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Françoise Waquet, Dans les coulisses de la science. Techniciens, petites mains et autres travailleurs invisibles.

Emilien Schultz
Dans les coulisses de la science
Françoise Waquet, Dans les coulisses de la science. Techniciens, petites mains et autres travailleurs invisibles, Paris, CNRS, 2022, 352 p., EAN : 9782271135490.
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Texte intégral

  • 1 Voir Waquet Françoise, L’ordre matériel du savoir. Comment les savants travaillent XVIe-XXIe siècle(...)
  • 2 Voir Waquet Françoise, Une histoire émotionnelle du savoir. XVIIe-XXIe siècle, Paris, CNRS, 2019 ; (...)

1L’image du chercheur solitaire dans sa tour d’ivoire a la vie longue. Après avoir, dans ses deux précédents ouvrages, retracé la matérialité des savoirs1 et l’encastrement émotionnel des savants2, l’historienne Françoise Waquet braque ici le projecteur sur les coulisses des laboratoires et des mondes savants. Son constat de départ est sans appel : alors que les historiens et les sociologues ont largement décrit les vies de savants et leurs activités, et malgré le développement des études de laboratoires, les sciences sociales ont produit bien peu travaux sur ceux et celles qui travaillent aux côtés des chercheurs. Ce « petit peuple » de secrétaires, d’épouses, de photographes, de souffleurs de verre, d’électroniciens, de traducteurs, de stagiaires… qui sont autant de praticiens de la recherche qui ne verront souvent pas leur nom sur l’article ou le livre final. Si donc les études sociales sur les sciences ont participé à détailler les conditions pratiques de la production des savoirs, il n’en demeure pas moins que nous disposons de bien peu de connaissances systématiques sur ces « subalternes ».

2Le projet de l’autrice est alors clair : « faire sortir de l’ombre une population nombreuse et diverse » (p. 317). Des assistants des naturalistes du XVIIe siècle jusqu’aux petites mains des bases de données des humanités numériques du XXIe siècle, elle croise les périodes et mêle les récits de vie-travail pour montrer leur existence et leur multiplicité. Ce faisant, elle documente certaines lignes de force des évolutions historiques qui ont progressivement accompagné la croissance et la professionnalisation des métiers « supports ». Après avoir posé le constat initial d’une hypervisibilité des chercheurs qui a son pendant dans le déficit d’attention aux autres contributeurs, trois moments rythment l’analyse, correspondant à peu près aux trois parties du livre. Il est d’abord question de rendre visible ces petites mains. Sont ensuite détaillés les rôles indispensables qu’elles occupent dans l’organisation du travail savant. Puis les conditions de leur position subordonnée sont interrogées, ceci à la fois du point de vue des conséquences matérielles, de l’expérience et des luttes qu’elles engagent. Le geste peut alors paraître familier : dévoiler un monde et restituer l’humanité des individus réduits à l’anonymat et à leur dimension instrumentale. Il n’en est pas moins original, et apporte non seulement une réponse au déficit de connaissances sur ces métiers, mais aussi une mise en lumière de certains invariants.

3Le premier apport de l’ouvrage réside dans cette description ample de ces « non-personnes », dénuées de nom dans les publications savantes alors qu’elles participent au quotidien à rendre possible l’activité savante. Mobilisant les traces disponibles dans les archives et les études les plus actuelles en sociologie des sciences, Françoise Waquet rend visible au sens propre, par une galerie de portraits, cette masse qui a toujours été nécessaire à l’entreprise savante. Son recensement combine les données quantitatives disponibles (qui existent surtout à partir de la seconde moitié du XXe siècle) avec des descriptions détaillées de ce qui se passe dans ces lieux de savoir (laboratoires, mais aussi « terrains ») et de ce qui intervient en pratique. Responsable de serres en biologie végétale, garçon de laboratoire d’un naturaliste, dessinatrice d’insectes, souffleur de verre, secrétaire d’une revue savante, ou encore épouse dévouée à la correction des manuscrits d’un historien, tous ces travailleurs ont en commun de rarement passer la barrière des signatures de publication et d’être renvoyés dans l’anonymat. Un chapitre est ainsi dédié aux divisions genrées du travail, qui se donnent à voir en particulier avec les « travailleuses du proche » qu’incarnent les épouses et les filles dans la sphère domestique du savant, ceci souvent en retrait même d’un statut professionnel. Au-delà de l’hétérogénéité des situations, l’autrice identifie alors certains invariants : une diminution du travail domestique (féminin et souvent incarné par la compagne du savant), une technicisation de pratiques adossées à des statuts professionnels, et une croissance démographique des personnels supports. Selon Françoise Waquet, « la technicité et la spécialisation croissantes de la recherche ont eu raison du garçon de laboratoire muni d’une instruction élémentaire, formé sur le tas et qui, suivant une expression récurrente, ‘savait tout faire’ » (p. 74).

4Le deuxième apport de l’ouvrage est de replacer ces petites mains dans le travail collectif et organisé de la production des savoirs, ceci pour rendre compte de ce qui relie l’ensemble de ces positions. Pour l’autrice, ce qui est partagé est leur subordination dans une organisation du travail spécifique, qui distingue de manière forte « ceux qui cherchent » et « ceux qui les aident et accompagnent », même si cette frontière peut être difficile à situer dans les interactions pratiques. Suivant les « études de laboratoire » conduites en sociologie des sciences, qui décrivent ces délimitations et les divisions hiérarchiques du travail collectif, cela se traduit en particulier par une délégation du « sale boulot » aux personnels subalternes. Traversant les époques, cette situation finit par se retrouver aujourd’hui chez les stagiaires et les étudiants. À titre d’exemple, « les humanités numériques comportent des opérations de prétraitement et de nettoyage des textes, puis de numérisation, de vérification et de relecture des épreuves des textes numérisés ; tout hype que le domaine soit, ce travail, généralement fait par une main-d’œuvre étudiante, est décrit comme ‘fastidieux’ » (p. 167). À cette dévalorisation de certaines tâches est alors associé tout un ensemble de dichotomies qui reproduisent la séparation entre tâches nobles et sale boulot : intellectuel/manuel ; créatif/répétitif, etc. Or, à considérer les savoirs et savoir-faire mobilisés, ce travail ne pourrait se résumer au travail prescrit par les fiches de poste. Dans la réalité, il relève pour beaucoup d’une virtuosité non reconnue, que ce soit dans les compétences demandées ou dans la capacité à coordonner des activités disparates.

5Finalement, le troisième apport est une invitation à reconsidérer ce travail « délégué » (p. 216) et à rendre visibles les effets de cette invisibilisation sur les activités et le vécu des acteurs. Comme le souligne Françoise Waquet, « une domination d’ordre professionnel, intellectuel, social est à l’œuvre dans le monde social du travail scientifique » (p. 232). Il convient donc de relever ses effets sur l’organisation sociale du travail. Ce faisant, « donner la parole aux dominés » permet de faire ressortir par contraste les normes spécifiques du monde scientifique, qui créent des délimitations et se transforment souvent en mécanismes d’invisibilisation de certains groupes. Ainsi les trajectoires souvent internationalisées des chercheurs s’opposent-elles à l’ancrage local des personnels dits « de soutien ». Ceux-ci se trouvent souvent mis à l’écart de la valorisation, et notamment des publications, nécessaires pour acquérir de la reconnaissance. Le souci de rassembler une diversité de témoignages sur l’expérience de cette domination, qu’elle soit vécue avec dévotion (dans certains témoignages d’épouses-assistantes) ou avec impuissance (par les précaires de la recherche), permet alors d’incarner ces inégalités de position et les formes de micro-résistance, voire de victoires qui les accompagnent, comme la possibilité pour une photographe de signer sa photo, ou pour un technicien de se voir créditer « auteur » d’un article.

  • 3 Cf. Becker Howard, Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988 [1982].
  • 4 Ce texte a d’ailleurs bénéficié de l’édition avisée de Bastien Fond pour l’équipe de Lectures.

6Derrière le chercheur systématiquement placé dans la lumière, Françoise Waquet donne à voir la densité des contributeurs des métiers de la recherche. Elle invite à prendre la mesure de ceux qui composent réellement les « mondes » de la science, pour reprendre l’expression utilisée par Howard Becker pour saisir les domaines artistiques3. Ce faisant, elle réussit une démonstration magistrale de la diversité de ces acteurs et de leurs pratiques, diversité qui ne saurait se réduire au petit monde des publiants. On appréciera particulièrement le lien qu’elle fait avec les fronts les plus récents de transformation des métiers de la recherche, comme celui des humanités numériques. Il est cependant intéressant de noter qu’en dépit de l’ancrage de certaines analyses dans la sociologie des professions (travail prescrit/réel, subordination, sale boulot, etc.), les travaux décrivant les « écologies » des mondes professionnels ne sont pas mobilisés. Cette absence est alors notable, car les questions abordées sont celles directement posées par la socio-histoire des professions de la recherche, qui rend compte des modalités de constitution et de maintien de positions différenciées, ou encore des normes spécifiques qui fondent l’action collective dans ce secteur d’activité. Dans une telle perspective, on pourrait pointer les limites d’une analyse qui englobe toutes ces activités dans une même catégorie de « subordonnés », et inviter à un programme de description plus systématique de l’organisation du travail scientifique et de la constitution de ses démarcations. Un tel programme est en effet important, car loin de se résumer à un petit nombre de savants mesurés à la visibilité de leurs publications, les mondes de la recherche sont riches de cette densité humaine que l’invisibilité fragilise4.

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Notes

1 Voir Waquet Françoise, L’ordre matériel du savoir. Comment les savants travaillent XVIe-XXIe siècle, Paris, CNRS, 2015 ; compte rendu de Boris Urbas pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.18603.

2 Voir Waquet Françoise, Une histoire émotionnelle du savoir. XVIIe-XXIe siècle, Paris, CNRS, 2019 ; compte rendu de Simon Dumas Primbault pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.33864.

3 Cf. Becker Howard, Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988 [1982].

4 Ce texte a d’ailleurs bénéficié de l’édition avisée de Bastien Fond pour l’équipe de Lectures.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Emilien Schultz, « Françoise Waquet, Dans les coulisses de la science. Techniciens, petites mains et autres travailleurs invisibles. », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 03 avril 2022, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/55354 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.55354

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