Julien Fretel et Michel Offerlé, Écrire au Président. Enquête sur le guichet de l’Élysée

Texte intégral
- 1 Pour une synthèse récente sur la professionnalisation politique, voir Michon Sébastien et Ollion Ét (...)
1Alors que la campagne présidentielle de 2022 est marquée par la prolifération conjointe des « enquêtes d’opinion » et de leur critique, peut-on saisir les opinions politiques ordinaires ? En publiant une enquête inédite portant sur le courrier que reçoit le Président de la République, les politistes Julien Fretel et Michel Offerlé apportent une contribution importante à l’étude des moyens dont disposent les « professionnels de la politique »1 pour entendre et écouter les préoccupations citoyennes. Malgré la fermeture progressive du champ politique aux profanes que sont les citoyens ordinaires, son autonomie reste relative, ne serait-ce que dans la mesure où le personnel politique dépend des citoyens pour son élection. La lecture de l’abondant courrier envoyé à l’Élysée constitue dès lors un moyen de qualifier ce lien politique, particulier et construit par un ensemble d’intermédiaires.
2Initiée par un travail de terrain au sein du Service de la correspondance présidentielle (SCP dans ce qui suit, renommé en 2020 Service de la communication directe) sous la présidence de François Hollande, l’enquête des deux auteurs s’appuie sur un large corpus de courriers et de courriels, reçus sous les présidences Mitterrand, Sarkozy, Hollande et Macron, enrichi d’entretiens. À défaut d’être représentatif de l’ensemble, il permet d’appréhender, dans une double perspective synchronique et diachronique, les motifs pour lesquels ces « interpellateurs épistolaires » (p. 17) écrivent au Président, les façons dont ce courrier est traité et ce que le Président en fait ou non.
- 2 Offerlé Michel, Ce qu’un patron peut faire. Une sociologie politique des patronats, Paris, Gallimar (...)
- 3 Des travaux contemporains sont cités p. 25-26, le travail précurseur en la matière portant sur les (...)
- 4 Buton François, Lehingue Patrick, Mariot Nicolas, Rozier Sabine (dir.), L’ordinaire du politique. E (...)
3L’exploitation de ce matériau empirique, dont le lecteur avait eu un passionnant aperçu dans le dernier ouvrage de Michel Offerlé2, renouvelle la sociologie de l’institution présidentielle, de ses représentations et, plus largement, de la présidentialisation du régime. À la suite de nombreux auteurs ayant travaillé sur des corpus de requêtes épistolaires3, cette recherche entend en outre saisir les écritures ordinaires comme des écritures politiques, dans le sillage d’une sociologie de l’« ordinaire du politique »4 qui revient sur les processus différenciés de politisation et d’action collective et individuelle.
4« Guichet bien particulier » (p. 288), le service de la correspondance présidentielle fait l’objet d’un premier chapitre. La description ethnographique de ce service relégué, tant géographiquement qu’au sein de l’institution présidentielle, et de ses agents donne à voir, dans ses aspects concrets, la « politique du courrier » (p. 29). L’affranchissement d’une lettre de moins de vingt grammes à l’Élysée étant gratuit, différents filtres organisent le traitement de la masse considérable des courriels et courriers reçus, près de 800 000 pendant le quinquennat Hollande.
5Qui sont les scripteurs ? Cette « source magnifique » (p. 32) offre relativement peu d’informations sociographiques : sauf dans les cas de courriers répétés ou lorsqu’elles sont accompagnées de documents, voire de curriculum vitae, les lettres fournissent au mieux un instantané fragmentaire de la trajectoire sociale de l’expéditeur. En étudiant conjointement leur texte et leur paratexte, du papier aux formules de politesse utilisées, les auteurs esquissent cependant dans le chapitre 2 quelques pistes sur les protagonistes de cette « compétition scripturaire pour l’accès au président » (p. 67). Pris dans un « immense concours des identités » (p. 89), géographiques, socioprofessionnelles, partisanes ou morales, ils mobilisent tant l’écriture du « je » que l’expression d’un « nous » généraliste.
- 5 Précisons que les auteurs échappent à deux écueils : évitant la rupture totale avec les catégories (...)
- 6 Padioleau Jean-Gustave, L’État au concret, Paris, Presses universitaires de France, 1982.
- 7 Le SCP en fait un traitement « administratif et analytique » (p. 139) et peut saisir les préfecture (...)
6Par-delà les fluctuations de l’actualité, les courriers se déclinent en différentes catégories, durcies par les opérations du SCP, et reprises par les auteurs pour organiser leur propos5. Le service distingue en effet le courrier réservé, c'est-à-dire privé et institutionnel, les « opinions » et les « requêtes ». Le chapitre 3 aborde ces dernières, qui mettent en jeu une véritable « économie morale de la misère ou de la lassitude » (p. 104). Surendettement, manque d’argent, perte d’emploi, maladies, prime de Noël, contraventions et violences familiales sont autant de sujets, parfois cumulés, d’écriture, et mêlent de multiples formes discursives, de la négociation au témoignage en passant par la dénonciation et les menaces. Si ces lettres font apparaître le lien et les formes de dépendance des scripteurs à l’« État au concret »6, via ses différents guichets comme les services sociaux, elles doivent aussi, selon les auteurs et contrairement au traitement qu’en fait le SCP7, être étudiées comme des prises de position politiques, au même titre que le courrier classé dans les « opinions ».
- 8 Cette expression apparaît dans les courriers à partir de 2014, Valérie Trierweiler, ex-compagne de (...)
7Les interpellations qui rentrent dans cette dernière catégorie donnent lieu à un traitement distinct, sur lequel revient le chapitre 4. Ces courriers, qui reprennent les termes en vigueur dans le champ politique ou expriment à leur façon « quelque chose de politique » (p. 143), dévoilent en creux ce que l’institution présidentielle définit comme étant politique. S’ils révèlent un « fétichisme de la fonction » présidentielle (p. 145), cette dernière est aussi « tutoyée » et le Président, jusqu’à son apparence physique, jugé voire rappelé à l’ordre par des scripteurs qui mettent en avant un lien personnel et d’égal à égal avec lui. D’autres construisent un lien vertical, revendiquant une « représentativité déclarative » (p. 158) et leur appartenance à la « classe moyenne », à la « France d’en bas » ou aux « sans-dents »8. Des événements militaires ou terroristes aux scandales et à l’exaspération fiscale, la politique est matière à de multiples jugements.
- 9 Cf. l’analyse de Boltanski, Darré et Schiltz, qui s’attache à restituer les conditions devant être (...)
8Ces thèmes identifiés par les chercheurs se détachent aussi, bien que différemment, dans les thématiques qui organisent la fabrique de l’« opinion épistolaire » (180) étudiée dans le chapitre 5. Le Bureau d’analyse du SCP a pour mission de classer le courrier « opinions », de produire, pour le cabinet, des notes, et enfin de sélectionner des opinions « représentatives ». Sous F. Hollande, la vingtaine de lettres qui lui est transmise chaque semaine comprend toujours des « soutiens », des « critiques » et des « sans positionnement », mais provient essentiellement de « "bons" scripteurs » (193), sur-sélectionnés car écrivant et argumentant selon les normes9 des agents du service. Si ces lettres ont un poids limité dans les décisions du président, elles sont l’objet d’une quantification croissante depuis les années 1980. Sous E. Macron, l’ensemble du courrier, et plus seulement les « opinions », est désormais scruté par des algorithmes et des outils d’intelligence artificielle, à des fins de pilotage politique et de communication (chapitre 7).
9Beaucoup de scripteurs ont conscience de l’asymétrie de l’échange épistolaire et l’anticipent dans leurs lettres : hormis les rares « lettres PR », signées par le Président lui-même, et les quelques « permanence[s] élyséenne[s] » (p. 243) au cours desquelles François Hollande a reçu certains d’entre eux, la réponse au courrier est en effet « collective, administrée, industrialisée et, par conséquent, sauf exception, stéréotypée » (p. 214). Le chapitre 6 montre comment l’institution aiguille les requêtes vers les services compétents et utilise des lettres types, parfois enrichies d’éléments de langage particuliers. Les agents du SCP font donc office d’« intercesseurs entre les profanes cherchant à entrer en contact avec le président de la République et la dimension sacrée que revêt la fonction de chef de l’État » (p. 238).
- 10 Dolez Bernard, Fretel Julien, Lefebvre Rémi (dir.), L’entreprise Macron, Grenoble, Presses universi (...)
10La récente « activation de la matière épistolaire » (p. 252) fait l’objet d’un dernier chapitre : dans le sillage de l’« entreprise Macron »10, le SCP devient un véritable service de communication. Les auteurs expliquent cette mutation par le profil des agents qui rejoignent le service, par la faible expérience locale du Président, par l’influence du modèle de traitement du courrier de la Maison-Blanche sous Barak Obama, et enfin par le raté des Gilets jaunes, dont les « signaux faibles » (p. 275) perceptibles dans le courrier dès juillet 2017 ont été ignorés par la « vigie présidentielle » (p. 267).
- 11 Christin Angèle, Metrics at Work. Journalism and the contested meaning of algorithms, Princeton (NJ (...)
11L’abondante, et passionnante, citation des lettres dans le livre donne corps au lien politique qui se construit dans l’interaction épistolaire, singulière mais aussi générale par bien des aspects. Si on est loin du dialogue effectif, ce lien apparaît dans la façon dont ces écritures ordinaires mettent en jeu, malgré la distance physique, sociale et politique, un ensemble d'interdépendances et d’attentes réciproques, entre les profanes et le Président. Les scripteurs écrivent en effet à l’aune de leurs propres représentations des rôles présidentiels et du champ d’action potentiel de la fonction et de l’institution, souvent surestimé. Contre le diagnostic d’une dépolitisation au sens d’un désengagement, cette enquête permet d’appréhender des formes plurielles de politisation ordinaire et l’« attachement au politique » (p. 297) de ces scripteurs, significatifs à défaut d’être nécessairement ordinaires au sens de représentatifs. Ce lien épistolaire et politique repose en réalité sur un ensemble d’agents qui le construisent, et donne à voir le fonctionnement de l’institution présidentielle, son travail de représentation, d’intercession et d’élaboration d’une opinion, « par le bas » comme « par le haut » (p. 287). On peut regretter que l’ambition de saisir l’ensemble du courrier, et non seulement les « opinions », comme un continuum d’écritures réflexives et politiques, ne soit pas plus amplement développée. Gageons que des recherches complémentaires, qui pourraient s’appuyer sur le traitement des données complètes et numérisées et sur des méthodes d’analyse textuelle ou d’intelligence artificielle, prolongeront cette enquête sur les « paroles citoyennes » (p. 21), en étudiant par exemple les transformations, par la « présence algorithmique »11, de l’action publique comme du travail politique.
Notes
1 Pour une synthèse récente sur la professionnalisation politique, voir Michon Sébastien et Ollion Étienne, « Retour sur la professionnalisation politique. Revue de littérature critique et perspectives », Sociologie du travail, vol. 60, n°1, 2018, disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sdt.1706.
2 Offerlé Michel, Ce qu’un patron peut faire. Une sociologie politique des patronats, Paris, Gallimard, 2021, chapitre 1 « Les registres de l’action individuelle patronale ».
3 Des travaux contemporains sont cités p. 25-26, le travail précurseur en la matière portant sur les formes de protestation et de dénonciation présentes dans un corpus de lettres adressées au journal Le Monde : Boltanski Luc, Darré Yann, Schiltz Marie-Ange, « La dénonciation », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 51, 1984, p. 3-40.
4 Buton François, Lehingue Patrick, Mariot Nicolas, Rozier Sabine (dir.), L’ordinaire du politique. Enquête sur les rapports profanes au politique, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2016 ; compte rendu de Pagnier Baptiste pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.23238.
5 Précisons que les auteurs échappent à deux écueils : évitant la rupture totale avec les catégories indigènes du SCP, qui ont un sens et sont aussi l’objet de l’enquête, ils ne se contentent pas non plus de les reprendre telles quelles puisqu’ils cherchent à les dépasser, en concevant l’ensemble du courrier, y compris les requêtes, comme « dessinant un spectre plus ou moins politisé de rapports exprimés [...] au sommet de l’ordre politique français » (p. 23). Pour plus de précisions sur le rapport de Michel Offerlé au « tropisme classificatoire », voir Contamin Jean-Gabriel, « Typologie », in Michel Hélène, Lévêque Sandrine, Contamin Jean-Gabriel, Rencontres avec Michel Offerlé, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2018, p. 459-465.
6 Padioleau Jean-Gustave, L’État au concret, Paris, Presses universitaires de France, 1982.
7 Le SCP en fait un traitement « administratif et analytique » (p. 139) et peut saisir les préfectures d’une « enquête d’État » (p. 110), par exemple dans le cas de menaces de suicide.
8 Cette expression apparaît dans les courriers à partir de 2014, Valérie Trierweiler, ex-compagne de François Hollande, ayant rapporté l’expression de « sans-dents » utilisée par ce dernier.
9 Cf. l’analyse de Boltanski, Darré et Schiltz, qui s’attache à restituer les conditions devant être satisfaites pour qu’une dénonciation publique soit jugée « normale » par son lecteur.
10 Dolez Bernard, Fretel Julien, Lefebvre Rémi (dir.), L’entreprise Macron, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2019.
11 Christin Angèle, Metrics at Work. Journalism and the contested meaning of algorithms, Princeton (NJ), Princeton University Press, 2020 ; voir la recension de Bastin Gilles, « Le public et ses algorithmes », La Vie des idées, 2021, en ligne : https://laviedesidees.fr/Angele-Christin-Metrics-at-Work.html.
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Référence électronique
Cyprien Rousset, « Julien Fretel et Michel Offerlé, Écrire au Président. Enquête sur le guichet de l’Élysée », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 13 décembre 2021, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/53172 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.53172
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