Michel Peroni, Diptyque. L’enquête, le sociologue et sa grand-mère
Texte intégral
- 1 Parmi les parutions récentes, peuvent être citées : Zalc Claire, Z ou souvenirs d’historienne, Pari (...)
1Dernièrement, l’édition en sciences sociales a offert à lire des ouvrages de chercheurs et de chercheuses qui mettent en relief le caractère singulier de leur trajectoire de recherche, soulignent l’infra-ordinaire du métier qui est le leur, ou empruntent des régimes d’écriture originaux, qui touchent au genre de l’essai et mobilisent des jeux d’écriture1. Nés parfois dans le lit d’une passation d’habilitation à diriger des recherches (HDR), ces travaux sont généralement le fait d’actrices et d’acteurs de la recherche qu’on peut dire installés, et qui donnent à lire un retour réflexif sur leur parcours. C’est le cas de l’ouvrage de Michel Peroni, qui nous avertit dans son adresse au lecteur « quant au caractère peu commun du montage textuel » (p. 11) qu’on va lire. Il y indique aussi les conditions de possibilité mêmes de la publication de son Diptyque : « ce à quoi je finis par me résoudre », précise-t-il, « tient aussi pour une part, à ce que j’appellerais volontiers mon propre vieillissement académique, s’il est vrai, comme le suggère Basil Bernstein (1975), qu’il appartient au seul chercheur confirmé (que je pourrais donc me targuer d’être désormais !) de pouvoir transgresser les clôtures de sa discipline de rattachement » (p. 13).
- 2 Se référant aux travaux de John Dewey sur la pluralité des enquêtes, l’auteur précise que « l’enquê (...)
- 3 Expression qu’il mobilisait déjà en 2015 avec Dominique Belkis pour qualifier le geste de Jérémy Gr (...)
2Composé de deux parties principales, et d’une nécessaire adresse au lecteur d’une vingtaine de pages, l’ouvrage de Peroni est en effet un montage particulier, puisqu’il présente en contraste et à la suite l’une de l’autre deux enquêtes de texture bien différente2. Intitulée « La construction sociale de leur identité » et rédigée en 2002, la première partie de l’ouvrage est la reprise du premier chapitre de son mémoire d’HDR, dans lequel il revenait sur son travail de thèse : consacrée à un réseau d’immigrés italiens vivant en France et retournant périodiquement « au pays » (réseau composé notamment de membres de sa famille), sa thèse soutenait l’objectif de saisir comment pouvait s’arraisonner leur attachement à leur village d’origine et leur identité. Titré « La Nonanita » et rédigé entre 2011 et 2012, le second volet de l’ouvrage est composé de la monstration commentée de quelques quatre-vingts photographies de la grand-mère de l’auteur, prises en Italie entre 1980 et 1982. Si cette entreprise photographique fut contemporaine de l’enquête de terrain de Peroni, elle ne fut pas mobilisée dans son manuscrit de thèse. Et pour cause, cette entreprise donne lieu ici à une toute autre enquête, une enquête ontologique « sous format esthétique »3, où l’expérimentation de Peroni confine à « explorer encore et encore le mode d’existence de la Nonanita [sa grand-mère] » (p. 188). D’un texte à l’autre, ainsi que le formule l’auteur, on transite donc d’une « problématique explicite de l’identité » à une « problématique toute implicite du mode d’existence » (p. 21).
3La première partie rend compte des partis pris mobilisés dans sa thèse afin de documenter des formes d’identité et d’attachement au pays dont, jusqu’alors, « la phénoménalité échappait aux cadres de saisie de la sociologie dite de l’immigration ou encore de l’étranger » (p. 47). Soucieux de rendre compte du chemin qu’il parcourut afin de s’assurer d’une « bonne prise » sur ces phénomènes « invisibles », Peroni présente dans son texte les options sociologiques qu’il dut laisser de côté et celles qu’il investigua plus en profondeur. L’auteur explique notamment le geste qu’il eut d’« inversion du thème et de la ressource », consistant à « prendre précisément pour thème d’investigation cela même sur quoi le sociologue prend ordinairement appui au titre de ressource » (p. 35). C’est à l’endroit du récit de vie que ce geste se manifeste le plus nettement, dans cette première partie de l’ouvrage où il précise avoir considéré l’histoire de vie non comme une ressource mais comme une méthode : le lieu d’un « accomplissement pratique de l’identité » (p. 60) à investiguer en tant que tel. Cette inversion rendait caduque, précise-t-il, la thèse bourdieusienne de l’illusion biographique – « légèrement postérieure à [son] propre travail » (p. 60) et qu’il confronte notamment à la notion d’identité narrative de Paul Ricœur. Dès lors que l’on conçoit l’entretien comme une pratique à investiguer pour elle-même, la « vérité des faits rapportés » (p. 66), qui constituait en partie l’enjeu d’une dénonciation de la biographie comme « illusoire », ne constitue plus une question centrale.
4S’agissant du second volet de Diptyque, il fait basculer les lectrices et les lecteurs dans l’intime. Intime, parce que l’auteur nous plonge à travers ses photographies dans une maison, celle de sa grand-mère, et parce que certains de ses gestes photographiés sont de ceux que l’on réserve bien souvent à la proximité. Les images de la Nonanita ont un statut particulier, loin du registre de la simple illustration. Introduisant chaque fois un texte, elles semblent l’engager, traduisant très précisément d’ailleurs le processus d’écriture que Peroni décrit comme une « scriptogenèse » (p. 135) : la production d’un texte par « oralisation itinérante de réminiscences » (p. 139) à partir des photographies. Pour s’aventurer au jeu langagier de l’auteur, on pourrait même dire que cette écriture engage en retour (chez les lectrices et lecteurs que nous sommes) à une « visiogenèse », car elle nous permet de voir dans ces images quelque chose que nous n’aurions pas pu y discerner. On ne sait, du reste, comment qualifier précisément ce que constitue « La Nonanita ». Il s’agit là, mais cela ne peut s’y réduire, de la manifestation de l’attachement d’un homme à celle qui fut sa grand-mère, de l’attachement de celle-ci à ce qui fut son « pays », et plus encore sa maison : un huis-clos, parfois à ciel ouvert, restreint autour de la figure de cette Nonanita, in camera, cadrée non pas « sous toutes les coutures, puisqu’elle portait souvent les mêmes habits », mais sous « tous les angles » (p. 272), comme le précise l’auteur.
- 4 On ne peut que songer à l’enquête de Peroni autour du musée Jean-Marie Somet, où le sociologue iden (...)
5Ce faisant, la Nonanita saisit d’une façon différente son lecteur, auquel Peroni suggère d’ailleurs de « faire valoir, dans le registre expressif qui lui convient, l’enquête dont il est partie prenante » (p. 21). Il ne donne aucune classification précise à ce texte, sinon de dire qu’il s’y joue une enquête à propos de ce qui va bientôt disparaître – la Nonanita « tranquillement assise au bord d’un précipice » (p. 189) « en instance de disparition » (p. 22) – et qui, bien avant la parution de ce livre, a effectivement disparu4. Peut-être est-ce pour cela aussi que le livre affecte et qu’il nous tient en concernés, par-delà la singularité du projet de « La Nonanita ». Parce qu’il en va, dans cette enquête si personnelle, de cette propriété collective que nous partageons toutes et tous : l’expérience de la disparition et de la perte.
- 5 Citation de Peroni Michel, « Épiphanies photographiques. Sur l’apparition publique des entités coll (...)
6C’est peu de dire que Diptyque est rétif au compte rendu, ceci en raison tant de sa structure que de l’hétérogénéité des écritures qui le composent, mais cela dit néanmoins déjà beaucoup : c’est un ouvrage qui se dérobe à une appréhension linéaire ou simpliste et qui, peut-être ainsi que le suggère l’auteur, « sollicite » pour chacune de ses parties « un “lecteur implicite” aussi distinct » (p. 21). Dans son adresse aux lecteurs et lectrices, Peroni évoque ainsi les formes alternatives qu’aurait pu prendre Diptyque. L’une d’elles se serait ainsi composée non pas de la relecture de sa thèse dans le cadre de son HDR, mais de travaux postérieurs de l’auteur, relatifs à la photographie et à son pouvoir d’apparition, à l’instar du texte « Épiphanies photographiques », où il soulignait l’opérativité de la photographie à rendre sensible l’invisible et à le faire apparaître. Le geste aurait amené les lecteurs à « La Nonanita » d’une façon peut-être plus évidente, puisque c’est bien à « faire advenir publiquement dans l’ordre du sensible »5 sa grand-mère disparue, son attachement à son « pays » et l’attachement qui le liait à elle, que vise la seconde partie de l’ouvrage. Mais sans doute ce geste n’aurait-il pas permis de saisir avec une si grande force le contraste net entre les écritures et les formes d’enquête que déploient les deux textes présentés dans Diptyque. Du reste, l’auteur n’aurait sans doute pas pu problématiser si clairement la question de l’occultation de son engagement par rapport au terrain si familier de sa thèse : « Comment ne pas voir en effet, aujourd’hui, que la question appliquée alors à ceux qui étaient tant bien que mal constitués en objets – ces immigrés-là – : “Que faites-vous de votre origine ?”, “Quels moyens trouvez-vous de composer avec elle ?” n’en concernait pas moins celui qui travaillait tant bien que mal à se constituer là en sociologue » (p. 36). Cette occultation se traduisait dans la thèse par « l’opacité même de l’écriture […] : un voile recouvrant le trop intime » (p. 37) que l’on retrouve à certains égards dans la première partie de Diptyque. Car l’on reste ici en effet au seuil du matériau empirique, dans l’exposé du chemin théorique qui mène l’auteur jusqu’à une perspective ethnométhodologique, sans toucher du doigt la matière du terrain qu’elle a informé.
Notes
1 Parmi les parutions récentes, peuvent être citées : Zalc Claire, Z ou souvenirs d’historienne, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2021 ; ou encore Naepels Michel, Dans la détresse. Une anthropologie de la vulnérabilité, Paris, Éditions de l’EHESS, 2019.
2 Se référant aux travaux de John Dewey sur la pluralité des enquêtes, l’auteur précise que « l’enquête sous format scientifique n’est qu’une modalité d’exploration du monde » (p. 20) qui, souvent, invisibilise les autres. Cf. à ce sujet Dewey John, Logique. La théorie de l’enquête, Paris, PUF, 1993 [1938].
3 Expression qu’il mobilisait déjà en 2015 avec Dominique Belkis pour qualifier le geste de Jérémy Gravayat dans son film Les hommes debout. Voir Belkis Dominique et Peroni Michel, « La mémoire désidentifiante », Espacestemps.net, 9 juin 2015.
4 On ne peut que songer à l’enquête de Peroni autour du musée Jean-Marie Somet, où le sociologue identifiait dans les photographies des mineurs des « morituri », c’est-à-dire des mineurs en instance de disparaître, et légendés comme tels : d’abord photographiés, puis effectivement disparus au moment de l’enquête. Voir Peroni Michel, Devant la mémoire. Une visite au Musée de la mine « Jean-Marie Somet » de Villars, Paris, Presses des Mines, 2015.
5 Citation de Peroni Michel, « Épiphanies photographiques. Sur l’apparition publique des entités collectives », Réseaux, n° 94, 1999, p. 94. On touche ici à une qualité qu’il n’attribue pas seulement à la photographie, mais encore au cinéma et sa « capacité à pouvoir convoquer dans le présent des êtres qui ne sont plus » (Peroni Michel, Belkis Dominique, Haeringer Anne-Sophie, et Pecqueux Anthony, « Habiter : la part de l’être », Les cahiers de rhizome, p. 20).
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Référence électronique
Laure Mouchard, « Michel Peroni, Diptyque. L’enquête, le sociologue et sa grand-mère », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 06 janvier 2022, consulté le 14 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/53514 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.53514
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