur les réflexions de penseurs néolibéraux ayant participé à la construction intellectuelle de l’idée d’UE (p. 240). L’autrice définit une citoyenneté européenne complémentaire à la citoyenneté nationale, et, tenant compte du constat de Rousseau et Montesquieu sur l’impossibilité de faire de la vertu le fondement de la citoyenneté à l’ère du commerce, invite à considérer cette dernière comme un ensemble de droits politiques et à lui donner une conception procédurale plutôt que substantielle7. Cette distinction proposée par l’autrice n’est pourtant pas maintenue tout au long du chapitre, elle qualifie également la citoyenneté d’affaire de mœurs (p. 253) et invite à « miser à la fois sur la culture et sur l’éducation politique liée aux réseaux associatifs de la société civile » (p. 254). Un fond substantiel subsiste donc dans sa définition de la citoyenneté, visant à créer l’appartenance à une communauté politique autrement que par le partage des mêmes droits. Pour l’autrice, ces arguments plaident également pour qu’on ne réduise pas la citoyenneté européenne à une citoyenneté économique. L’exemple de droits à la non-discrimination (p. 237) tend ainsi à montrer que les institutions européennes peuvent reconnaître aux citoyens des droits sociaux non-réductibles à une logique économique, la jurisprudence européenne allant sur ce plan plus loin que les seuls traités. S’ouvrirait alors la possibilité d’un développement politique et social de la citoyenneté européenne.
- 8 Demos est le terme grec désignant le peuple dans un sens authentiquement politique.
- 9 Éric Monnet a par exemple questionné la légitimité d’une indépendance de la banque centrale europée (...)
- 10 Ce terme grec qualifie le peuple dans un sens messianique, Céline Spector l’utilise pour qualifier (...)
7La cinquième objection fait état de l’absence de demos8 européen. Les arguments de Céline Spector contre la thèse du « déficit démocratique européen9 » consistent d’une part à relativiser ce déficit par rapport au modèle fédératif américain, et d’autre part à noter que nous exigeons davantage de l’UE que des démocraties nationales. Après tout, dans bien des démocraties, des tâches potentiellement politiques sont traitées de manière technocratique (p. 290). Se satisfaire de cet état de fait revient cependant à dégrader l’idée démocratique à l’assurance de certains droits et à un mécanisme d’équilibre des pouvoirs fonctionnel, c’est-à-dire à définir une « démocratie sans demos » (p. 294). L’autrice plaide donc plutôt pour qu’advienne une démocratie représentative et délibérative européenne, appelle à penser les conditions d’émergence d’un espace public européen et à faire de la solidarité la fin en soi des politiques européennes de façon à rendre possible l’existence d’un demos européen. Cette exigence de solidarité à l’échelle de l’UE doit permettre d’éviter les dérives nationalistes et populistes. Pour que ce projet prenne forme, Céline Spector en appelle à un peuple laos10, orienté vers l’objectif d’une Europe sociale et solidaire (p. 331). La condition de la réfutation de la thèse du no-demos dépend donc du réalisme de l’existence d’un objectif partagé du projet d’Europe sociale.
- 11 Pour une lecture critique de la dimension néolibérale de la construction européenne, Céline Spector (...)
8La dernière objection fait de l’Europe sociale un projet voué à l’échec. Cependant, la réfutation consiste moins à contester les insuffisances de l’UE que leur caractère inéluctable. Peu d’éléments sont apportés pour convaincre le lecteur de l’existence d’une volonté réelle d’Europe sociale. La timide mise en commun des dettes de 2021 et le respect des identités diverses par les arrêts de la CJUE pèsent peu face aux politiques économiques non-coopératives et aux injonctions des traités mises en avant par les critiques de la construction néolibérale de l’Union11 (p. 347). La réponse à l’objection prend ensuite plutôt la forme d’un plaidoyer normatif pour rendre l’UE politique, écologique, sociale et lui donner des institutions justes, en s’inspirant du solidarisme de Léon Bourgeois (p. 383). L’objection est donc réfutable en théorie, mais n’est pas encore réfutée en pratique.
- 12 Castoriadis Cornelius, « Pouvoir, politique, autonomie », Le Monde morcelé, Paris, Ed. du Seuil, 20 (...)
9Doit-on alors tenir la thèse du no-demos pour réfutée ? Si l’on considère, avec Cornelius Castoriadis12, que le demos n’est pas la cause de la démocratie, mais son effet, montrer qu’il est possible de penser une démocratie à l’échelle européenne doit suffire à acter qu’il peut exister un demos européen. Se pose ensuite le problème de l’auto-institution : il faut un laos solidaire pour viser l’Europe sociale et la mise en place de l’Europe sociale pour constituer le demos européen. La réfutation tient donc en la possibilité d’imaginer un scénario où advient un demos européen, à partir de l’idée de solidarité. La force de l’argument dépend dès lors de l’existence de cette volonté populaire de construire l’Europe autour du concept de solidarité, davantage souhaitée que démontrée par le dernier chapitre du livre.
Notes
1 Céline Spector nomme « souverainisme » les théories qui accordent « une primauté absolue à la souveraineté nationale par rapport aux instances supranationales, et soutiennent que souveraineté étatique et souveraineté populaire sont indissociables » (p. 28).
2 Ce sont en particulier les travaux de Richard Bellamy qui sont visés par la critique de Céline Spector. Voir par exemple Bellamy Richard, A Republican Europe of States : Cosmopolitanism, Intergovernmentalism and Democracy in the EU, Cambridge, Cambridge University Press, 2019.
3 La « république fédérative » est l’une des formes étudiées par Montesquieu, définie au livre IX, chapitre 1 de l’Esprit des lois comme : « une convention, par laquelle plusieurs corps politiques consentent à devenir citoyens d’un état plus grand qu’ils veulent former. C’est une société de sociétés, qui en sont une nouvelle, qui peut s’agrandir par de nouveaux associés qui se sont unis ». Ce n’est pas un État fédéral.
4 Le souverainisme est conservateur quand il rejette la fédération au nom de la nation, il est républicain quand il rejette la fédération du fait de ses insuffisances démocratiques et de son incapacité à proposer un « nous » commun.
5 Sont qualifiés ainsi les membres du Centre Raymond Aron : Dominique Schnapper, Pierre Manent, Marcel Gauchet, et Raymond Aron lui-même. Voir par exemple : Schnapper Dominique, La Communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994 ou Gauchet Marcel, La Condition politique, Paris, Gallimard, 2005.
6 L’idée de nation aurait eu une valeur intrinsèque pour l’idéal démocratique si les principes nationaux impliquaient nécessairement certaines exigences démocratiques. Elle n’a qu’une valeur instrumentale, le lien entre principes nationaux et exigences démocratique est contingent : les premiers ont servi les secondes seulement « à un certain moment de l’histoire et dans une partie délimitée du monde » (p. 87).
7 « Les théories de la citoyenneté procédurale définissent celle-ci comme un statut juridique, assorti d’un ensemble de droits et de responsabilités », tandis que « la théorie de la citoyenneté substantielle envisage plutôt la citoyenneté comme une fonction associée à la participation politique. Dans cette optique, la citoyenneté exige une identité commune, expression de l’appartenance à une communauté politique qui s’appuie sur une culture civique exigeante » (p. 230).
8 Demos est le terme grec désignant le peuple dans un sens authentiquement politique.
9 Éric Monnet a par exemple questionné la légitimité d’une indépendance de la banque centrale européenne comprise comme une indépendance vis-à-vis de la démocratie dans Monnet Éric, La Banque-Providence : Démocratiser les banques centrales et la monnaie, Paris, Ed. du Seuil, 2021.
10 Ce terme grec qualifie le peuple dans un sens messianique, Céline Spector l’utilise pour qualifier un peuple demandeur d’une Europe sociale, qui existerait à l’échelle du continent.
11 Pour une lecture critique de la dimension néolibérale de la construction européenne, Céline Spector se réfère entre autres à Pierre Dardot et Christian Laval, notamment Dardot Pierre, Laval Christian, Ce cauchemar qui n’en finit pas : Comment le néolibéralisme défait la démocratie, Paris, La Découverte, 2016 ; Compte-rendu de Martin Beddeleem pour Lectures : https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/22117
12 Castoriadis Cornelius, « Pouvoir, politique, autonomie », Le Monde morcelé, Paris, Ed. du Seuil, 2000.
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Référence électronique
Mattéo Stienlet, « Céline Spector, No Demos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 15 avril 2022, consulté le 19 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/55659 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.55659
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