Jean-Paul Delahaye, L’école n’est pas faite pour les pauvres. Pour une école républicaine et fraternelle
Texte intégral
1Liberté, égalité, fraternité, telle est la devise de la République française. Pour autant, son école contribue aujourd’hui au maintien d’inégalités et ne traite pas équitablement tous les publics. Pour Jean-Paul Delahaye, ancien directeur général de l’enseignement scolaire, c’est un problème. Selon lui, afin de s’aligner sur les valeurs de la République, l’école devrait être gratuite, ouverte à tout le monde, mixte socialement et donner plus à celles et ceux qui en ont le plus besoin, ne serait-ce que le temps de la scolarité obligatoire. Il note bien que les inégalités ne peuvent être combattues seulement à l’école quand la société est inégale, mais cela n’est selon lui pas une raison de ne rien faire. L’auteur souligne la nécessité pressante de réformes éducatives portées « par une opinion publique préparée en cela par un débat préalable au sein de la société tout entière. C’est l’ambition de cet ouvrage que d’y contribuer » (p. 15). Informé par un ensemble de références, d’études et de rapports, il propose de dresser un état des lieux et d’exposer des pistes de réflexion pour l’action, pour ne pas seulement déplorer l’état des faits mais contribuer à y remédier.
- 1 48 %, ce qui est plus élevé que la moyenne des pays de l’Organisation de coopération et de développ (...)
- 2 Les compositions sociales des populations d’élèves des grandes écoles ne sont pas identiques, les p (...)
- 3 Pasquali Paul, Héritocratie. Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-202 (...)
- 4 Laidi Louisa, « L’inclusion face à l’élitisme scolaire : le cas du dispositif ULIS au collège », Le (...)
2Le livre est divisé en cinq parties. La première est un diagnostic sur l’état du système éducatif. Selon Jean-Paul Delahaye, la France fait mieux qu’il y a soixante ans. Aujourd’hui, environ 80 % d’une classe d’âge obtient le baccalauréat, et près de la moitié des jeunes sortent de formation initiale titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur1. Cependant, les origines sociales ont un poids plus important dans les devenirs scolaires que dans d’autres pays comparables. En fait, le système éducatif français trie et sélectionne les élèves mais échoue à aider celles et ceux qui sont en difficulté. Malgré l’idée du collège unique, les élèves ne sont pas scolarisé·e·s ensemble, avec une ségrégation entre établissements et au sein des établissements. Les enfants des familles dites défavorisées sont surreprésenté·e·s dans les filières d’enseignement et de formation professionnelles du secondaire et sous-représenté·e·s dans les filières générales. En outre, ces élèves disparaissent à mesure qu’on s’élève dans le cursus scolaire et dans la hiérarchie de prestige des établissements2. Les politiques dites d’ouverture sociale récentes n’ont pas réglé ce problème, car elles ne portent que sur quelques élèves, les autres se perdant encore en route : quelques boursiers·ères sur critères sociaux ne suffisent pas à réduire les inégalités3. En somme, l’école n’est pas faite pour les enfants des milieux modestes, et encore moins quand ces enfants sont en situation de handicap4.
- 5 « A prendre connaissance de ces chiffres […], on est fondé à se demander qui sont vraiment les assi (...)
- 6 Zuber Stéphane, « Évolution de la concentration de la dépense publique d’éducation en France : 190 (...)
- 7 En fait, aujourd’hui, le surcoût généré par élève dans les zones d’éducation prioritaire est compen (...)
3Les parties suivantes abordent les quatre principaux leviers que l’auteur voit pour une école davantage républicaine et fraternelle, le premier étant de mieux utiliser le budget afin de réduire les inégalités. La dépense d’éducation est en baisse relative par rapport au PIB depuis un quart de siècle. Des milliards manquent donc pour lutter contre les inégalités. Cependant, en plus de cela, l’argent ne va pas aux plus démuni·e·s mais aux plus riches5. Les familles les plus favorisées captent au profit de leurs enfants une part importante du budget de l’éducation nationale, entre autres parce que leurs enfants font des études plus longues et plus couteuses que les autres6. Lorsque les économies budgétaires sont faites, c’est au détriment des plus démuni·e·s. Par exemple, la France dépense moins pour son école primaire mais plus pour le secondaire que ses voisins européens, alors que ces milieux n’accueillent pas les mêmes publics. Jean-Paul Delahaye estime qu’il faut consacrer des moyens pour lutter contre les inégalités dès le début de la scolarité et qu’une offre de formation de qualité devrait être garantie sur tout le territoire, avec des vrais moyens renforcés pour les zones de difficultés pédagogiques7.
4Le second est de mieux considérer et former les personnels d’enseignement et d’éducation. Des études montrent que la satisfaction personnelle des enseignant·e·s influe sur la performance des élèves. Or, en France, les enseignant·e·s sont moins payé·e·s que dans d’autres pays similaires. L’auteur propose de revaloriser les salaires en les alignant sur la moyenne des pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Cette revalorisation faite, il faudra parler de l’organisation et du temps de travail des enseignant·e·s, car la France a choisi de faire du temps scolaire des élèves le moyen d’encadrer ces salaires, au détriment des élèves. En outre, il faut investir dans la formation, notamment continue, des personnels, en prenant en compte leurs besoins exprimés. La France a des enseignant·e·s bien diplômé·e·s, mais avec une formation pédagogique trop légère, ce qui fait qu’ils et elles sont démuni·e·s pour gérer les difficultés qu’ils et elles rencontrent. Ces formations pourraient notamment comporter des éléments plus pratiques, comme des activités concrètes permettant de mieux connaître les conditions de vie des élèves. Enfin, une réflexion doit être entamée pour constituer des équipes pédagogiques et éducatives pérennes dans les divers établissements.
- 8 L’auteur évoque notamment les sixièmes bilangues, utilisées par les familles dites privilégiées pou (...)
- 9 Les parents les plus favorables à la semaine de 4 jours viennent des classes moyennes et supérieure (...)
- 10 L’aide au travail personnel est encore mal pris en charge à l’école. Or, l’auteur pense que c’est l (...)
5Le troisième levier consiste à modifier l’organisation pédagogique, pour qu’elle soit moins centrée sur le tri et la sélection des élèves et plus ouverte sur les alliances éducatives avec les familles et les collectivités territoriales. L’auteur estime que la scolarité obligatoire doit être conçue comme exigeante et bienveillante pour tou·te·s, ce qui nécessite des approches pédagogiques diversifiées, afin de ne pas transmettre savoirs et valeurs qu’à une partie de la jeunesse. Un socle commun partagé par la jeunesse doit être établi. Cela passera par un travail de définition des savoirs utiles dans la culture de tout·e citoyen·ne et nécessaires pour émanciper les élèves, comme des enseignements techniques davantage manuels ou de découverte du monde de l’entreprise et de l’économie, et la suppression des options et des parcours particuliers qui séparent les élèves sans les préparer aux études ultérieures8. Les rythmes scolaires doivent être pensés en tenant compte des avis de toutes les parties prenantes, et pas seulement des plus vocales9. L’enseignement professionnel doit devenir une formation reconnue offerte à tou·te·s. L’aide au travail personnel doit être pris en charge à l’école10. De plus, il faut encourager les équipes pédagogiques locales à agir collectivement et leur faire confiance, le tout dans un cadre national bien défini.
- 11 La mixité sociale et scolaire est bénéfique, car, selon des études que l’auteur cite, au moins pour (...)
6Le dernier levier est de penser la répartition de la population scolaire sur un territoire pour combattre le séparatisme social. L’auteur estime que pour préparer les citoyen·ne·s au vivre ensemble, il faut scolariser la jeunesse ensemble, et que politiques scolaires et d’urbanisme doivent être pensées conjointement. La mixité sociale à l’école est bénéfique pour tout le monde11. Cependant, elle fait généralement peur aux familles, qui usent de stratégies pour l’éviter. L’auteur écrit qu’il faut une affectation régulée par une instance publique, tout en permettant à toutes les parties prenantes de s’exprimer sur ce processus. De plus, les établissements privés devraient être mieux encadrés. Il serait par exemple possible de demander à ces établissements recevant des fonds publics des engagements en faveur de la mixité sociale, en différenciant les dotations selon le degré de mixité sociale. Enfin, il faut porter davantage attention aux recherches sur l’éducation et aux expérimentations sur le terrain, qui bien que pouvant être prometteuses sont parfois mises au placard sans évaluation.
- 12 Il n’y a qu’à voir les réactions récentes sur le sujet des procédures d’admission de deux lycées pa (...)
- 13 C’est aussi le cas des établissements prestigieux comme les grandes écoles, qui ont un poids fort d (...)
- 14 Ce qui est par exemple fait dans : Tanchuk Nicolas, Rocha Tomas et Kruse Marc, « Is Becoming an Opp (...)
7Dire que le système éducatif est inégalitaire n’est pas révolutionnaire. Cependant, beaucoup de références en restent là. Le risque est alors grand d’être démoralisé devant l’étendue du problème et le sentiment de ne pas savoir quoi faire pour y remédier. La grande force de ce livre est de fourmiller d’idées, en exposant à la fois des problèmes existants et des pistes pour lutter contre les inégalités. Ces pistes de réflexion et d’action permettent de ne pas voir le projet de réduction des inégalités scolaires comme insurmontable, mais abordable avec des réformes concrètes. Cependant, ce n’est pas parce que le changement est possible qu’il va advenir, et c’est là où le livre pèche si son objectif est de faire advenir des changements. Construire une école plus sociale et fraternelle est une question d’intérêt général pour l’auteur, et il cherche à nous convaincre en essayant notamment de susciter l’indignation des lecteurs·rices au cours de l’ouvrage devant des faits qu’il cadre comme profondément inégalitaires. Cela risque de n’indigner qu’une partie de la population, n’émouvant que peu les « privilégié·e·s » dans le système actuel. Or, il existe des inégalités de poids et de présence dans l’espace public. Une minorité vocale a des relais médiatiques et politiques puissants et sait se faire entendre12. L’auteur aimerait que tout le monde ait une voix dans l’espace public, puisse participer aux débats et peser sur les politiques publiques, ce qui est louable. Mais peut-être aurait-il dû insister davantage dans son argumentation sur les bénéfices que les enfants des familles dites privilégiées retireront de ces changements, vu que ces familles ont un poids fort dans l’espace public et peuvent demander, freiner ou encore bloquer des réformes13. Il y touche un peu dans l’ouvrage, en disant qu’il y aura des bénéfices économiques et démocratiques pour tout le monde. Cependant, il aurait sans doute fallu insister plus sur le sujet, pour les convaincre que réduire les inégalités dans le système éducatif est plus avantageux pour leurs enfants que de laisser le système actuel en place14. Peut-être alors verrons-nous enfin les inégalités du système éducatif diminuer.
Notes
1 48 %, ce qui est plus élevé que la moyenne des pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Selon la description que l’on trouve sur leur site, l’OCDE est une organisation internationale qui œuvre pour la mise en place de politiques favorisant la prospérité, l’égalité des chances et le bien-être pour tout le monde (https://www.oecd.org/fr/apropos/). L’OCDE compte près d’une quarantaine de pays membres, surtout des pays du Nord global. Sur la notion de Nord global, Jakubiak Cori, « The Possibility of Critical Language Awareness Through Volunteer English Teaching Abroad », dans Anti-Oppressive Education in Elite Schools : Promising Practices and Cautionary Tales from the Field, New York, Teachers College Press, 2021, p. 109-120.
2 Les compositions sociales des populations d’élèves des grandes écoles ne sont pas identiques, les plus prestigieuses accueillant des proportions élevées d’élèves de familles dites favorisées, plus que les autres. Bonneau Cécile, Charousset Pauline, Grenet Julien, Thebault Georgia, « Quelle démocratisation des grandes écoles depuis le milieu des années 2000 ? », rapport IPP n° 30, 2021.
3 Pasquali Paul, Héritocratie. Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-2020), Paris, La Découverte, 2021 ; compte rendu de Christophe Birolini pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.52034. De plus, ces politiques et discours déplacent les problèmes du système sur les individus, voir par exemple la critique dans le compte rendu de Pochon Sarah, Derrière la grande porte. Une année à Henri-IV, Bordeaux, Éditions du Détour, 2021 ; compte rendu de Christophe Birolini pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.50089.
4 Laidi Louisa, « L’inclusion face à l’élitisme scolaire : le cas du dispositif ULIS au collège », Les cahiers de la LCD, 3, 2019, p. 21-39, disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/clcd.011.0021.
5 « A prendre connaissance de ces chiffres […], on est fondé à se demander qui sont vraiment les assistés dans notre pays » (p. 53) nous dit l’auteur, qui parle d’une solidarité à l’envers. Robert Merton a théorisé cela en sociologie comme l’effet Matthieu, en référence à une phrase de l’Évangile selon Matthieu : car à tout homme qui a, l’on donnera et il aura du surplus ; mais à celui qui n’a pas, on enlèvera ce qu’il a. Merton Robert K., « The Matthew Effect in Science : The reward and communication systems of science are considered », Science, 159, n° 3810, 1968, p. 56-63, disponible en ligne : https://www.science.org/doi/abs/10.1126/science.159.3810.56.
6 Zuber Stéphane, « Évolution de la concentration de la dépense publique d’éducation en France : 1900-2000 », Éducation & formations, 70, 2004.
7 En fait, aujourd’hui, le surcoût généré par élève dans les zones d’éducation prioritaire est compensé par le fait que les enseignant·e·s y sont en moyenne plus jeunes et moins souvent titulaires, donc moins payé·e·s, qu’ailleurs.
8 L’auteur évoque notamment les sixièmes bilangues, utilisées par les familles dites privilégiées pour séparer leurs enfants des autres. De plus, ces sixièmes bilangues ont un coût élevé, exemple de plus de la redistribution inégale des ressources devant servir à tou·te·s les élèves.
9 Les parents les plus favorables à la semaine de 4 jours viennent des classes moyennes et supérieures. En effet, ces familles ont la possibilité de permettre à leurs enfants de faire des activités extra-scolaires, et font du temps hors de l’école un temps d’éducation : Sue Roger, « Les temps nouveaux de l’éducation », Revue du MAUSS, 28, n° 2, 2006, p. 193-203, disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/rdm.028.0193. Les parents de classe populaire sont majoritairement défavorables à la semaine de 4 jours. C’est donc un exemple d’absence de prise en compte des besoins et volontés des milieux populaires dans l’organisation de l’école.
10 L’aide au travail personnel est encore mal pris en charge à l’école. Or, l’auteur pense que c’est là qu’il devrait advenir, pour ne pas faire le jeu des cours privés payants et contribuer à renforcer les inégalités. « En 2015, on pouvait estimer le montant des exonérations fiscales consenties dans le cadre du soutien scolaire privé à trois cents millions d’euros, soit dix fois plus que la dépense publique pour l’accompagnement éducatif en éducation prioritaire » (p. 103-104). Vu que ce sont principalement les familles dites privilégiées qui ont recours aux cours privés et qui bénéficient donc des aides financières, l’argent va encore une fois vers les plus riches. Sur les inégalités liées aux cours privés, voir par exemple Parienty Arnaud, School business. Comment l’argent dynamite le système éducatif, Paris, La Découverte, 2015 ; compte rendu d’Arnaud Pierrel pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.19160.
11 La mixité sociale et scolaire est bénéfique, car, selon des études que l’auteur cite, au moins pour ce qui est des résultats scolaires, elle est avantageuse pour les élèves faibles tout en ne nuisant pas aux élèves avec des meilleurs résultats.
12 Il n’y a qu’à voir les réactions récentes sur le sujet des procédures d’admission de deux lycées parisiens, sujet qui a fait couler beaucoup d’encre dernièrement. Pour aller plus loin sur ce débat et les effets de ce changement, voir : Charousset Pauline, Grenet Julien, « Henri-IV, Louis-le-Grand et la méritocratie », La Vie des idées, 2022, disponible en ligne : https://laviedesidees.fr/Henri-IV-Louis-le-Grand-et-la-meritocratie.html. De manière générale, les établissements prestigieux et les classes dominantes ont de plus solides relais médiatiques que les autres : Poupeau Franck, « Collèges de banlieue et lycées prestigieux : Notes sur les traitements différentiels de deux mobilisations scolaires », Regards Sociologiques, n° 24, 2003, p. 35-45, disponible en ligne : http://www.regards-sociologiques.fr/n24-2003-04.
13 C’est aussi le cas des établissements prestigieux comme les grandes écoles, qui ont un poids fort dans l’espace public et peuvent modeler, freiner ou empêcher des réformes, Pasquali Paul, Héritocratie. Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-2020), Paris, La Découverte, 2021 ; compte rendu de Christophe Birolini pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.52034.
14 Ce qui est par exemple fait dans : Tanchuk Nicolas, Rocha Tomas et Kruse Marc, « Is Becoming an Oppressor Ever a Privilege ? », dans Anti-Oppressive Education in Elite Schools : Promising Practices and Cautionary Tales from the Field, New York, Teachers College Press, 2021, p. 39-50.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Christophe Birolini, « Jean-Paul Delahaye, L’école n’est pas faite pour les pauvres. Pour une école républicaine et fraternelle », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 14 mars 2022, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/54950 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.54950
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page