Laure Flandrin, Le rire. Enquête sur la plus socialisée de toutes nos émotions
Texte intégral
- 1 Les rieur·es (femmes et hommes, à parts égales) ont été interrogé·es plusieurs fois et sur de longu (...)
- 2 Le Goff Jacques, « Une enquête sur le rire », Annales, vol. 52, n° 3, 1997, p. 449-455.
1Le rire est une chose trop sérieuse pour confier son analyse aux seul·es philosophes et écrivain·es. Cette pastiche de Georges Clémenceau pourrait résumer à elle seule le sentiment des lecteur·es qui referment le riche et passionnant ouvrage de Laure Flandrin, issu de son travail de thèse mené auprès d’une quarantaine de personnes1. Soulignant, dès l’introduction, le peu de recherches en sciences sociales portant sur cet objet quotidien pourtant au cœur de la vie (sociale), l’auteure se propose de penser en sociologue le rire et les rieur·es. Plus précisément, elle invite à délaisser le regard totalisant et homogénéisant des disciplines littéraires et (neuro)psychologiques qui en font un attribut universel et anthropologique, pour explorer le rire à hauteur d’individu, et en révéler les nombreuses variations sexuées et sociales. En d’autres termes, elle s’attache au fil des chapitres à donner substance à la phrase programmatique – et trop peu souvent mise en œuvre – de Jacques Le Goff2 : « Dis-moi si tu ris, comment tu ris, pourquoi tu ris, de qui et de quoi, avec qui et contre qui, et je te dirai qui tu es » (p. 10).
- 3 Le format limité de ce compte rendu nous conduit à ne pas développer l’aspect historique des rires (...)
2L’ouvrage se décompose en trois temps. Le premier présente une « sémiotique du rire ». Il cherche à éclairer les différentes significations du rire en le replaçant au centre des trajectoires biographiques et sociales des rieur·es, des situations relationnelles dans lesquelles il se déclenche, ainsi que des supports culturels sur lesquels il s’appuie. Le deuxième temps est consacré à la « pragmatique du rire ». Il s’agit de souligner le rôle socialisateur du rire, c’est-à-dire la manière dont il contribue à re/façonner les principes de classement et de division du monde social des individus. Le rire est analysé ici comme une ressource permettant de distinguer le moi (individuel et collectif) de l’autre, le même du différent. Enfin, dans un troisième temps, la sociologue insiste sur la « symbolique du rire ». Elle l’appréhende cette fois-ci comme une pratique culturelle comme une autre, et interroge sa légitimité. Tous les comiques ou toutes les situations et manières d’être comique ne font pas rire. Certaines sont plus valorisées que d’autres en fonction de leur contenu et de leur forme – et du rapport à la culture qu’elles impliquent. Dans chacun de ces temps, l’auteure prend soin de faire un retour historique retraçant l’apparition des différents rires ainsi que leurs évolutions et (difficiles) cohabitations en fonction des contextes culturels3.
3« Qu’est-ce qui est comique ou plutôt qu’est-ce qui fait rire ? » est la première grande question abordée par l’ouvrage. Laure Flandrin met en évidence l’existence de quatre principales formes de rire : le rire de dégradation, le rire de profanation, le rire de prétention, et enfin celui de « suspension des automatismes pratiques ». Le rire de dégradation est celui qui vise les puissants et les dominants. Il est irrévérencieux et a une fonction politique : il consiste à remettre en cause les rapports sociaux (de sexe, de race ou de classe) et se présente comme un véritable contre-pouvoir. Il se retrouve dans des émissions ou journaux satiriques tels que Groland, Charlie Hebdo et Le Gorafi, ou encore dans des films qui, d’une part, réhabilitent les compétences intellectuelles des classes populaires (Schpountz) ou, d’autre part, tournent en dérision les bourgeois, aristocrates ou militaires gradés (Les visiteurs, Docteur Folamour). Ce rire critique est principalement le fait des classes populaires en ascension sociale ou de celles qui le sont devenues suite à un déclassement. Tandis que les premières apprécient ce type d’humour parce qu’il met à mal les fondements de la domination (économique) tout en leur permettant de réaffirmer leur loyauté envers leur milieu social d’origine, les secondes l’investissent pour retrouver une identité sociale perdue, un monde connu dont ils reconnaissent les traits, ou encore pour « se dérober aux stigmates de l’échec social » en oubliant momentanément l’expérience de mobilité sociale descendante.
4Le rire de profanation est un rire blasphématoire, un acte de rébellion à l’encontre de tout ce qui est sacré dans un espace social donné : ce peut être la religion, mais également l’art et la culture. Cette forme comique apparaît dans Fluide Glacial, dans les films des Monty Python, ainsi que dans les sketchs des Inconnus. Ce rire est affectionné à la fois par celles et ceux qui sont sorti·es de la religion (ou critiquent la culture légitime) – et qui y trouvent un moyen efficace de la maintenir à distance et de la désacraliser – et par les croyant·es qui l’utilisent pour redéfinir le sacré, le « bon » rapport aux textes (religieux), en se recentrant sur ce qu’ils estiment essentiel. Cet humour est davantage présent chez les personnes lettrées, à fort capital culturel, ou chez les fin·es connaisseur·ses des religions.
5Le rire de prétention est un rire sur les transfuges, ou du moins sur celles et ceux qui désirent ardemment, et par tous les moyens, franchir les frontières sociales, alors même que leurs chances objectives de succès sont réduites. Il met généralement en scène des personnages snobs ou des parvenus dont l’ambition irrésistible de se hisser socialement se heurte violemment aux difficultés d’accès à un niveau social élevé, que ce soit la bourgeoisie économique (L’opération Corned-Beef) ou culturelle (Un poisson nommé Wenda). Il s’observe surtout chez les individus qui ont connu une trajectoire sociale ascendante contrariée, notamment dans sa dimension culturelle. Ce rire joue comme une sorte de « revanche symbolique » pour celles et ceux qui n’ont pas pu révéler leur vraie valeur.
6Enfin, le rire « suspension des automatismes pratiques » renvoie à un comique de désajustement ou de dérèglement corporel ou langagier. Il émerge de situations de maladresse telles que les chutes, les propos déplacés, les fautes langagières, ou encore les mésusages d’un instrument censé pourtant être parfaitement maîtrisé par le héros ou l’héroïne. Ce rire gestuel est celui des films parodiques, des compilations de gags et de bêtisiers, ou des films muets comme ceux de Charlie Chaplin. Il se rencontre aux deux extrémités de l’espace social : du côté des ouvriers, tout d’abord, qui apprécient le comique de l’impratique dans la mesure où il permet de réhabiliter leurs savoirs et savoir-faire pratiques, qui sont traditionnellement déconsidérés dans les cadres scolaire et professionnel ; du côté du pôle économique des classes supérieures, ensuite, dans la mesure où il offre un moyen aux dominant·es de mettre à distance les attentes constamment répétées d’excellence corporelle et de maîtrise technique.
7La deuxième partie de l’ouvrage délaisse les significations du rire pour étudier sa pragmatique, ainsi que son rôle dans la (re)production et la légitimation des (di)visions du monde social. Elle propose ainsi de répondre aux questions : de quoi le rire est-il le nom et quelle est sa fonction ? Dans un premier chapitre consacré « au lexique du national et de la race », Laure Flandrin s’intéresse au rire xénophobe ou raciste. Elle montre qu’il en existe deux usages : un premier qui vise à transformer le proche en lointain, l’égal en inégal ; un second dont le but est de lutter contre le racisme. Le premier rire, mobilisé principalement par les enquêté·es en déclassement, s’appuie sur l’essentialisation de propriétés, de traits ou d’identités attribués à une communauté. Il cherche non seulement à exclure les autres (racialisés), qui sont spatialement et socialement proches, mais aussi à réaffirmer une appartenance à un groupe valorisé ou valorisant. Le second rire, utilisé plutôt par les classes supérieures éduquées et par les personnes issues de l’immigration, tend d’un côté à se moquer des racistes (et à critiquer leur absence de morale universaliste) – dans le cas des classes supérieures éduquées – et, de l’autre, à s’approprier les assignations racialisantes pour « faire avec le stigmate », et mettre à distance les multiples formes de domination auxquelles ils et elles font face. Dans un deuxième chapitre, l’auteure revient sur le lexique de la classe sociale. À l’instar du rire raciste, le rire de classe (moquant les styles de vie de ceux et celles qui sont juste en dessous de soi) constitue une stratégie de distinction vis-à-vis du plus proche. Il vise à amplifier des écarts qui « n’ont pas la sérénité des grandes distances sociales objectives », et se retrouve particulièrement chez les individus qui se situent à l’intersection de plusieurs milieux sociaux, où les côtoiements interclasses sont quotidiens. Ce rire est également mis en œuvre et apprécié par les transfuges de classe puisqu’il permet dans un même mouvement de témoigner d’un attachement et d’un détachement par rapport à son milieu d’origine. Il est un moyen de se souvenir de ses conditions de vie d’enfance tout en les maintenant à distance. Il permet à la fois de réduire la distance vis-à-vis de son ancien soi, de réaffirmer tout le chemin parcouru depuis, et enfin de minimiser les écarts avec le milieu social d’arrivée. La sociologue s’interroge enfin sur le lexique du genre. Elle souligne que, si le rire sexiste participe à légitimer la séparation et la complémentarité des sexes, ses usages varient fortement entre les femmes et les hommes. Tandis que les seconds l’utilisent pour faire face à une crise supposée de la masculinité ou pour apprendre à en gérer les nouvelles formes légitimes (moins agonistiques et davantage apaisées), les premières l’emploient pour rompre avec les visions traditionnelles de la féminité et mettre en cause les injonctions contradictoires qui pèsent sur les femmes.
8La dernière grande question traitée par Laure Flandrin est : peut-on rire de tout (avec tout le monde) ? Elle renvoie au « si tu ris » de la belle formule de Le Goff, c’est-à-dire aux enjeux de lutte entourant la définition légitime des rieur·es, et plus précisément des « bonnes » manières de rire des « bons » sujets avec les « bonnes » personnes. Si tou·tes les enquêté·es s’accordent sur le fait que les rieur·es s’opposent aux agélastes et à leur trop grand sérieux, l’auteure révèle l’existence d’un rire d’en haut et d’un rire d’en bas. Ces rires se distinguent non seulement selon leur contenu (humour parodique, absurde, lettré et rempli de références versus humour pratique, gras, franc et immédiatement perceptible) mais aussi selon leur forme (sourire intérieur versus rire extérieur et sonore) et leur usage (individuel versus collectif). Ces différences font écho aux hiérarchies des pratiques culturelles « classiques », et notamment aux oppositions entre esthétique et éthique, gras et fin, intellectuel et corporel, etc.
9Au total, Le Rire est un livre à mettre en toutes les mains. D’une part, parce qu’il donne à voir l’intérêt de l’approche sociologique du rire en déconstruisant son caractère naturel et universel et en dévoilant son rôle dans la (re)production de l’ordre inégal du monde. D’autre part, parce qu’il apporte une contribution théorique et empirique majeure à un champ peu développé et en pleine expansion en sciences sociales : la sociologie des émotions. Le seul léger regret est de ne pas en savoir plus sur l’enfance du rire, sur la manière concrète dont se transmettent, dès le plus jeune âge, les dispositions socialement différenciées à « bien » rire des « bonnes » choses. Toutefois, cet ouvrage a le grand mérite d’en poser les jalons.
Notes
1 Les rieur·es (femmes et hommes, à parts égales) ont été interrogé·es plusieurs fois et sur de longues durées, entre 2005 et 2016. Elles et ils proviennent de milieux sociaux différents : un tiers est issu des classes populaires, un autre des classes moyennes et le dernier des classes supérieures.
2 Le Goff Jacques, « Une enquête sur le rire », Annales, vol. 52, n° 3, 1997, p. 449-455.
3 Le format limité de ce compte rendu nous conduit à ne pas développer l’aspect historique des rires traité dans l’ouvrage.
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Référence électronique
Kevin Diter, « Laure Flandrin, Le rire. Enquête sur la plus socialisée de toutes nos émotions », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 25 février 2022, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/54565 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.54565
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