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Delphine Dulong, Premier ministre

Igor Martinache
Premier ministre
Delphine Dulong, Premier ministre, CNRS, coll. « Culture & société », 2021, 392 p., ISBN : 978-2-271-13791-3.
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Texte intégral

  • 1 Propos de Nicolas Sarkozy, cités dans Haddad Marie-Pierre, « Sarkozy revisite la formule “Je décide (...)
  • 2 Voir entre autres Lacroix Bernard et Lagroye Jacques (dir.) Le Président de la République. Usages e (...)
  • 3 Cf. Gaïti Brigitte et Sawicki Frédéric, « On ne subit pas son rôle. Entretien avec Jacques Lagroye  (...)

1« Le patron, c’est celui qui est élu, pas celui qui est nommé. Lorsque j’étais président de la République, je décidais d’un certain nombre de réformes, que François Fillon mettait en œuvre, loyalement »1. Ainsi Nicolas Sarkozy tentait-il de freiner l’ascension de son ancien Premier ministre lors de la primaire de la droite en vue de l’élection présidentielle de 2017. Mais au-delà de la manœuvre de campagne plagiant sans vergogne une formule cinglante que Jacques Chirac lui avait assénée indirectement pour le recadrer lorsqu’il n’était encore « que » ministre de l’Intérieur, cette déclaration de Nicolas Sarkozy est révélatrice de la très forte ambivalence du rôle de chef de gouvernement dans la Vème République française. C’est à cette question qu’est justement consacré l’ouvrage de la politiste Delphine Dulong, fruit d’une minutieuse enquête dans les archives disponibles de Matignon, complétée par d’autres sources écrites et orales, principalement de seconde main. S’inscrivant dans le cadre de la sociologie des institutions impulsée notamment par Jacques Lagroye2, l’autrice explique d’emblée qu’il ne s’agit pas de dresser le portrait des 23 hommes et de la (seule) femme qui se sont succédé à Matignon depuis 1958, mais bien d’analyser sociologiquement ce « rôle » particulier du système politique français, non sans garder à l’esprit l’observation toute lagroyenne selon laquelle un rôle n’est jamais totalement subi par ceux qui l’endossent3. L’enquête se propose donc de retracer comment celui de Premier ministre s’est construit au fil de la Vème République et en relation avec les autres acteurs politiques, en partant du constat de sa faible codification juridique et de sa grande « insécurité », placé qu’est celui qui l’endosse dans une injonction contradictoire, un « double bind » (p. 12) consistant à affirmer son autorité tout en respectant la prééminence présidentielle.

  • 4 Soit, nous dit l’auteure à la page 73 : « un ensemble résolument hétérogène de dits et non-dits (di (...)

2L’ouvrage se compose de quatre parties, dont la première revient sur la construction de cette « servitude obligée » qui marque le rapport du chef de gouvernement vis-à-vis de celui de l’État. Delphine Dulong commence ainsi par pointer le problème de la dyarchie que pose d’emblée la Constitution de la Vème République, autrement dit le flou relatif dans la répartition des attributions réciproques du Président et du Premier ministre, mais qui ne se donne à voir qu’après le départ de Michel Debré et le passage d’une relation de confiance à un rapport de défiance structurelle. Le cas de Pompidou, passé de Matignon à l’Élysée, où il est alors confronté à la concurrence de son successeur Jacques Chaban-Delmas, éclaire ainsi la solution institutionnelle qui s’élabore de fait dans les pratiques routinières : celle du choix par le Président d’un Premier ministre qu’il peut clairement dominer, soit parce que celui-ci dispose d’un moindre capital, soit parce qu’il sait pouvoir en attendre une fidélité sans faille. Cette situation structurelle se double d’un dispositif, au sens foucaldien du terme4, permettant au chef de l’État de surveiller, et le cas échéant de punir « son » Premier ministre, en l’empêchant d’acquérir un leadership sur la majorité parlementaire et en gardant la main sur l’action gouvernementale, notamment lors du rituel Conseil des ministres hebdomadaire.

  • 5 Comme l’a bien montré Norbert Elias, auquel l’autrice se réfère justement. Voir Elias Norbert, La S (...)

3La deuxième partie s’intéresse quant à elle à une autre énigme : celle de comprendre pourquoi l’autorité du Premier ministre sur son gouvernement sous la Vème République est « sans comparaison » avec celle du président du Conseil de la IVème République, alors même que les textes réglementaires suggèrent le contraire. Delphine Dulong commence ainsi par mettre en évidence l’ordre négocié mais relativement précaire qui s’est progressivement mis en place au sein du gouvernement. Là encore, si le silence du droit en la matière semble bénéficier aux ministres, qui voient l’autorité de leur « chef » s’arrêter à la porte de leur ministère, et qui ne se privent pas de manifester une certaine « indiscipline », ce dernier ne dispose pas moins de certains outils pour tenter de faire respecter son autorité, à commencer par le « remaniement » ou les arbitrages rendus dans l’urgence. Le cas de la nomination à Matignon de Pierre Mauroy, consécutive à l’arrivée en 1971 de la gauche au pouvoir pour la première fois depuis le début de la Vème République, est ici analysé plus particulièrement, dans la mesure où son ethos désajusté par rapport à la fonction, ainsi que sa volonté affichée de « gouverner autrement » en bousculant les routines institutionnalisées du travail gouvernemental, révèlent « ce que signifie très concrètement “apprendre sur le tas” l’exercice du pouvoir exécutif » (p. 139). Comme le montre l’autrice, cet apprentissage s’effectue notamment à travers l’entourage, directeur de cabinet en tête, dont l’importance est ainsi mise en exergue, et par la communication gouvernementale, devenue progressivement une prérogative du Premier ministre. Enfin, comme le montre le chapitre 6, c’est par le jeu des nominations, en usant des différents rangs ministériels possibles et du découpage des périmètres de chacun, autrement dit en « décollégialisant » l’action gouvernementale à la manière dont un Louis XIV savait jouer sur les rivalités parmi ses courtisans pour asseoir sa domination5, que l’hôte de Matignon parvient à coordonner non sans mal l’action du gouvernement.

4Un autre problème, et non moindre, qui se pose au Premier ministre réside dans sa relation avec la majorité parlementaire dont, contrairement à d’autres pays européens, il n’est pas forcément le leader « naturel ». C’est celui-ci qu’examine la troisième partie, avec un premier chapitre rappelant que le « fait majoritaire » est loin d’aller de soi dans l’actuel régime hexagonal. Cela conduit l’autrice à s’interroger sur les instruments à la disposition de l’hôte de Matignon pour « fabriquer » ce soutien des parlementaires de la majorité à son gouvernement : des « carottes » à travers des ressources matérielles ou symboliques à distribuer, mais en nombre limité, et des « coups de bâton » à travers par exemple la possibilité d’influencer les investitures aux futures élections. À ceux-ci s’ajoutent, objets du chapitre 9, le discours de politique générale, véritable rite de passage pour l’impétrant chef de gouvernement, ainsi que les conditions de sa réception, que ce dernier ne contrôle pas forcément, comme en témoignent les (contre-)exemples de Pierre Messmer et Edith Cresson. Enfin, « c’est en bataillant pour la majorité qu’un Premier ministre s’impose le plus naturellement comme son chef » (p. 259), comme le rappelle le chapitre suivant, qui montre qu’il ne s’agit pas seulement d’apparaître comme ayant mené son camp à la victoire aux élections législatives, mais aussi de savoir ferrailler avec l’opposition lors de l’exercice ordinaire de ses fonctions, celle-ci pouvant jouer à son corps défendant un rôle utile dans la légitimation de celui qu’elle désigne alors comme son adversaire numéro un.

  • 6 Collovald Annie, « Identité(s) stratégique(s) », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 73, (...)

5Intitulée « Le rôle et ses acteurs », la quatrième et dernière partie se penche enfin sur les différentes manières dont ceux et celle qui en ont été investis ont endossé ce rôle, étant entendu qu’ils vont répondre différemment aux prescriptions de rôle, aussi intériorisées soient elles, compte tenu de leurs caractéristiques sociales et politiques, elles-mêmes fort variables d’un individu à l’autre. En témoignent par exemple les thématiques abordées lors de leurs discours de politique générale, synthétisées ici dans une analyse en composantes principales (p. 297), mais aussi leurs modes d’intervention médiatique, même si tous semblent dans l’ensemble avoir incorporé un « devoir de grisaille » en réaction au précédent malheureux de Jacques Chaban-Delmas. Une tendance générale se dessine également dans le souci d’un contrôle toujours plus serré de leur exposition médiatique, alors même que les médias s’avèrent de plus en plus incontrôlables, pointe l’autrice. Ce constat interroge la capacité des Premiers ministres à contrôler leur « identité stratégique »6, et stabiliser à tout le moins leur capital politique, d’autant qu’ils sont pris dans des attentes contradictoires qui semblent les rendre perdants à tous les coups : « s’ils se conforment à leur rôle dominé, les Premiers ministres transgressent la valence différentielle des sexes et sont alors féminisés ; s’ils sortent de ce rôle dominé, ils transgressent la règle morale de la fidélité au Président et sont stigmatisés comme des traîtres » (p. 325). L’analyse plus spécifique du cas de Jean-Pierre Raffarin dans ce chapitre 12 illustre bien ce dilemme, tout en rappelant qu’en fin de compte la lutte politique est avant tout une affaire de croyance. Celui de François Fillon, étudié au chapitre suivant, montre à l’inverse que, loin d’être le résultat d’une stratégie consciente, la « présidentialisation » d’un Premier ministre peut être avant tout subie, résultat d’une incapacité à résister aux bulles spéculatives découlant des efforts mis en œuvre pour stabiliser son identité sociale et politique.

6Au terme de cette analyse de l’institutionnalisation relativement précaire d’un rôle particulièrement indéfini par la Constitution actuelle, Delphine Dulong conclut sans ambages que « vue sous cet angle, la Vème République est loin de correspondre à un État de droit » (p. 365). Une affirmation qui, selon l’autrice, semble corroborée par la manière dont l’exécutif a répondu à la pandémie de Covid-19, et apporter un éclairage original à cette autre crise que semble affronter le régime actuel, celle d’une démobilisation des citoyen.ne.s et d’un discrédit prononcé pour les institutions. Si cette hypothèse reste matière à débat, la démonstration est en tous les cas rondement menée, quand bien même, compte tenu de la taille nécessairement limitée de l’ouvrage et du matériau traité, certains pans de la question, comme le rôle des entourages ou la coordination du travail gouvernemental, auraient pu être davantage détaillés, de même que le va-et-vient dans la chronologie rend parfois la saisie des processus en jeu plus difficile pour les lecteurs et lectrices. Il n’en reste pas moins un travail pouvant incontestablement servir de modèle pour analyser divers rôles institutionnels, et ce ne sont pas les chantiers qui manquent en la matière !

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Notes

1 Propos de Nicolas Sarkozy, cités dans Haddad Marie-Pierre, « Sarkozy revisite la formule “Je décide, il exécute” à destination de Fillon », Rtl.fr, 15 novembre 2016.

2 Voir entre autres Lacroix Bernard et Lagroye Jacques (dir.) Le Président de la République. Usages et genèses d’une institution, Paris, Presses de Sciences Po, 1992 ; ou encore Lagroye Jacques, Appartenir à une institution. Catholiques en France aujourd’hui, Paris, Economica, 2009.

3 Cf. Gaïti Brigitte et Sawicki Frédéric, « On ne subit pas son rôle. Entretien avec Jacques Lagroye », Politix, n° 38, p. 7-17.

4 Soit, nous dit l’auteure à la page 73 : « un ensemble résolument hétérogène de dits et non-dits (discours, institutions, règles, choses…) qui s’inscrivent de manière cohérente dans des rapports de pouvoir et s’appuient sur des savoirs » (cf. Foucault Michel, Dits et écrits (1954-1988). Tome 3 : 1976-1979, Paris, Gallimard, 2001 [1994], p. 299).

5 Comme l’a bien montré Norbert Elias, auquel l’autrice se réfère justement. Voir Elias Norbert, La Société de cour, Paris, Flammarion, 1985 [1969].

6 Collovald Annie, « Identité(s) stratégique(s) », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 73, 1988, p. 29-40.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Igor Martinache, « Delphine Dulong, Premier ministre », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 12 janvier 2022, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/53710 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.53710

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