Amin Allal, Layla Baamara, Leyla Dakhli, Giulia Fabbiano (dir.), Cheminements révolutionnaires. Un an de mobilisations en Algérie (2019-2020)
Texte intégral
1Cet ouvrage publié avec l’appui de l’équipe de DREAM (DRatfing and Enacting the Revolutions in the Arab Mediterranean) et financé par le Conseil européen de la recherche (ERC-CoG DREAM) s’inscrit dans le sillage des recherches en sociologie des révolutions, dont il sait faire fructifier les apports. Il offre l’exemple accompli d’une histoire en train de se faire dans l’Algérie contemporaine et repose sur une analyse processuelle qui rend compte des évolutions des contextes, des univers socio-politiques et des groupes sociaux en lien avec l’avènement en 2019 du soulèvement populaire nommé « hirak ».
- 1 Olivier Fillieule et Mounia Bennani-Chraïbi, « Pour une sociologie des situations révolutionnaires (...)
2Pour comprendre l’aspect processuel de l’analyse, il faut rappeler que la sociologie des révolutions s’est souvent attachée d’un côté à l’identification des causes des révolutions, une « fixation étiologique »1 qui lui a d’ailleurs été reprochée. De l’autre côté, la « transitologie » s’est plutôt penchée sur les résultats révolutionnaires et la consolidation démocratique. Il en ressort que très peu d’études se sont concentrées sur l’étape intermédiaire des révolutions, à savoir les processus révolutionnaires eux-mêmes. L’ouvrage vise donc à corriger cet angle mort de la littérature. Les autrices et les auteurs traitent ainsi du processus révolutionnaire comme lieu dynamique de l’action collective, en laissant de côté les causes du soulèvement et leurs résultats.
3Le propos introductif, clairement exposé, insiste sur une idée simple mais fondamentale : « Il n’est pas compliqué de trouver des raisons pour se révolter, voire des aspirations qui pourraient être appelées des causes, ce qui est difficile, c’est de saisir le moment, et de cheminer vers la révolution » (p. 11). Pour cela, des chercheur.euse.s ont arpenté le terrain en tous sens, ont rencontré une série de protagonistes et tenté de saisir ce que ce « temps révolutionnaire leur faisait » (p. 12).
4L’ouvrage convie le lecteur à un voyage à travers différentes perspectives disciplinaires. Les partis pris des autrices et des auteurs, loin d’être réducteurs, permettent de restituer la complexité « des dynamiques du surgissement protestataire » (p. 19). Les contributions d’anthropologues, d’historien.ne.s, politistes et sociologues mettent l’accent sur les logiques plurielles de la dynamique révolutionnaire.
5Dans la première partie, l’ouvrage revient sur les effets du hirak sur des groupes sociaux constitués dans des espaces et lieux différents : les jeunes garçons des quartiers populaires, les harraga (voir ci-dessous), les syndicats autonomes et les militants politiques et associatifs, autant de groupes sociaux ou politiques prenant part au mouvement contestataire.
- 2 « Le terme hrague (ou ahrig, hrig) – d’origine arabe et berbère – signifie en premier lieu « brûler (...)
6À partir d’une enquête intensive auprès d’un petit groupe de « fils de quartiers » populaires d’Alger et d’Oran, Laurence Dufresne-Aubertin pointe le fléchissement dans la participation de ces acteurs et actrices au hirak. En politiste, elle décrit l’entrée enthousiasmante en révolution de ces jeunes puis dévoile des pratiques finalement contrastées. Farida Souiah revient quant à elle sur la relation entre migration et contestation à travers le cas des harraga, un terme qui signifie « brûleurs »2 : brûleurs de frontières, de papiers, de lois qui prennent la mer depuis l’Algérie à bord des bateaux de pêche ou pneumatiques pour rejoindre les pays européens. Elle montre que leur expérience au sein du hirak est presque analogue à celle des jeunes de quartiers populaires, c’est-à-dire qu’elle est avant tout le fruit de circonstances : passant par des lieux des manifestations, ils ont participé aux marches sans engagement, ni désengagement ou opposition. Si la présence iconographique des harraga dans les marches révèle une certaine reconnaissance des gens ordinaires, le hirak ne transforme toutefois pas le regard des candidat.e.s à quitter l’Algérie.
7Layla Baamara investit l’espace contestataire organisé des militant.e.s politiques démocrates et de gauche, des syndicalistes et des militant.e.s en association. Elle a assisté aux réunions et aux débats organisés au siège du RAJ, le Rassemblement actions jeunesse, une association interdite par l’État en septembre 2021. D’après elle, les modes d’action et les perceptions des militant·es dans le hirak sont gêné.e.s car les plus aguerri.e.s ou celles et ceux qui proviennent d’organisations traditionnelles (partis politiques et syndicats) sont habitué.e.s à la structuration et à régenter les actions des manifestant.e.s. Or les protestataires profanes du hirak refusent la structuration du mouvement et mettent en avant l’horizontalité du soulèvement. Siham Benddoubia propose quant à elle une réflexion sur le rapport des syndicats autonomes au hirak, à partir d’une chronologie détaillée. Si le hirak a poussé les syndicalistes à prendre part au mouvement et à le soutenir, les syndicats autonomes sont restés fixés sur des revendications sectorielles. L’autrice dévoile alors les contradictions et les relations tendues qui touchent le monde syndical autonome dans le contexte du soulèvement. En effet, les syndicats autonomes sont inféodés aux partis politiques dits « d’opposition ». Dès lors, même si les syndicalistes autonomes participent et soutiennent le hirak, ils sont rejetés par les profanes : les syndicats et les partis politiques sont considérés comme des « collaborateurs » d’un régime corrompu.
8La seconde partie de l’ouvrage décrit ce qui joue dans le hirak en Algérie et en France. Les autrices et les auteurs traitent leur objet à la fois comme « fait » – donc comme un arrêt sur image – et comme « se faisant », ce qui justifie leur intérêt pour des enquêtes de terrain fondées sur une connaissance précise de petits groupes d’individus et sur des lieux précis. Giulia Fabbiano, anthropologue, étudie le « hirak hexagonal » (p. 174) comme espace pluriel dense et comme « protestation hybride » (p. 177). Le hirak algérien en France consiste en un ensemble de rassemblements organisés par des collectifs, des associations culturelles et des sections françaises de partis politiques algériens chaque dimanche à Paris (place de la République ou place de la bataille de Stalingrad), à Marseille, à Lyon, à Lille et à Strasbourg. À ces protestations ponctuelles organisées depuis mi-février 2019 s’ajoutent d’autres manifestations occasionnelles devant l’ambassade d’Algérie à Paris et les consulats d’Algérie en France.
9Le hirak s’inscrit donc dans un champ transnational. Les protestataires de la diaspora algérienne en France se réapproprient la politique en faisant appel à l’histoire du mouvement national en Algérie et du mouvement national algérien en France. En rappelant le passé colonial, les protestataires donnent du sens au présent. Si le hirak transpose le passé, ce n’est pas seulement pour penser un futur possible, mais aussi pour savoir conjuguer le passé et lui donner un effet rassembleur.
10Sophia Arezki, historienne, explore la présence du passé dans le présent à partir de matériaux recueillis (slogans, banderoles, pancartes) pendant les marches du vendredi et du mardi (pour les étudiant.e.s) à Alger. La chercheuse met en exergue les ancrages historiques de la guerre d’indépendance dans les élans du hirak actuel. En tant qu’historien citoyen et engagé dans le hirak, Nadjib Sidi-Moussa observe la persistance dans le mouvement « d’une matrice populiste et nationaliste qu’il partage avec le régime » (p. 229). Il montre la difficulté de proposer des discours critiques et alternatifs. Ces trois chapitres ont le mérite de ne pas faire de l’Histoire des prolégomènes académiques que l’on oublie une fois qu’on croit lui avoir rendu justice.
11Les deux derniers chapitres s’articulent autour de la critique de l’idée reçue selon laquelle le hirak signalerait un « réveil » de l’Algérie depuis février 2019. L’historien Amar Mohand-Amer plaide au contraire pour une archéologie historique en défendant un « continuum des contestations d’ordre politique, économique, culturel, social et environnemental » (p. 243). Pour ce faire, l’auteur s’arrête sur une séquence du hirak, la contestation de l’élection présidentielle de 2019, qui s’inscrit dans la tradition des contestations des élections locales et nationales précédentes.
- 3 Edward Thompson, « The moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century », Past-Present(...)
12Complétant le thème dans une approche socio-anthropologique, Tarik Dahou prend appui, avec de solides bases théoriques, sur un terrain jusqu’ici peu exploré : le secteur illégal de la contrebande des ressources maritimes. L’auteur consacre son analyse à « une autre Algérie qui vit d’expédients aux marges de l’État » (p. 255) mais bien présente dans le hirak. En effet, ces groupes d’individus engagés dans le commerce informel font face à une gamme de contraintes quotidiennes. S’ils parviennent à détourner le pouvoir de l’État par le versement d’une partie de la rente, elles n’en subissent pas moins de l’arbitraire de la part des agents de contrôle du même État. Les individus qui intègrent les réseaux de la contrebande demandent justice et conjuguent cette question à une question plus large : la citoyenneté. Ces individus en passe de devenir des sujets politiques ne cessent de déconstruire leur position, leur place et leur rapport à l’État. Leur subjectivation politique est redevable d’un ensemble de trajectoires socialement situées, d’un réseau de sociabilités et de pratiques sociales mais aussi de la « rupture de contrat tacite »3 entre les contrebandiers et l’État. L’irruption des dominés (les contrebandiers) sur la scène politique se comprend ainsi à partir du contrat symbolique liant le pouvoir local aux classes populaires.
13Sans vouloir diminuer le plaisir pris à la lecture d’un ouvrage généreux, foisonnant et subtil, qu’il soit permis d’exprimer un regret, compte tenu de l’ampleur du travail effectué et de la durée des enquêtes : les lectrices et les lecteurs auraient apprécié pouvoir disposer des récits détaillés des enquêtes, de leurs méandres, des obstacles rencontrés et des moyens utilisés pour les dépasser. Les sciences sociales justifient leur rigueur scientifique grâce à l’auto-analyse, soit l’objectivation des conditions de production des données. Ici, nous nous interrogeons sur l’absence d’éléments quant à la position des enquêteur.trice.s et aux conditions de possibilité de telles enquêtes ; l’ouvrage néglige ainsi l’importance des propriétés sociales des chercheur.euse.s dans la construction de l’objet en contexte autoritaire.
14Toutefois, les annexes (la chronologie, la liste des sigles et des organisations, les illustrations, les notes encadrées) complètent ce stimulant opus et facilitent la lecture pour des personnes non familières à l’Algérie. Il permet de donner à comprendre et d’illustrer de façon très accessible l’approche processuelle des moments révolutionnaires, et peut être ainsi mobilisé à la fois pour l’enseignement et pour la recherche en sciences sociales.
Notes
1 Olivier Fillieule et Mounia Bennani-Chraïbi, « Pour une sociologie des situations révolutionnaires : retour sur les révoltes arabes », Revue française de science politique, vol. 62, n° 5-6, 2012, p. 767-797.
2 « Le terme hrague (ou ahrig, hrig) – d’origine arabe et berbère – signifie en premier lieu « brûler » […]. On peut également rapprocher ce terme de l’expression argotique française “brûler le dur”, qui signifie prendre le train en tant que passager clandestin. » Arab Chadia, Juan-David Sempere Souvannavong, « Les jeunes harragas maghrébins se dirigeant vers l’Espagne : des rêveurs aux “brûleurs de frontières” », Migrations Société, vol. 125, n° 5, 2009, p. 191-206. Pour une vue d’ensemble sur ce terme, voir Arab Chadia « Le “hrague” ou comment les Marocains brûlent les frontières », Hommes & Migrations, n° 1266, 2007, p. 82-94.
3 Edward Thompson, « The moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century », Past-Present, n° 50, 1971, p. 76-136. Traduction française : « L’économie morale de la foule dans l’Angleterre du XVIIIe siècle », in Guy-Robert Ikni et Florence Gauthier (dir.), La guerre du blé au XVIIIe siècle. La critique populaire contre le libéralisme économique, Montreuil, Éditions de la Passion, 1990, p. 31-92.
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Référence électronique
Atmane Aggoun, « Amin Allal, Layla Baamara, Leyla Dakhli, Giulia Fabbiano (dir.), Cheminements révolutionnaires. Un an de mobilisations en Algérie (2019-2020) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 17 mars 2022, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/55034 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.55034
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