Anne Alombert, Victor Chaix, Maël Montévil, Vincent Puig (dir.), Prendre soin de l’informatique et des générations. En hommage à Bernard Stiegler
Texte intégral
1L’informatique inspire autant qu’elle inquiète. Depuis sa formalisation théorique dans les années 1940, l’informatique a été envisagée comme un modèle pour penser le fonctionnement du cerveau, des sociétés ou encore de l’univers. Tout serait machines de calcul, de traitement ou de prédiction de l’information. Les auteurs de cet ouvrage collectif ne nient pas la portée heuristique d’une telle approche. Du décodage génétique aux modélisations des sociétés, de grandes découvertes scientifiques en sont issues. Toutefois, ils soulignent qu’il ne s’agit pas, contrairement aux apparences, de la seule manière possible de concevoir le rôle de l’informatique. Ainsi, dans sa conception théorique, l’informatique pourrait soutenir aussi bien les capacités de calcul que les facultés d’interprétation des êtres humains, c’est-à-dire l’épanouissement, dans toute sa diversité, des échanges symboliques entre individus. Ce passage à une informatique également dotée de fonctions herméneutiques est ici envisagé comme une réponse aux inquiétudes qu’elle suscite aujourd’hui. Des pratiques de design numérique guidées par le souci de concilier puissance de calcul et enrichissement des interprétations du monde des utilisateurs écarteraient en effet d’emblée certaines intentions malveillantes, à l’image des applications de smartphone conçues pour produire, par verrouillage de l’attention de l’utilisateur, une consommation de contenu passive et susceptible à terme de devenir addictive.
- 1 Bernard Stiegler, Prendre soin. Tome 1, De la jeunesse et des générations, Paris, Flammarion, 2008.
2L’ouvrage regroupe les textes des présentations effectuées lors de la quatorzième édition des « entretiens du nouveau monde industriel » tenus en décembre 2020. Projeté et préparé par Bernard Stiegler, cet événement, ainsi que cet ouvrage, ont été réalisés en son hommage à la suite à son décès le 5 août 2020. L’originalité des contributions est d’avoir choisi, à la suite des travaux du philosophe1, la notion de soin pour mieux révéler ce qui dans l’informatique participe à la santé ou à la maladie, à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective. Une informatique saine soutiendrait ainsi l’ensemble des facultés de l’esprit humain tandis qu’une informatique pathogène resterait isolée, close sur sa fonction de calcul, fermée aux autres compétences. En soutenant l’ensemble des facultés humaines, une informatique saine favoriserait dans le même élan les liens entre générations dans la mesure où ceux-ci peuvent être conçus comme, sinon des héritages, au moins des partages d’interprétations du monde entre plusieurs générations de citoyens. Les dix-neuf contributions sont dès lors organisées en deux parties croisant chacune enjeux théoriques et pratiques : la première invite à « repenser l’informatique théorique », la seconde à « renouer les technologies et les générations ».
3La première partie indique, essentiellement à partir des ressources de la philosophie et de l’anthropologie des techniques, les déplacements à effectuer pour faire cohabiter au sein de l’informatique théorique fonctions de calcul et fonctions herméneutiques. Comme le suggère Anne Alombert, il faut commencer par admettre que le fonctionnement de l’esprit humain n’est pas clos sur lui-même, dans une sorte d’abstraction indépendante. Il est bien plutôt à concevoir comme conditionné par l’usage de ce qu’elle nomme, à la suite de Bernard Stiegler, des « organes artificiels ». Les tablettes d’argiles, les livres ou les ordinateurs sont des exemples de tels organes artificiels. Ce qui les caractérise est qu’ils permettent, via l’écriture et la lecture, l’externalisation de fonctions humaines, en l’occurrence la mémoire, sur des supports matériels. La théorisation de cette coévolution entre esprit humain et organes artificiels constitue un premier pas vers la cohabitation souhaitée.
4Le principal intérêt de cette notion de coévolution est de ramener, comme le propose Giuseppe Longo, l’informatique – et plus largement l’information – dans le temps vécu du corps, ce pour lui redonner une historicité. Pour restaurer cette diachronie, Maël Montévil souligne que l’informatique théorique classique des mathématiciens Alan Turing et Claude Shannon s’est focalisée sur l’analyse du calculable et du probable. Elle passait ainsi sous silence la part incalculable et improbable de l’informatique, qui en est pourtant tout aussi constitutive. Pour le dire autrement, elle ignorait la coévolution entre la trajectoire du programme informatique, illustrée par l’exécution du code, et la trajectoire du programmeur, illustrée par le commentaire du code. Repenser l’informatique théorique suppose dès lors de réintroduire au cœur de l’analyse l’historicité des changements, souvent improbables, du programme par le programmeur, voire par les générations de programmeurs. Il s’agit également de considérer, en retour, les effets de l’exécution du programme sur les facultés du ou des programmeur(s).
5L’introduction de fonctions herméneutiques au sein des théories informatiques est par ailleurs empêchée par une conception abstraite, voire désincarnée, de la linguistique. Suivant Michał Krzykawski, le choix de Ferdinand de Saussure d’une conception de la langue comme système abstrait et non comme organisme vivant conduit à une méconnaissance de la manière dont l’informatique conditionne le langage humain. Frédéric Kaplan analyse ce conditionnement à partir des modèles linguistiques produits par Google au service de la traduction automatique des langues. Il conclut à l’existence d’une « rupture sans précédent de la trajectoire culturelle des langues vivantes » (p. 187). Celle-ci est provoquée par une « créolisation » entre les ressources textuelles produites par les robots et celles produites par les humains. Les premières reposent sur des paramètres statistiques abstraits, indifférents aux fonctions herméneutiques. Les secondes sont riches des singularités et interprétations culturelles propres à chaque locuteur humain. Rendre ces deux ressources indiscernables aux lecteurs revient à favoriser les usages et interprétations des langues les plus fréquents au détriment de ceux qui sont plus improbables, sources de diversité et de multiplication des points de vue.
6La seconde partie examine à la fois les freins aux relations entre générations suscités par une informatique réduite au calcul, et la manière dont l’introduction de fonctions herméneutiques au sein des dispositifs informatiques permettrait de les lever. Si l’informatique transforme la circulation du texte, elle transforme aussi la circulation des images. Prolongeant les réflexions esthétiques sur l’évolution de la perception sensorielle proposées par Walter Benjamin, Peter Szendy interroge l’érosion de la sensibilité aux images, notamment douloureuses, en contexte numérique et les conséquences de ce déficit d’interprétation pour les relations entre générations. Gerald Moore identifie quant à lui un frein quasi physiologique à ces relations de par le rôle d’espace de repli joué par les environnements informatiques d’immersion (par exemple les jeux vidéo ou les séries). Dans le contexte de stress intense produit par les impératifs de l’économie libérale, ces environnements joueraient un rôle anxiolytique en augmentant la sécrétion de dopamine chez ceux qui les fréquentent. Ils participeraient ainsi à un cercle vicieux de compensation du stress par isolement empêchant l’interrogation de la raison d’être de ce mal-être comme sa réinterprétation collective.
- 2 « Au-delà du concept classique d’un ensemble de compétences en lecture, écriture et calcul, l’alpha (...)
7L’introduction de fonctions herméneutiques au sein de l’informatique est aussi une question de désir, désir que seule l’éducation peut attiser. Comme le rappellent Tyler Reigeluth ou encore Victor Chaix, cette éducation ne se réduit pas au fait d’apprendre la lecture ou l’écriture du code informatique aux jeunes générations dès l’école primaire. Elle consiste bien plutôt au développement d’une « culture technique » permettant de conceptualiser, d’interpréter et de réfléchir les usages informatiques de sorte à pouvoir les partager entre générations. Cette approche se fait ainsi l’écho des évolutions apportées par l’UNESCO, sous l’influence du numérique, à la définition de l’alphabétisation2.
8Cependant, sans prototypes expérimentaux, l’ajout de fonctions herméneutiques pourrait passer pour un vœu pieux. Samuel Huron et Tallulah Frappier montrent qu’il n’en est rien dans leur analyse de cinquante-deux critères relatifs au design de plateformes de délibération démocratique. Leur comparaison des interfaces de deux outils de sondage, l’un sur Facebook et l’autre sur la plateforme Consider.it, révèle à la fois la vocation et les limites des critères existants. Ces derniers permettent certes de définir les normes d’un débat de qualité tant en matière d’argumentaire que de respect des principes démocratiques, ainsi que de différencier les plateformes en fonction du contenu des échanges présents. Toutefois, un travail de traduction et d’articulation reste encore à effectuer pour que ces critères normatifs dits de « haut niveau », souvent trop abstraits, puissent aider à différencier les décisions dites de « bas niveau » (par exemple les options de visualisation des commentaires ou des résultats des sondages) qu’un designer doit prendre pour concevoir des interfaces favorisant la qualité des échanges. Vincent Puig complète ces retours d’expériences en livrant les leçons qu’il a tirées de sa participation à la création de plateformes et d’interfaces dédiées, entre autres, à l’analyse collaborative d’œuvres cinématographiques. Dans ces interfaces parvient à s’incarner une conception de l’informatique comme technologie herméneutique « bienveillante » envers les capacités symboliques des êtres humains. Une telle technologie ouvre par ailleurs la possibilité d’une économie contributive visant à dépasser l’économie de consommation passive actuelle fondée sur l’extraction de données personnelles.
- 3 Anne Alombert et Michał Krzykawski, « Vocabulaire de l’Internation », Appareil, 3 février 2021, htt (...)
9Ces contributions intéresseront celles et ceux qui souhaitent découvrir ou redécouvrir la pensée de Bernard Stiegler. Un glossaire des nombreux concepts créés au service de cette pensée, à l’image de ceux produits pour d’autres ouvrages collectifs coordonnés par le philosophe3, aurait cependant été bienvenu pour favoriser la réception de l’ouvrage. Il retiendra néanmoins l’attention des chercheurs et étudiants en sciences sociales souhaitant se doter d’instruments conceptuels et empiriques pour identifier les conditions auxquelles l’informatique doit répondre pour soutenir de manière constructive les relations des individus à eux-mêmes, à autrui et à leurs sociétés.
Notes
1 Bernard Stiegler, Prendre soin. Tome 1, De la jeunesse et des générations, Paris, Flammarion, 2008.
2 « Au-delà du concept classique d’un ensemble de compétences en lecture, écriture et calcul, l’alphabétisation s’entend maintenant comme un moyen d’identification, de compréhension, d’interprétation, de création et de communication dans un monde de plus en plus numérique, fondé sur des textes, riche en informations et en rapide évolution ». UNESCO, « Alphabétisation », consulté le 12 février 2022 sur https://fr.unesco.org/themes/alphabetisation-tous.
3 Anne Alombert et Michał Krzykawski, « Vocabulaire de l’Internation », Appareil, 3 février 2021, https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/appareil.3752.
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Référence électronique
Jonathan Zurbach, « Anne Alombert, Victor Chaix, Maël Montévil, Vincent Puig (dir.), Prendre soin de l’informatique et des générations. En hommage à Bernard Stiegler », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/54575 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.54575
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