Grégory Salle, Qu’est-ce que le crime environnemental ?
Texte intégral
- 1 « Face à l'info », Cnews, 3 novembre 2020.
1En avril 2022, l’heure est aux promesses électorales. Les programmes de Jean-Luc Mélenchon, Yannick Jadot et Anne Hidalgo ont en commun de défendre l’aggravation des peines encourues pour les auteurs d’atteintes illégales à l’environnement, en criminalisant l’actuel délit d’écocide. Les autres candidats demeurent silencieux ou réticents – Eric Zemmour s’insurgeait contre l’« antihumanisme » et la priorisation de la nature dont serait porteuse ladite catégorie1. Dans cet ouvrage , ce n’est ni plus ni moins à une dissection de la notion de crime environnemental que s’attelle Grégory Salle, selon un double examen historique et critique. S’il se détourne des standards de l’enquête – le matériau repose sur des études documentaires et un état de l’art des plus fournis –, c’est pour mettre en lumière la grande diversité et la dispersion géographique des atteintes criminelles à l’environnement.
2Les trois premiers chapitres envisagent diachroniquement la construction et la diffusion de cette catégorie dans les arènes médiatiques et politiques. Si les causes environnementales sont de plus en plus audibles, Grégory Salle remarque que leur saisie par le prisme de la délinquance et de la criminalité demeure rare, même si le terme d’« écocide » commence à se diffuser. La récurrence des termes d’« atteintes », de « nuisances » et de « catastrophes » manifeste une réticence à recourir aux stigmates accolés aux notions de délit et de crime et à se prêter au jeu de l’imputation des responsabilités.
3L’auteur met en lumière les nombreux biais qui subsistent, dans les rares occasions où les arènes médiatiques ou politiques s’emparent frontalement de cette criminalité. En l’occurrence, les crimes seraient commis par des organisations mafieuses, clandestines, localisées sur les continents africains, asiatiques ou en Amérique latine. Par ces catégorisations, les journalistes et les politiques révèlent leur dépendance aux échéances et aux catégories officielles, en particulier aux travaux du programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) et de l’organisation internationale de la police criminelle (Interpol). Si le terme de crime environnemental a été créé par des universitaires américains dans les années 1960, ces institutions internationales ont largement contribué à en imposer une certaine représentation – le troisième chapitre éclaire la constitution progressive de ces sections internationales spécialisées, qui demeurent limitées en ressources).
4Fruits de la collaboration entre le PNUE et Interpol, deux rapports de 2014 et 2016 font figure de références incontournables sur la criminalité environnementale. D’un ton alarmiste, ils soulignent l’ampleur du marché du crime organisé et abordent un foisonnement de pratiques illégales, allant du trafic de bois au braconnage d’espèces protégées. Des « groupes armés », « milices » ou « groupes terroristes » situés dans les pays du Sud sont montrés du doigt. Cette approche conduit à penser les institutions de l’État et les entreprises légitimes comme des victimes d’un marché criminel, mais aussi que le cœur du mode de production capitaliste, situé dans les pays du Nord, est exempt de toute responsabilité dans la destruction des écosystèmes, de façon légale ou illégale.
- 2 L’auteur évoque les biais capitalistes que contient la notion de « durabilité, voir Pestre Dominiqu (...)
- 3 Pélisse Jérôme, « A-t-on conscience du droit ? Autour des Legal Consciousness Studies », Genèses, n(...)
5Pourtant, quand les ressources halieutiques commencent à manquer dans les eaux territoriales des puissances occidentales, leurs chalutiers se tournent vers les eaux poissonneuses d’Afrique, s’appuyant sur des accords légaux avec les pays concernés. Grégory Salle multiple les exemples de ce type pour montrer que la catégorisation officielle de la criminalité fait pâle figure devant la fréquence et l’intensité des dommages environnementaux qui s’inscrivent dans des rapports de domination Nord/Sud, depuis l’extractivisme des pays du Nord jusqu’à l’exportation de produits industriels toxiques (pesticides, déchets…) et de modèles économiques néfastes mais jugés « durables »2 vers les pays « en développement ». Cette approche critique, jusque-là disséminée, revêt un caractère plus positif et systématique dans le quatrième chapitre. Il s’agit pour l’auteur de présenter le courant anglophone de la « green criminology », lequel propose de s’écarter d’une posture légaliste en desserrant les contours de la notion de crime environnemental, afin d’y inclure des atteintes qui sont « légales mais létales » (p. 116). Ce courant s’est déployé en trois orientations fécondes : redéfinir les crimes sur la base de mesures scientifiques des dommages environnementaux ; étudier la construction sociale de la frontière entre atteinte légitime et atteinte illégitime à l’environnement ; enfin, à la façon des « legal consciousness studies »3, examiner les définitions profanes du crime (victimes potentielles ou auteurs) – c’est à mon sens l’orientation la moins étayée de l’ouvrage, tandis que les deux autres sont examinées simultanément dans le chapitre suivant.
- 4 Voir Bruno Isabelle et Salle Grégory, « “État ne touche pas à mon matelas !”. Conflits d’usage et l (...)
- 5 Le trafic de sable a pu s’inscrire dans des rapports entre États, comme le suggère la politique de (...)
6Le cinquième chapitre se singularise dans l’économie de l’ouvrage. Il se concentre sur un unique cas d’étude – l’exploitation du sable –, mobilise des recherches empiriques4 et traite d’une ressource que l’on peine, à tort, à imaginer en voie d’extinction. Le volume comme le processus de formation du sable sont menacés par les activités industrielles (construction, électronique, cosmétique, etc.) car cette ressource, extraite des mers, des plages, des fleuves et des rivières, dispose d’une grande valeur industrielle « au point de susciter des analogies avec l’or » (p. 131). L’éclairage scientifique est sans appel : la disparition du sable met en danger la biodiversité, la santé des nappes phréatiques et encore les protections naturelles contre les tsunamis et cyclones. Or, Grégory Salle montre, une fois encore, que les vagues de stigmatisation visent les activités d’extraction illégale de sable des pays du Sud5 (Sri Lanka, Maroc, Népal, Inde, Singapour, etc.).Les instances officielles éludent la responsabilité des États et entreprises du Nord, qui sont pourtant de grands extracteurs ou commanditaires de sable et des importateurs de modèles économiques préjudiciables – notamment en matière d’urbanisation. L’auteur multiple aussi les exemples de désastres écologiques liées à des activités légales, telles que l’extraction massive du sable de la baie de San Francisco, ou encore les catastrophes liées à la technique de la fracturation hydraulique des formations géologiques en Alberta (Canada).
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- 7 Le cas de la Deepwater Horizon illustre par exemple les stratégies d’évitement de la responsabilité (...)
7Grégory Salle clôture son ouvrage avec deux chapitres qui interrogent la façon dont les crimes environnementaux sont traités par la justice. Le premier restitue la dynamique de codification du droit pénal environnemental depuis les années 1990, principalement aux États-Unis et en France, et souligne les principaux écueils de son application. Les conclusions de l’auteur suggèrent ici un rapprochement avec le traitement judiciaire de la petite délinquance environnementale en France6 : les estimations quant au chiffre noir de la criminalité sont colossales, les transactions civiles ou administratives sont fréquentes, les sanctions pénales rares, l’incarcération et le maintien de la qualification criminelle rarissimes et, enfin, les amendes sont peu dissuasives compte tenu des profits générés par l’évitement de la législation environnementale. Outre les réticences institutionnalisées à punir ce type d’illégalisme, il faut relever la difficulté à identifier des victimes, à mesurer les dommages, à imputer les responsabilités et à sanctionner des justiciables qui disposent de ressources matérielles et symboliques pour se protéger de la loi7.
- 8 Comme l’affaire des déversements du navire Probo Koala qui causa 17 décès et l’intoxication de mill (...)
- 9 Par exemple l’affaire Volkswagen (2015).
8En dernier lieu, l’auteur éclaire les problèmes que soulèvent la saisie de la justice environnementale à partir des « grandes affaires » et du tapage médiatique qui s’ensuit. Tout au plus, l’étude de ces « scandales » montre à quel point les cadrages criminels et écologiques ne vont pas de soi. Il est fréquent que les causes environnementales soient écartées par la justice ou dissimulées sous d’autres enjeux, notamment sanitaires8 ou industriels, sous les catégories d’escroquerie ou de fraude9. Ces affaires sont souvent jugées « accidentelles », comme dans les cas des marées noires de l’Exxon Valdez : en négociant une amende, l’entreprise est parvenue à éviter un procès médiatique et a obtenu une requalification du crime en délit (p. 209).En se focalisant sur les crimes qui accèdent à la médiatisation par leur caractère spectaculaire, on en oublie ceux qui s’inscrivent silencieusement dans les routines d’une industrie. On peut retenir le palmarès de Lactalis en matière de rejets de substances toxiques dans les cours d’eau, ou encore, à côté des marées noires médiatisées, les dégazages autorisés des navires évoluant dans les grands larges et ceux qui passent inaperçus aux yeux des autorités de contrôle.
- 10 Voir par exemple : Bourdieu Pierre, « Sur le pouvoir symbolique », Annales. Économies, sociétés, ci (...)
- 11 Bourdieu Pierre, « La force du droit », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 64, 1986, p. (...)
- 12 Hebberecht Patrick, « Les processus de criminalisation primaire », Déviance et société, vol. 9, n° (...)
9En conclusion, l’ouvrage apporte une contribution enrichissante aux sciences sociales de l’environnement et plus largement à l’étude du pouvoir symbolique et des phénomènes d’« imposition symbolique »10. L’appropriation politique et judicaire des crimes environnementaux révèle des partis pris idéologiques, bien qu’elle se présente sous les hospices de l’évidence et de la neutralité. L’ouvrage contribue également à la sociologie de la justice et du droit, par la mise au jour d’un nouveau type de « gestion différentielle des illégalismes » – selon la formule de Foucault –, mettant les puissants à l’abri des sanctions morales et pénales. Puis, l’ouvrage apporte un nouveau cas d’étude de « constitution appropriative »11 ou de « criminalisation primaire »12, dont l’une des caractéristiques est de rendre visibles certains faits et d’en occulter d’autres. Deux pistes me semblent ouvertes pour des recherches ultérieures. Grégory Salle évoque les problèmes que fait jaillir la question de l’intentionnalité des dommages (p. 119-120), mais ne traite pas de façon systématique la manière dont pourrait être pris en charge (pas forcément sur le plan judiciaire) les cas d’inconscience environnementale, de négligence et de dissémination des responsabilités. Enfin, l’ouvrage laisse de côté les arbitraires et les obstacles qui président à la confection d’une hiérarchie des atteintes, entre délits et crimes environnementaux, examen qui permettrait de dresser des ponts avec la sociologie de la petite délinquance environnementale.
Notes
1 « Face à l'info », Cnews, 3 novembre 2020.
2 L’auteur évoque les biais capitalistes que contient la notion de « durabilité, voir Pestre Dominique, « La mise en économie de l’environnement comme règle », Écologie politique, n° 52, 2016, p. 19-44, disponible en ligne : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-ecologie-et-politique-2016-1-page-19.htm.
3 Pélisse Jérôme, « A-t-on conscience du droit ? Autour des Legal Consciousness Studies », Genèses, no 59, 2005, p. 114-130, disponible en ligne : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-geneses-2005-2-page-114.htm.
4 Voir Bruno Isabelle et Salle Grégory, « “État ne touche pas à mon matelas !”. Conflits d’usage et luttes d’appropriation sur la plage de Pampelonne », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 218, 2017, p. 26-45, disponible en ligne : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2017-3-page-26.htm.
5 Le trafic de sable a pu s’inscrire dans des rapports entre États, comme le suggère la politique de la Chine en matière de dragage ou la prédation de Singapour à l’égard du sable indonésien, malaisien, cambodgien et vietnamien.
6 Voir par exemple : Barone Sylvain, « L’environnement en correctionnelle. Une sociologie du travail judiciaire », Déviance et société, vol. 43, n° 4, 2019, p. 481-516, disponible en ligne : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-deviance-et-societe-2019-4-page-481.htm. Voir aussi : Bouhoute Myriam et Diakhate Maryama, « Le traitement du contentieux de l’environnement par la justice pénale entre 2015 et 2019 », Infostat Justice, n° 182, 2021, disponible en ligne : http://www.justice.gouv.fr/art_pix/stat_Infostat_182.pdf.
7 Le cas de la Deepwater Horizon illustre par exemple les stratégies d’évitement de la responsabilité.
8 Comme l’affaire des déversements du navire Probo Koala qui causa 17 décès et l’intoxication de milliers de personnes.
9 Par exemple l’affaire Volkswagen (2015).
10 Voir par exemple : Bourdieu Pierre, « Sur le pouvoir symbolique », Annales. Économies, sociétés, civilisations, vol. 32, n° 3, 1977, p. 405-411.
11 Bourdieu Pierre, « La force du droit », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 64, 1986, p. 12.
12 Hebberecht Patrick, « Les processus de criminalisation primaire », Déviance et société, vol. 9, n° 1, 1985, p. 59-77.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Rémi Rouméas, « Grégory Salle, Qu’est-ce que le crime environnemental ? », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 11 avril 2022, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/55493 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.55493
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