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Luis Velasco-Pufleau, Laëtitia Atlani-Duault (dir.), Lieux de mémoire sonore. Des sons pour survivre, des sons pour tuer

Adrien Quièvre
Lieux de mémoire sonore
Luis Velasco-Pufleau, Laêtitia Atlani-Duault (dir.), Lieux de mémoire sonore. Des sons pour survivre, des sons pour tuer, Paris, Maison des Sciences de l'Homme, coll. « Le (bien) commun », 2021, 304 p., ISBN : 978-2-7351-2704-7.
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Texte intégral

  • 1 Voir notamment la dernière section de l’ouvrage : Georgina Borne (dir.), Music, Sound and space, Ca (...)

1L’étude des liens entre son, musique et violence constitue, depuis quelques années, un terrain de réflexion interdisciplinaire particulièrement dynamique1. Le présent volume dirigé par le musicologue Luis Velasco-Pufleau et l’anthropologue Laëtitia Atlani-Duault participe de cette vitalité en réunissant onze articles aussi variés que passionnants sur le rôle du son et de la musique dans des contextes de violence (exil forcé, guerre, emprisonnement, catastrophe naturelle). Six de ces onze contributions avaient fait l’objet d’une première publication dans la nouvelle revue Violence: An International Journal, également éditée par la Maison des sciences de l’homme, et l’on ne peut que se réjouir de les voir traduites en français dans ce volume enrichi.

  • 2 Sur les rapports entre sons et mémoire collective, voir le récent ouvrage : Alice Aterianus-Owanga (...)

2L’introduction pose le cadre théorique de l’étude en proposant la notion de « lieux de mémoire sonore ». On connaît à ce titre la grande enquête dirigée par l’historien français Pierre Nora dans les années 1980-1990, visant à identifier et étudier ce qu’il nomma les « lieux de mémoire ». L’expression désignait tout objet, lieu ou symbole investi par le temps écoulé ou la volonté active des individus d’une fonction mémorielle agissante à l’échelle collective (nationale, régionale, familiale…). Ainsi, parmi d’autres, le drapeau, les monuments aux morts, le Panthéon ou les mairies fonctionnent comme autant de « lieux de mémoire » dans l’élaboration et la transmission d’un héritage mémoriel national. C’est dans la continuité de ces recherches en histoire et au croisement du champ d’études des sound studies que s’inscrit la proposition théorique de Luis Velasco-Pufleau et Laëtitia Atlani-Duault de « lieux de mémoire sonore ». Si la dimension musicale et auditive des lieux de mémoire était déjà présente dans l’enquête menée par Nora, par l’entremise de La Marseillaise notamment, elle gagne ici en autonomie et en précision. Pour les auteurs : « Les lieux de mémoire sonore peuvent constituer des formes de résistances à l’oubli et des ressources symboliques essentielles suite à des ruptures existentielles provoquées par l’expérience de la violence organisée » (p. 12). Par là, on comprend qu’il s’agit d’étudier les phénomènes sonores et musicaux dans leur capacité à symboliser, matérialiser ou transformer, à l’échelle collective et individuelle, la mémoire d’événements violents et traumatiques2.

3L’ouvrage est divisé en deux parties qui reprennent et développent le sous-titre du volume : « Le silence et le son comme armes » et « Le son et la musique comme outils de survie ». Les deux premières contributions concernent l’étude acoustique de lieux mettant en jeu des formes de violences sonores et auditives bien particulières. Dans le cas de la prison syrienne de Saydnaya, Maria Ristani montre comment la « surveillance auditive », les « agressions sonores » et surtout le « silence forcé » (p. 33) constituent des formes de torture basée sur la « manipulation sensorielle et de dislocation spatio-temporelle » (p. 24). Contraints de réfréner toute manifestation sonore corporelle (voix, respirations, bruits de pas), les détenus voient leur subjectivité à la fois morcelée et réfrénée par une forme d’auto-effacement de soi. Nicolas Puig analyse dans l’article suivant l’environnement acoustique d’un camp de réfugiés palestiniens situé au Liban. À partir de sources multiples (paroles de chansons, pratiques sonores et témoignages d’habitants du camp), l’anthropologue restitue les spécificités acoustiques du camp et montre que, si certains sons subis – parmi lesquels les bruits de pétards ou les coups de feu – participent au sentiment de violence et de claustration des habitants du camp, ces derniers tentent par d’autres modes d’engagement sonore (chants, processions, discussions) de produire une forme de familiarité spatiale et relationnelle au lieu et aux autres.

4Les trois contributions suivantes s’intéressent au rôle variable mais décisif de la musique et des festivals dans des contextes de situations humanitaires. Tour à tour stratagème de propagande politique dans un monde arabe en reconstruction (Abi Nur), expression des tensions géopolitiques à la frontière entre le Venezuela et la Colombie lors de la présidence contestée de Nicolàs Maduro (Fernando Garlin Politis), ou support de mobilisation et d’entraide pour des acteurs locaux délaissés par les politiques suite au passage, en 2015, du cyclone Pam en Mélanésie (Monika Stern et Jean-Pierre Sam), la musique apparaît, à l’échelle locale, nationale et mondiale, comme un enjeu de pouvoir de grande importance : outil d’exacerbation des antagonismes sociopolitiques ou au contraire moyen de sortie de situations de violence par la pratique et l’écoute. La dernière contribution, signée par la chercheuse Kathy Nguyen, est centrée sur un corpus rare de musiques et de chants de guerre du Sud-Vietnam composés avant 1975 et la chute de Sài Gòn. L’article, à la dimension historique richement illustrée, met en lumière le rôle décisif de ces chansons méconnues dans le souvenir des luttes et de leurs vétérans, véritable mémoire phonique des conflits, des souffrances et des espoirs passés.

5La seconde partie de l’ouvrage concentre l’attention du lecteur sur les récits d’hommes, de femmes et d’enfants confrontés à des situations de déplacement ou d’exil forcé et pour qui le son et la musique constituent de véritables « outils de survie ». Comme le résument Élise Bourgeois-Guérin, Cécile Rousseau et Claire Lyke dans leur article, « le cumul des expériences difficiles auxquelles font face les demandeurs d’asile est important : exil forcé, exposition à différents types de violence – collective ou individuelle, épisodique ou systémique –, deuils multiples des proches mais aussi d’un pays d'origine qu’ils ont peu de chance de regagner, expériences de discrimination, défis économiques, stress lié à la précarité de leur statut dans le pays hôte, inquiétude au sujet des proches restés au pays » (p. 256). Partant, ces trois chercheuses canadiennes mettent en lumière l’importance des ateliers d’expression créative organisés dans les centres d’accueil temporaires à la frontière entre le Canada et les États-Unis. Pour les enfants qui y participent, ces ateliers constituent un moyen d’affirmation et d’équilibre, sur le plan mental autant qu’émotionnel, permettant de compenser la très grande précarité de leurs situations.

6La musique et l’écoute sont également d’importance fondamentale pour les demandeurs d’asile réfugiés en Allemagne, qu’étudie Eckehard Pistrick, ou dans le cas des mineurs réfugiés en Suisse qu’a suivis Helena Simonett. Immobilisés entre deux pays, l’un abandonné, l’autre inconnu, ces exilés trouvent dans la musique un espace protecteur et rassurant. À ce titre, mentionnons plus spécialement la contribution de la chercheuse française Émilie Da Lage en collaboration avec le musicien Kurde irakien Beshwar Hassan, aujourd’hui réfugié en Angleterre. Leur texte revient notamment sur le parcours de Beshwar à travers l’Europe, depuis la frontière grecque où des policiers brisent son instrument de musique jusqu’au camp de Grande-Synthe en France, où il joue et s’enregistre, seul ou en compagnie d’autres migrants, dans l’espoir, dit-il, de « remettre un peu de lumière dans leurs yeux » (p. 221). Pour Beshwar et ses compagnons, tous victimes de violences aux frontières, la musique, jouée ou actualisée à travers le souvenir d’expériences passées, leur sert à canaliser et exprimer leurs émotions négatives. Enfin, dans un autre contexte et depuis une perspective différente, la chercheuse en littérature Katie Harling-Lee propose une exploration sonore et musicale du roman Le violoncelliste de Sarajevo de Steven Galloway publié en 2009 et questionne, par l’analyse, « l’impact que pourrait avoir la musique dans des situations de transformation des conflits et [pour] envisager un avenir post-conflit » (p. 287).

7En somme, les contributions réunies dans ce volume forment une étude passionnante et singulière, très émouvante par l’échelle dramatiquement humaine des parcours retracés. À ce titre, la diversité des terrains, des cadres et des époques convoqués dans le volume et analysés avec une très grande justesse n’est jamais un obstacle à la compréhension des situations et de leurs enjeux, grâce à l’effort de contextualisation systématique des auteur·es. Surtout, la force indéniable des études rassemblées ici est leur approche résolument pluridisciplinaire, où l’histoire, la musicologie, l’anthropologie et les études psychologiques, notamment, se croisent et se complémentent avec rigueur. Lieux de mémoire sonore marque donc une étape importante dans la compréhension des rapports souvent complexes, quelquefois cruels et toujours intimes, qui lient les individus aux sons et à la musique de leur vie.

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Notes

1 Voir notamment la dernière section de l’ouvrage : Georgina Borne (dir.), Music, Sound and space, Cambridge, Cambridge University Press, 2013 ainsi que : Martin J. Daughtry, Listening to war: sound, music, trauma, and survival in wartime Iraq, New York, Oxford University Press, 2015 et le hors-série 2 de la revue Transposition, paru en 2020 et coordonné par Luis Velasco-Pufleau, « Son, musique et violence ».

2 Sur les rapports entre sons et mémoire collective, voir le récent ouvrage : Alice Aterianus-Owanga et Jorge P. Santiago (dir.), Aux sons des mémoires. Musiques, archives et terrains, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2016.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Adrien Quièvre, « Luis Velasco-Pufleau, Laëtitia Atlani-Duault (dir.), Lieux de mémoire sonore. Des sons pour survivre, des sons pour tuer », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 04 janvier 2022, consulté le 18 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/53310 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.53310

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Rédacteur

Adrien Quièvre

Doctorant en histoire, Université de Lille, CNRS, UMR 8529, Institut de recherches historiques du Septentrion (IRHIS).

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