Alain Testart, Principes de sociologie générale, tome 1 : Rapports sociaux fondamentaux et formes de dépendance
Texte intégral
- 1 Le second volume, État, non État, despotisme et démocratie, paraîtra dans la même collection.
1Cet ouvrage posthume est la publication attendue du premier volet d’un séminaire (inachevé) de sociologie générale animé par Alain Testart, chercheur au Laboratoire d’Anthropologie Sociale de l'EHESS, anthropologue nourri d’archéologie. Consacré aux formes de dépendances, il est le premier volume d’une série qui devait en comprendre quatre mais qui, interrompue par la mort de l’auteur, n’en comptera finalement que deux1. Après un important travail d’édition, voire de réécriture, le résultat en est un long ouvrage qui entend faire la preuve par la pratique qu’une science générale des sociétés est possible.
2L’ouvrage s’ouvre sur un long commentaire critique des œuvres de Durkheim, Marx et Tocqueville, duquel l’auteur dégage l’idée sous-jacente à son argumentation : chaque société « obéit à une logique, […] possède une certaine architectonique » (p. 75) qu’il est possible de mettre au jour. Comment ? Grâce au concept de rapports sociaux fondamentaux : ce sont ces rapports sociaux qui, échappant ou traversant les différents domaines de la vie sociale (économique, politique, juridique…), constituent « les cadres généraux de la vie sociale de telle ou telle société » (p. 84). Cette approche se distingue de l’approche marxiste en termes de déterminations par les rapports de production, laquelle selon Testart un biais fonctionnaliste dans le sens où Marx laisse entendre que les rapports de dépendance personnelle viennent permettre l’extorsion de plus-value, dans les cas où (comme celui de l’économie féodale), les producteurs et productrices ne sont pas séparé⋅es des moyens de production. L’approche de Testart, au contraire, ne pose pas a priori l’exploitation comme étant le rapport social déterminant, au profit des rapports de dépendance. Ceux-ci, qui désignent les relations dont le ou la dépendant⋅e ne peut se déprendre seul⋅e, constituent les rapports sociaux fondamentaux de beaucoup de sociétés et c’est leur étude qui peut permettre de « définir les spécificités de chaque type social » (p. 65). Cette grille d’analyse est d’abord appliquée à l’exploration des rapports sociaux fondamentaux de trois sociétés : la société aborigène, la société féodale, et la société moderne.
- 2 Voir par exemple son ouvrage Des classifications dualistes en Australie. Essai sur l’évolution de l (...)
3Les tribus australiennes, qui furent l’objet des premières recherches de l’auteur2, se caractérisent par leur système de parenté : « la parenté sature la société » (p. 122), tout le monde y est nécessairement parent⋅e de quelqu’un. Cette parenté traverse l’ensemble des dimensions de la vie sociale : elle détermine qui l’on peut épouser, la distribution des produits de la chasse (qui reviennent aux beaux-parents du chasseur), ou encore la célébration des rites (différenciés selon la segmentation des clans totémiques). On a donc là des rapports de dépendance entre les classes matrimoniales qui segmentent cette société. Ils sont symétriques, dans le sens où aucune classe parentale ne domine les autres, mais sont asymétriques du point de vue interne à ces classes, lorsque l’on considère les rapports de subordination des jeunes aux ancien⋅nes et des femmes aux hommes.
4Le monde féodal repose, lui, sur les rapports de vasselage (fidélité d’un homme à son seigneur) et de servage (terme utilisé a posteriori et que Testart prend soin de décomposer, car il écrase les différentes formes d’asservissement qui avaient alors cours), qui ont en commun d’être des rapports de dépendance personnelle. En effet, dans les deux cas, la relation s’établit entre deux individus particuliers, à la différence du cas aborigène où la dépendance ne s’établit que du fait du système de parenté, entre des classes auxquelles les individus appartiennent nécessairement. Cette société présente pourtant une fragilité inhérente : elle repose en effet sur une hiérarchie de dépendances personnelles, où chaque individu n’a de pouvoir que sur le niveau inférieur au sien et non au-delà (« le vassal de mon vassal n’est pas mon vassal », p. 236). Ainsi, si un seigneur est trahi par un de ses vassaux, les vassaux de celui-ci se retourneront eux aussi contre le suzerain. C’est pourquoi la société féodale, bien que marquée par la dépendance, a « engendr[é] l’indépendance » (p. 229). On le voit, l’entrée par les rapports sociaux fondamentaux n’implique pas du tout de figer les sociétés étudiées, et l’auteur peut montrer comment les liens vassaliques se transforment peu à peu en simples contrats attribuant un fief, ou encore comment le statut des servi (les serfs) se transforme avec l’émiettement du pouvoir carolingien à la fin du Xe siècle.
5La société moderne, enfin, est une société d’indépendance en droit : c’est le principe selon lequel « les hommes naissent libres et égaux en droits ». Même les obligations, qui découlent de l’établissement d’un contrat, ne constituent pas des rapports de dépendance : ce sont des liens engendrés librement et dont l’objet et la durée sont restreints. Pour autant, elle reste marquée par des rapports de dépendance de fait : en raison de la division du travail, les salarié⋅es sont dépendant⋅es économiquement et techniquement de leur entreprise, mais restent juridiquement libres. Ces rapports de dépendance sont donc médiés par les choses : on dépend du « rapport entre les choses elles-mêmes » (p. 214), qui se matérialise dans le prix de ces choses.
6Dans la suite de l’ouvrage, Alain Testart élargit son analyse à d’autres sociétés, comme la Chine classique où les rapports de dépendance prennent la forme du fonctionnarisme (des fonctionnaires tiennent leur pouvoir de leur place dans l’appareil d’État laquelle leur est confiée par un souverain à la légitimité céleste), l’Afrique lignagère (où l’espace social est structuré par les rapports de parenté – mais sous forme de lignages emboîtés et qui peuvent se séparer – et la dépendance père-fils), l’Amérique des Plaines et de la Côte nord-ouest (où ce qui frappe est l’absence de fait de rapport de dépendance), ou encore la Nouvelle-Guinée (où la liberté est « pétrie d’obligations » (p. 480) comme celles de fournir des paiements de mariage, des paiements à la famille de la femme, des paiements pour rembourser ses débiteurs, avec une dépendance de fait qui et découle de la centralité du critère de richesse dans la structuration de cette société).
7L’auteur parvient tout au long du livre à échapper aux écueils du raisonnement typologique : plutôt que de chercher à qualifier de manière idéale-typique chacune des sociétés étudiées, sa démarche est de « conduire dans les mêmes termes l’analyse des différentes sociétés » (p. 76). Cette méthode, qui implique de ne jamais effacer l’historicité et la dynamique de ces sociétés, est ce qui permet à cet ouvrage de poser avec succès les bases d’un comparatisme sociologique rigoureux.
- 3 Mieux vaut, pour ceux-là, profiter de la récente réédition de son Essai d’épistémologie pour les sc (...)
8Le contrepoint de ces précautions est qu’elles donnent un livre long, foisonnant et difficile. La difficulté tient d’abord au fait que l’on a rarement affaire à des recherches qui balaient aussi large, tant sur le plan géographique que sur le plan chronologique. Elle est aussi le prix à payer de l’exigence de précision conceptuelle qui caractérise l’ouvrage de part en part. Or, celle-ci est une ambition explicite de l’auteur qui pose d’emblée que « de la définition – rigoureuse – des concepts et de leur gamme de variation dépendent […] la précision de l’observation [et] la vérification des propositions d’une théorie » (p. 38). Il en découle une double préoccupation : de cohérence interne du jeu de concepts d’une part, et d’adéquation des propositions qui en découlent avec les observations (qui proviennent ici principalement des travaux existants sur les sociétés étudiées, et donc de sources ethnographiques ou archivistiques). L’ouvrage contient donc un grand nombre de concepts nouveaux qui, quoique jamais lancés gratuitement ou pour le plaisir du « buzzword », peuvent parfois déstabiliser tant ils diffèrent des notions habituelles en sciences sociales. Une lecture qui est donc exigeante – pas idéale pour qui voudrait une introduction aux travaux de l’auteur de ces Principes3 – à moins d’être spécialiste d’une des sociétés étudiées. On attend ainsi avec impatience des commentaires de médiévistes sur son étude de la société féodale, partie du livre la plus convaincante et la plus stimulante. Cette difficulté ne doit toutefois pas en décourager la lecture : elle en vaut la peine, tant l’ouvrage fourmille de considérations épistémologiques et sociologiques passionnantes qui seront utiles même aux chercheur⋅ses qui travaillent sur des objets plus restreints.
Notes
1 Le second volume, État, non État, despotisme et démocratie, paraîtra dans la même collection.
2 Voir par exemple son ouvrage Des classifications dualistes en Australie. Essai sur l’évolution de l’organisation sociale, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1978, disponible en ligne : http://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/editionsmsh/5757.
3 Mieux vaut, pour ceux-là, profiter de la récente réédition de son Essai d’épistémologie pour les sciences sociales (CNRS éditions, 2021), ou se plonger dans ses ouvrages précédents.
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Référence électronique
Baptiste Pagnier, « Alain Testart, Principes de sociologie générale, tome 1 : Rapports sociaux fondamentaux et formes de dépendance », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 février 2022, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/54046 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.54046
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