Benjamin Lemoine, La démocratie disciplinée par la dette
Texte intégral
- 1 Benjamin Lemoine, L’ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du mar (...)
1À la différence de son précédent ouvrage1, ce petit livre du sociologue Benjamin Lemoine se présente davantage comme une intervention très documentée dans le débat public que comme une contribution scientifique. Pamphlet aux tonalités marxistes, il invite à déverrouiller le champ des possibles en matière de financement de l’État. Sa principale cible est donc le discours dominant selon lequel seule la mise en marché de la dette publique est capable d’informer sur la valeur d’un État et de le responsabiliser (en lui imposant le « vrai coût » de ses dépenses). Les importantes interventions publiques lors de la crise sanitaire ont fragilisé ce discours, dévoilant des brèches que ses partisans aspirent à refermer au plus vite et que ce livre entend exploiter pour dénaturaliser « l’ordre de la dette » et ouvrir la voie à des alternatives.
2En introduction, l’auteur annonce son ambition de « retourner le problème de la dette en plaçant la focale sur ceux qui la détiennent » (p. 11), et en particulier sur l’effort de ces derniers pour maintenir – par-delà les récents « écarts » à la discipline budgétaire et les aléas électoraux – l’emprise du discours dominant : ni la pandémie, ni les taux d’intérêt négatifs qui impliquent que l’État reçoit davantage qu’il ne doit rembourser, ni quelque décision populaire ne peut entamer le respect de la dette publique – dans la vérité qu’elle sanctionne comme dans la contrainte qu’elle charrie. Si l’État s’est ainsi soumis à l’approbation d’un second souverain (la communauté des investisseurs), Lemoine souligne la réciprocité de cette dépendance : la dette publique, en tant que safe asset par excellence, constitue la base de tout l’édifice financier contemporain. Cette position privilégiée serait toutefois précaire, la menace d’une sanction par les marchés planant toujours au-dessus de chaque gouvernement.
3Dans le premier des trois chapitres, différents épisodes historiques sont évoqués pour discuter trois enjeux souvent ignorés par le discours dominant : l’impact distributif de la mise en marché de la dette publique, les leviers exploités par ses détenteurs pour peser sur les décisions d’État et les modalités alternatives de financement. Premièrement, il apparait que l’endettement public a aggravé les inégalités, en Angleterre comme aux États-Unis : soit en diminuant les prestations sociales pour payer des intérêts à une fraction aisée, soit en comblant la baisse d’un impôt sur les fortunés par une nouvelle dette contractée auprès de cette même couche sociale. Deuxièmement, les créanciers de l’État jouiraient actuellement d’un pouvoir d’influence indirect, via « la structuration de l’offre politique et la hiérarchisation de l’agenda médiatique » (p. 51). En diffusant le discours dominant, ils seraient parvenus à soumettre l’État à leurs épreuves, dont le prix de la dette constitue la sanction, et à lui faire oublier sa capacité de faire défaut. Troisièmement, s’appuyant sur sa connaissance du cas français, Benjamin Lemoine retrace la financiarisation de la dette publique qui a impliqué le démantèlement du système de financement d’après-guerre (le « circuit du Trésor »). Ce dernier offre un rapide aperçu d’une alternative à l’ordre de la dette, basée sur une gestion administrée du crédit (souscription forcée, fixation des taux…).
4Le deuxième chapitre est consacré à une institution centrale de l’ordre de la dette, la Banque centrale. Dans un premier temps, le périmètre de ses compétences est historicisé à partir du cas français : d’abord organisation privée, élitiste et conservatrice qui contribua au « mur de l’argent » (1924), la Banque de France fut nationalisée en 1945 et enrôlée, dans un rôle assez marginal, au sein du circuit du Trésor. Ses pouvoirs s’élargirent ensuite avec le succès du modèle de la « Banque centrale indépendante » qui se concrétisa pleinement avec la création de la Banque centrale européenne (BCE). Selon l’auteur, la position de la BCE, gardienne des « équilibres », voire instigatrice de réformes structurelles (comme lors de la crise grecque), « semble aller au-delà de l’autodiscipline que les États s’infligent dans leur volonté de séduire les marchés » (p. 75). Cette position a toutefois été ébranlée pendant la pandémie où la BCE, afin de maintenir la stabilité des marchés financiers qui conditionne le succès de ses opérations d’open market, a entrepris des achats massifs de titres, devenant le principal bailleur de fonds des États européens. Benjamin Lemoine relève alors les efforts effectués pour minimiser cette rupture par rapport au discours dominant qui interdisait à la BCE de financer les États. À contre-courant, il recommande de s’engouffrer dans cette brèche et de la radicaliser, afin « d’offrir des conditions de financement favorables à une politique budgétaire expansionniste et tournée vers la stimulation de la demande, qui organise la planification écologique et refonde un système de santé véritablement public » (p. 107).
5Dans le dernier chapitre, le programme politique valorisé par la classe détentrice de la dette publique est étayé. À partir d’entretiens fraichement réalisés, l’auteur expose d’abord le point de vue des traders responsables de traiter la dette souveraine : ceux-ci sont d’autant plus actifs que les cours sont volatils. Autrement dit, la pandémie, tout comme la crise grecque avant elle, fut pour eux une période particulièrement épanouissante. La capacité d’Emmanuel Macron à imposer des réformes malgré les résistances sociales aurait été un autre facteur de réjouissance pour la « communauté des investisseurs ». Plus largement, les détenteurs de la dette – et leurs porte-paroles identifiés par l’auteur (hauts fonctionnaires du Trésor, banquiers centraux, agences de notation…) – valoriseraient encore et toujours le même agenda néolibéral. Pour présenter cet agenda en nécessité, ils s’attèleraient à refermer les brèches ouvertes par la pandémie, via différentes « technologies de continuité » : exogénéiser la crise, isoler dans la comptabilité la « dette Covid » pour pouvoir refermer la parenthèse, etc. L’auteur aborde finalement la réforme des pensions portée par le Président Macron : elle représenterait une mesure centrale de l’agenda politique des détenteurs de dette parce qu’elle permettrait de transformer « chacun des retraités » en « un épargnant dont le sort est indexé à la prospérité de l’ingénierie financière et au régime rémunérateur des taux de la dette publique » (p. 143).
6L’ouvrage de Benjamin Lemoine est incontestablement bienvenu. Il propose une qualification alternative du volet économique de la pandémie et vivifie ainsi un débat menacé par l’expertocratie. Plus, il informe ce débat en y introduisant plusieurs enseignements issus de la littérature. D’un point de vue strictement académique, on pourra certes regretter la structure un peu floue du livre, certaines ambiguïtés sur la nature du moteur de la financiarisation et une sous-problématisation de la constitution de la classe – en soi et pour soi – des détenteurs de la dette publique. Mais là réside sans doute l’indépassable arbitrage entre profondeur scientifique et efficacité politique.
Notes
1 Benjamin Lemoine, L’ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, Paris, La Découverte, 2016.
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Référence électronique
Tom Duterme, « Benjamin Lemoine, La démocratie disciplinée par la dette », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 21 février 2022, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/54464 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.54464
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