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Herrick Chapman, La longue reconstruction de la France. À la recherche de la République moderne

Ali Choukroun
La longue reconstruction de la France
Herrick Chapman, La longue reconstruction de la France. À la recherche de la République moderne, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2021, 492 p., traduit de l’anglais (américain) par Odile Demange, ISBN : 978-2-7246-2790-9.
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Texte intégral

1La longue reconstruction de la France est la traduction d’un ouvrage publié en 2018 dans sa version originale. Il constitue une somme retraçant en sept chapitres les étapes qui ont mené à la reconstruction de la France après la guerre. Herrick Chapman propose d’emblée une périodisation originale de cette ère de 1944 à 1962. Alternant le regard entre les continuités et les ruptures, il aborde cette fenêtre sous l’angle de « domaines de politique », concept emprunté à la sociologie de Paul Burstein (1991). Le propos central est de mettre en lumière, pour chaque domaine, l’hésitation française entre une gouvernementalité technocratique descendante et une souveraineté populaire et démocratique ascendante. C’est cette tension entre l’expert et le citoyen qui est, selon Chapman, à l’origine de la République moderne.

2Le premier chapitre est consacré à la réinstauration de la confiance dans les structures d’un État souverain. Dans ses mémoires, Charles De Gaulle souligne son objectif d’alors : « remettre l’État debout ». Mais le paysage sociopolitique est fragmenté. Autour du Général, une coalition plaide pour un État centralisé. Les chrétiens-démocrates du Mouvement républicain populaire (MRP) redoutent l’extension des principes démocratiques. À rebours, les communistes plaident pour « un Parlement puissant à chambre unique ». Cette contradiction est le résultat des alliances qui se sont constituées durant la période vichiste. Pour unifier les deux courants, le Général devrait « [contrôler] trois instruments clés de l’autorité de l’État : l’administration, l’armée et les cérémonies publiques » (p. 47). Si la légitimité par le haut était en passe d’être reconstruite, il lui fallait reproduire le même processus par le bas. Ici encore, l’auteur résume cela en trois enjeux, soit autant de secteurs sur lesquels l’autorité de l’État devrait s’étendre : la police et les forces du maintien de l’ordre ; le monde ouvrier ; la fixation des prix et la distribution des denrées.

3Le deuxième chapitre revient sur la main d’œuvre. Il retrace la constitution progressive du dirigisme économique. Après une recontextualisation des politiques du travail, le lecteur est plus à même d’apprécier les variations de la période qui s’ouvre à la Libération. Alexandre Parodi, ministre du Travail, fait face à un paradoxe : on dénombre 600 000 personnes dépourvues d’emploi, mais il y a dans le même temps une pénurie criante de main d’œuvre. Si les difficultés de retour au travail s’avérèrent faibles pour les fonctionnaires – SNCF, Poste, EDF –, le constat est tout autre pour les professions libérales, l’agriculture et le petit commerce. Il en est de même pour les travaux cruciaux de déblaiement ou de déminage. Pour répondre à cette urgence, Parodi use des réquisitions – autorisées par décret –, de la réintégration des rapatriés ainsi que de la mobilisation des prisonniers de guerre allemands. En filigrane, ce sont les pouvoirs du ministère du Travail qui se trouvent renforcés, ce qui ne va pas sans soulever des réticences de la part de syndicats et entreprises.

4La Libération est le théâtre d’un rapport de force naissant entre le gouvernement et les petits commerçants. « Puissants personnages » à l’heure de la disette que traverse le pays, leurs anticipations n’en demeuraient pas moins brouillées par l’avenir que leur réservent les dirigeants. C’est le thème du troisième chapitre. Successivement, il aborde les révoltes de la fin des années 1940 – invisibilisées de l’historiographie – contre la régulation étatique des prix, puis le mouvement poujadiste des années 1950, davantage axé sur une contestation des autorités fiscales. En effet, les premières préfigurent, dans le sud-ouest français, l’anti-dirigisme idéologique que saura incarner Pierre Poujade. Le système des impôts dont héritent les dirigeants de la IVe République n’avait en fait pas été réformé depuis la IIIe République. Sa refonte organisationnelle et l’invention de la TVA par Paul Delouvrier, alter ego technocratique de Pierre Poujade, secrètent l’esprit de révolte.

  • 1 Voir aussi : Pierre Laroque, La Sécurité sociale de Pierre Laroque, Paris, Comité d’Histoire de la (...)

5Consacré à la mise en place des fondations sociales de l’État-providence, le chapitre suivant permet aux lecteurs de (re)découvrir les personnages de Pierre Laroque, mais aussi de femmes comme Germaine Poinso-Chapuis. Le premier a été directeur général de la Sécurité sociale de 1944 à 1951. Inspiré du rapport Beveridge, son effort d’élargissement massif du système d’assurance sociale –de 7 millions de bénéficiaires en 1944 à plus de 20 millions à la fin des années 1940 – constitue une nouvelle personnification du mélange entre expertise et démocratie1. Résistante, Germaine Poinso-Chapuis a été la première femme ministre – de la Santé – de la République. Ce chapitre 4 circule autour de la reconstruction de la France sous l’angle de son domaine de politique publique le moins conflictuel : la famille. Du Code de 1939 aux réformes Laroque de 1945, ce thème s’est en effet imposée comme « centre d’action politique ».

6Le chapitre 5place l’entreprise au cœur du propos. Pour reconstruire son tissu industriel, la France, y apprend-on, est le seul pays européen à avoir cumulé « la totalité des trois innovations majeures [de l’époque] – nationalisation, comités d’entreprise et planification » (p. 256). Dans un premier temps, l’historien rappelle les trois vagues de nationalisations qui se sont déployées à la Libération : de septembre 1944 au printemps 1945, de décembre 1945 à mai 1946 et l’année 1948. Dans le deuxième temps de son chapitre, il revient sur la transformation des pouvoirs des salariés au sein de chacune des branches concernées par ces vagues. Dans le secteur bancaire, dont les nationalisations « conservatrices » ou technocratiques furent mises en place par le ministère des Finances, le changement ne toucha qu’à la marge les conditions de travail et de rémunération. L’électricité représenta l’extrême inverse. EDF maintint par exemple tout au long de la période une entente solide avec le Commissariat du Plan et une discussion harmonieuse entre les patrons et les syndicats. De longs passages sont accordés à la figure de Marcel Paul, ministre communiste de la Production industrielle et fondateur du modèle social unique des salariés d’EDF-GDF. Pris entre l’émergence du marché européen et l’influence des syndicats, le secteur du charbon représenta la « voie médiane » entre le secteur bancaire et l’électricité. De même, les chemins de fer, sans subir les vagues de licenciements des Charbonnages, éprouvèrent le passage à la modernité industrielle et la refonte du conseil d’administration. En revanche, le statut de cheminot et la personnalité du directeur, Louis Armand, atténuèrent la conflictualité.

7Le sixième chapitre est particulièrement stimulant. Il s’agit d’une biographie parallèle de deux figures essentielles de la reconstruction : Pierre Mendès-France (1907-1982) et Michel Debré (1912-1996). Le premier, représentant des « républicains de gauche », s’était fait connaitre comme président du Conseil (1954-1955) et avait théorisé une voie pour la France que ses partisans résumeraient sous le terme de « mendésisme ». Le second, défenseur des « gaullistes de droite », avait trouvé sa vocation dans le retour de Charles De Gaulle, avant de rédiger la Constitution de la Ve République et de devenir son Premier ministre (1958-1962). Tous deux exercèrent dans le gouvernement provisoire du Général (1944-1945). Tous deux infusèrent la vie quotidienne des français de leurs théorisations, à travers leurs publications et un usage savant de la radio. Herrick Chapman retrace en quatre étapes la trajectoire politico-intellectuelle des deux hommes. Il expose d’abord leur formation doctrinaire puis leur apprentissage du métier politique dans l’entre-deux guerres. Ensuite, il décrit leur parcours dans la Résistance et la radicalisation théorique subséquente à cette expérience mais aussi à celle du revers subi par Charles De Gaulle. La troisième étape se focalise sur la séparation de leurs trajectoires à partir de 1956, du fait de leurs opinions contradictoires au sujet de la crise de la guerre d’Algérie. La dernière partie du chapitre débute en juin 1958, avec le retour du Général. Elle s’intéresse au « virage technocratique » emprunté par le duo De Gaulle-Debré puis aux contempteurs de celui-ci, rassemblés autour de Mendès-France et de son ouvrage La République moderne (1962).

8Le chapitre 7 rappelle la particularité de la reconstruction française par rapport à celle d’autres pays européens : les deux guerres dans lesquelles la République était impliquée. Laissant de côté l’Indochine, Chapman s’interroge sur le rôle de la crise algérienne dans l’expansion de l’autorité de l’État et la manière dont la population française l’appréhenda. En amont de la chute de la IVe République, le régime avait entamé, en guise de réponse à la question algérienne, une mue dans trois directions : la démographie et l’immigration ; la planification ; le renforcement de l’exécutif. Arrêtons-nous sur le premier thème. En matière d’immigration, le développement se fit dans le sens d’une nouvelle modalité de gestion des populations non européennes. D’une part, l’État accrut les prestations sociales et l’ouverture de droits à leur égard – la citoyenneté française fut ainsi accordée aux Algériens musulmans en 1947. D’une autre, il déploya un inédit appareil de contrôle et de surveillance. Malgré les critiques contre les institutions mises en place pour canaliser ce potentiel révolutionnaire, « après 1954, les tentatives de fusion entre services sociaux et police reprirent de plus belle » (p. 397). Le propos de Chapman est avant tout ici de rappeler que ces innovations biopolitiques ouvriraient de façon plus globale une nouvelle ère de l’encadrement des populations par l’État.

  • 2 Veyne Paul, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971.

9Au terme d’une lecture fluide, agrémentée d’illustrations et d’un appareil bibliographique original, on ressort instruit de l’ouvrage de Herrick Chapman. Du point de vue du politiste, la satisfaction provient notamment de l’usage du concept de « domaines de politique ». Convaincant dès les premières pages, il offre une application du langage de la sociologie de l’action publique à un objet historique complexe. Il semble d’autant plus approprié qu’il permet un découpage heuristique de la période de la reconstruction. Au-delà, il s’agit d’un manuscrit qui se lit comme un roman. En effet, on ne peut s’empêcher de penser, au gré de la découverte de la longue reconstruction, aux mots de Paul Veyne : « L’histoire est un récit d’évènements vrais »2.

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Notes

1 Voir aussi : Pierre Laroque, La Sécurité sociale de Pierre Laroque, Paris, Comité d’Histoire de la Sécurité Sociale, coll. « Les Essentiels », 2020 ; compte rendu de Léo Rosell pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.47080.

2 Veyne Paul, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ali Choukroun, « Herrick Chapman, La longue reconstruction de la France. À la recherche de la République moderne », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 04 janvier 2022, consulté le 05 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/53312 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.53312

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Rédacteur

Ali Choukroun

Doctorant en science politique à l’université de Lyon, IEP de Lyon, sur le thème de la gouvernance de l’innovation biomédicale au prisme des essais cliniques.

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