Sébastien Caré, La théorie politique contemporaine
Texte intégral
- 1 Cf. Caré Sébastien, Les libertariens aux Etats-Unis. Sociologie d’un mouvement asocial, Rennes, Pre (...)
- 2 Voir Chevallier Jean-Jacques, Les grandes œuvres politiques. De Machiavel à nos jours, Paris, Arman (...)
- 3 Voir Nay Olivier, Histoire des idées politiques. La pensée politique occidentale de l’Antiquité à n (...)
- 4 Sur ce point, voir notamment Hauchecorne Mathieu, La gauche américaine en France. La réception de J (...)
1En pleine période électorale pour la présidentielle française, la lecture du manuel de Sébastien Caré consacré aux idées politiques contemporaines est particulièrement intéressante. En quelques 300 pages, l’auteur dresse une cartographie des principaux courants et des grands auteurs emblématiques de la pensée politique actuelle dans le monde occidental. Cet ouvrage, qui repose sur des années d’enseignement d’un maître de conférences en science politique spécialiste du courant libertarien1, est un guide de découverte très synthétique. Il expose les grands débats qui animent la vie en société et la conquête du pouvoir. À ce titre, il vient compléter les classiques que Jean-Jacques Chevallier2 et Olivier Nay3 ont déjà publiés chez Armand Colin dans la même collection. Son objectif est de montrer non seulement la richesse des théories apparues à partir des années 1970 dans le sillage de John Rawls et sa théorie de la justice4, mais aussi la continuité et le renouvellement de certains courants de pensée politique.
- 5 Cf. par exemple Skornicki Arnault et Tournadre Jérôme, La nouvelle histoire des idées politiques, P (...)
2L’ouvrage débute par un effort de clarification des notions et des enjeux de la théorie politique. S’il s’agit d’un ensemble de connaissances fondamentales pour la compréhension de la science politique et des sciences sociales en général, le statut scientifique de la théorie politique reste fragile et fait l’objet de contestations. L’auteur souligne alors sa double vocation : d’une part dédiée aux « théories explicatives, ou positives, du politique, qui visent l’unification des connaissances et l’organisation de la recherche empirique en proposant, par abstraction, des modèles simplifiés qui établissent des liens de causalité entre les phénomènes observables et facilitent la prévision des événements particuliers » (p. 8) ; d’autre part aux « théories politiques normatives, ou évaluatives, qui portent sur la réalité politique un jugement de valeur, et/ou confrontent à l’être observé un devoir-être systématisé » (p. 8). Sébastien Caré indique ainsi que c’est surtout cette dimension normative qu’il cherchera à mettre en valeur, mettant à profit le renouveau des recherches dans le domaine de l’histoire des idées politiques5.
3La théorie politique contemporaine analyse des systèmes de pensée dans une triple perspective, à travers les prismes du bon, du juste et de l’efficient. L’ouvrage revient sur la place dominante du libéralisme dans l’organisation politique actuelle des pays occidentaux, puis il aborde ses critiques. L’auteur débute ainsi par une analyse des théories libérales et libertariennes basées sur la défense des libertés ou de la propriété privée, avant de décrire les courants qui nuancent ou remettent en cause ces approches en termes de justice sociale, mais aussi de prise en compte des enjeux communautaires, démocratiques, ou encore écologiques. Cette démarche lui permet de mettre en valeur la dimension chronologique de l’évolution de la pensée, les discussions, l’approfondissement de certains aspects théoriques, les nuances, les rejets radicaux, etc. Dans ce panorama, on retrouve des analyses issues de nombreuses sciences sociales : l’économie, la philosophie, le droit, la sociologie, ou l’anthropologie par exemple. Les théoriciens évoqués font l’objet de descriptions claires et pédagogiques qui reprennent l’essentiel de leurs apports à la pensée politique. Se côtoient ainsi, tout au long de l’ouvrage, près de 70 auteurs dont les travaux sont discutés tant en termes de contenu que de conséquences politiques et sociales.
- 6 Voir par exemple Audier Serge, Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, (...)
4Avec 12 chapitres répartis en cinq parties, l’auteur nous mène du libéralisme tempéré de la sortie de la seconde guerre mondiale jusqu’aux théories écologistes et féministes qui font respectivement de la nature et du genre des objets politiques contemporains à part entière. La première partie sur les théories libérales et libertariennes documente cette évolution radicale vers une conception absolutiste des libertés individuelles. Cette conception s’explique notamment par un approfondissement des postulats du raisonnement économique – discipline de rattachement des principaux auteurs de ces courants – qui place l’individualisme méthodologique et la souveraineté des choix des agents au cœur des processus sociaux. Des théoriciens comme Milton Friedman, James Buchanan ou Friedrich Hayek défendent ainsi un libéralisme offensif qui prône une réduction forte de l’interventionnisme public. Ils considèrent la liberté de choix des individus comme une valeur politique fondamentale. Ces idées, largement utopiques quand elles ont été énoncées, sont progressivement devenues centrales au cours de la seconde moitié du XXème siècle6.
5La deuxième partie décrit ensuite les théories socialistes et libérales égalitaristes qui ont cherché à renouveler des idées conceptualisées au XIXème siècle. Face au renouveau des approches libérales, elles constituent alors des critiques économiques qui s’efforcent de tenir compte des inégalités et des injustices que les sociétés d’individus entraînent nécessairement. Dans ce registre, l’auteur décrit notamment les travaux de John Roemer, qui renouvelle le marxisme en soulignant l’exploitation sociale qui découle du libéralisme économique. Il évoque aussi la théorie de la justice de John Rawls, qui propose une méthode pour protéger les personnes les plus défavorisées en garantissant les libertés de base et l’égalité des chances. Sans renier les avancées issues du libéralisme, la pensée politique propre aux théories socialistes et aux théories libérales égalitaristes vise ainsi à concilier la liberté, la justice et la démocratie.
6Dans la partie suivante du livre, l’auteur aborde les critiques morales du libéralisme, ceci au fil de trois chapitres respectivement consacrés aux théories conservatrices, aux théories communautariennes et aux théories multiculturalistes. On y retrouve ou découvre des auteurs qui contestent l’idée que des individus libres et souverains font des choix politiques satisfaisants. Les théories conservatrices d’Allan Bloom, Roger Scruton, ou encore Christopher Lasch, par exemple, insistent sur les conséquences négatives des changements sociaux tant dans les domaines politique que culturel. Ces approches considèrent que l’idée de progrès ne se suffit pas pour fonder la vie en société. De même, les théories communautariennes, qui sont principalement issues d’Amérique du Nord, prolongent le conservatisme en combinant le respect de valeurs qui ont fait leurs preuves dans le temps avec une volonté de favoriser la solidarité ou la participation civique. Enfin, les théories multiculturalistes défendent des politiques qui valorisent les cultures minoritaires que le libéralisme tendrait à occulter. Ces critiques morales supposent ainsi que le libéralisme sacrifie la tradition et la vie en commun au profit du progrès et au détriment des inégalités… Il omet les droits collectifs, et la diversité des statuts auxquels aspirent en grande partie des citoyens. Il écarte des décisions celles et ceux qui souhaitent simplement obtenir une reconnaissance sociale.
7La quatrième partie revient ensuite sur un terrain plus politique et regroupe les théories républicaines, démocratiques, et critiques du pouvoir. Ces approches soulignent les aspects purement formels du libéralisme, qui ne garantit pas la participation concrète des individus dans les affaires publiques. Elles défendent alors des pratiques délibératives et émancipatrices qui favorisent l’appropriation par les citoyens des sujets qui les préoccupent. Ainsi, Jurgen Habermas défend une véritable éthique de la discussion en termes politiques, où chaque norme doit faire l’objet d’une recherche de consensus, et dont l’adoption suppose que tout citoyen a pu exprimer son point de vue. De son côté, Jacques Rancière estime que la politique est indissociable du conflit, du dissensus, et que l’émancipation politique concerne au premier chef les personnes qui subissent le plus d’inégalités et qui vont s’exprimer pour les dénoncer. Par ailleurs, les théories critiques évoquées dans le livre pointent le rôle coercitif des structures de pouvoir, qui masquent des rapports de domination politique sous un vernis de liberté. L’analyse du biopouvoir de Michel Foucaut permet alors de montrer comment la politique s’emploie à discipliner les corps et contrôler les populations. Par ailleurs, les travaux d’anthropologie anarchiste de Pierre Clastres, James Scott ou David Graeber visent à remettre en question la place centrale de l’État dans l’organisation politique et à lui substituer des formes d’organisation décentralisées alternatives.
8Intitulée « nature et genre : les nouveaux fronts de la critique anti-libérale », la cinquième et dernière partie traite des théories écologistes et féministes. Ces courants indiquent comment la terre, les animaux, la famille, ou encore la sexualité ont été minorés à la fois dans les conceptions contemporaines de la vie en commun et dans l’action publique. Ils rejettent les postulats du libéralisme de façon plus radicale que les approches précédentes, en insistant sur ses impensés et ses conséquences négatives. Parmi les théories abordées dans cette partie, on retrouve par exemple celle d’Elinor Ostrom, qui a mis en valeur de manière empirique les différentes formes d’organisation visant à gérer des ressources communes sans les surexploiter.
9Au final, ce manuel constitue une lecture stimulante et richement documentée. Il traite des principaux domaines de la pensée politique contemporaine et sera utile tant au lecteur curieux qu’à l’étudiant spécialisé. On pourrait simplement regretter que le contexte dans lequel ces théories apparaissent et se développent ne soit pas suffisamment mis en avant, l’ouvrage faisant le choix cohérent d’insister sur le contenu des théories et leur dimension normative.
Notes
1 Cf. Caré Sébastien, Les libertariens aux Etats-Unis. Sociologie d’un mouvement asocial, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010 ; et Caré Sébastien, La pensée libertarienne. Genèse, fondements et horizons d’une utopie libérale, Paris, Presses Universitaires de France, 2009.
2 Voir Chevallier Jean-Jacques, Les grandes œuvres politiques. De Machiavel à nos jours, Paris, Armand Colin, 1949 (ensuite réédité avec Yves Guchet en « collection U »).
3 Voir Nay Olivier, Histoire des idées politiques. La pensée politique occidentale de l’Antiquité à nos jours, Paris, Armand Colin, 2016 [2004] ; compte rendu d’Igor Martinache pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.21845.
4 Sur ce point, voir notamment Hauchecorne Mathieu, La gauche américaine en France. La réception de John Rawls et des théories de la justice, Paris, CNRS, 2019 ; compte rendu d’Arthur Kramer pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.41689.
5 Cf. par exemple Skornicki Arnault et Tournadre Jérôme, La nouvelle histoire des idées politiques, Paris, La Découverte, 2015 ; compte rendu d’Arthur Hérisson pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.18003.
6 Voir par exemple Audier Serge, Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, 2012 ; compte rendu de Laure Célérier pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.8793.
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Référence électronique
Guillaume Arnould, « Sébastien Caré, La théorie politique contemporaine », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 15 mars 2022, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/54963 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.54963
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