Jean-François Bert, Le courage de comparer. L’anthropologie subversive de Marcel Mauss

Texte intégral
1Si la littérature des sciences sociales est parsemée de références au travail de Marcel Mauss (1872-1950), il est facile d’oublier l’influence de ses collaborations avec l’historien Henri Hubert (1872-1927) ou encore de ne lire leurs écrits qu’à travers le prisme du projet durkheimien. L’ouvrage de Jean-François Bert vient rappeler que Mauss a développé une méthodologie d’enquête profondément subversive dans une fin de XIXe siècle, marquée par l’évolutionnisme et l’ethnocentrisme.
2L’auteur revient plus particulièrement sur les spécificités de la méthode comparative défendue par Mauss et son application dans le champ de l’histoire religieuse. Il enrichit l’analyse des différents articles et essais de Mauss et Hubert en étudiant le contexte intellectuel dans lequel ils s’inscrivent. L’ouvrage s’adresse ainsi aussi bien aux familiers des travaux de Mauss qu’aux lecteurs souhaitant approfondir leurs connaissances de l’histoire des savoirs.
3Cinq chapitres permettent de délimiter les objectifs et les conditions d’élaboration d’une stratégie d’enquête mise au point à force de travail collectif, d’affrontement intellectuel et de réflexions méthodologiques. Le premier chapitre, « Marcel Mauss, un simple continuateur de Durkheim ? », revient sur l’association abusive entre les travaux de Mauss en anthropologie des religions et le projet de la sociologie durkheimienne. Le deuxième, « Quitter l’évolutionnisme en comparant les sacrifices », présente l’influence et les conditions de la collaboration intellectuelle entre Mauss et Hubert. Bert y précise les normes qui régissent les milieux intellectuels français de ce début de XXe siècle. Le chapitre trois, « La magie de la comparaison maussienne », permet d’appréhender l’évolution de la méthode maussienne ainsi que son objectif terminal : atteindre un niveau de connaissance fine des sociétés et des phénomènes religieux en les abordant dans toute leur complexité. Le quatrième chapitre, « La prière, un précipité de comparatisme », présente les réflexions abordées dans la thèse inachevée de Mauss et sa méthode résolument pluridisciplinaire pour la compréhension des phénomènes religieux. Le dernier chapitre, « 1909, une année décisive », revient sur l’intégration difficile de Mauss dans les milieux intellectuels français et son aversion pour les préconceptions de l’ethnographie anglo-saxonne.
4Le premier chapitre sert d’introduction aux distinctions opérantes entre le projet d’anthropologie maussienne et le projet de sociologie durkheimienne. Bert refuse de considérer les travaux de Mauss comme les simples ramifications du projet durkheimien. Il insiste au contraire sur la pluralité des influences qui marquent le travail de Mauss et son caractère résolument pluridisciplinaire qui « lui a permis de contourner quelques-unes des grandes cécités intellectuelles du moment », notamment dans le domaine religieux où l’ethnocentrisme ambiant empêchait de spécifier les particularités des pratiques religieuses non judéo-chrétiennes (p. 22). À la différence de Durkheim, Mauss s’attache avant tout aux cas et aux détails, à l’ethnographie dense plutôt qu’aux « imprécations théoriques sur le bien-fondé de la méthode comparative » (p. 31). L’objectif de Mauss est ainsi de dépasser les préconceptions ethnographiques et évolutionnistes de ses contemporains et en cela son usage de la comparaison apparaît profondément subversif. Appliquée au domaine strict de la religion, la comparaison permet d’appréhender l’ensemble complexe des éléments constitutifs du système religieux (mythes, dogmes, opinions, pratiques, croyances, etc.).
5C’est sur ce dernier point que Jean-François Bert s’attache dans le chapitre II. Il contextualise le travail préliminaire à la publication de l’Essai sur la nature et la fonction du sacrifice (1899), coécrit à distance avec l’historien Henri Hubert. Ce chapitre permet d’apprécier les différentes influences qui ont permis à Mauss de poursuivre ses travaux. D’ailleurs, la correspondance entre les deux chercheurs fait état d’une longue discussion entre les deux auteurs sur les moyens de « se dégager des injonctions théoriques de Durkheim qui veut voir apparaître dans ce texte, si ce n’est sa propre définition du sacrifice, du moins l’idée d’obligation qui est au cœur de sa définition des phénomènes religieux » (p. 51). Les versions successives de ce texte et les choix rhétoriques opérés par l’un ou l’autre des auteurs permettent à Bert de déterminer leurs points d’intérêts propres. Le modèle de comparatisme expérimenté par le duo s’appuie sur le modèle philologique, en opposition fondamentale avec la pensée génétique ou évolutionniste. Ainsi, les deux auteurs y interrogent les contextes de production, d’énonciation et de réception de trois registres de textes fondamentalement différents (des textes poétiques issus de Samhitas, les formules de culte solennel contenues dans les Sutras et la liturgie des Brahmanas). À partir de cette étude croisée des sacrifices et en particularisant les gestes, les moments, les objets, les mots employés, Mauss et Hubert étayent deux hypothèses : « d’une part, l’idée que toutes les formes de sacrifices sont régies selon trois moments distincts (entrée-destruction-sortie) ; d’autre part, que lors d’un sacrifice, celui qui accomplit l’acte est affecté, c’est-à-dire change d’état en fonction du moment du sacrifice » (p. 61). Ils évitent ainsi l’écueil d’une lecture systématique du rituel telle que pratiquée par Smith, Tylor ou Frazer, qui interprètent le phénomène au travers d’un lien irréductible avec le totémisme. Cette prise de distance et ces critiques à l’encontre de l’anthropologie anglo-saxonne sanctionnent la sortie de l’Essai par une réception mitigée.
6Bert poursuit son travail de particularisation de la méthode maussienne dans le chapitre trois et singularise deux textes fondateurs, l’Essai sur la nature et la fonction du sacrifice (1899) et l’Esquisse d’une théorie générale de la magie (1904). Si les deux articles participent d’un enchainement intellectuel logique, Bert souligne une articulation plus complexe. L’Esquisse est d’abord comprise comme un travail résolument anti-frazerien. En effet, « hétérogènes et complexes, les phénomènes magiques ne peuvent être interrogés qu’en mettant l’accent sur le détail des pratiques, les objets manipulés, ou les mots prononcés » (p. 77). L’opposition intellectuelle aux travaux de Frazer fait émerger des questionnements radicalement radicaux pour l’époque, notamment sur la compréhension des pratiques magiques comme phénomènes sociaux. Ce dernier chapitre est ainsi l’occasion de revenir sur la distinction opérante entre magie et religion et les fondements de leurs définitions. Bert s’attache à présenter l’importance que revêt la technique dans l’analyse que Mauss et Hubert font des pratiques magiques. Car la particularité du travail de Mauss et de Hubert est d’accorder une grande importance au matériel et au topographique. Ainsi, « ce nouveau pas de côté, lié à son programme technomorpologique, va lui permettre de se défaire de certaines lectures du religieux fortement grevées par un point de vue théologique » (p. 89).
7Le chapitre IV revient sur l’intérêt de Mauss pour les outils de langage comme moyens de communication avec la divinité. Ce chapitre s’attarde sur les hypothèses et l’objectif du travail inachevé de thèse de Mauss. Initialement consacrée à la prière, elle aurait dû être l’occasion d’un moment définitionnel consacrée à l’usage de la comparaison pour la compréhension des phénomènes religieux. La première partie de la thèse, publiée en 1909 et rapidement retirée des étals par Mauss lui-même, permet à Bert de préciser les critiques formulées par Mauss à l’encontre de ses pairs. L’ouvrage se conclut par le chapitre V, « 1909, une année décisive », qui présente la place occupée par Mauss dans le milieu intellectuel français de son époque et les raisons possibles de l’abandon de sa thèse.
8L’ouvrage de Jean-François Bert rappelle l’intérêt de la méthode comparative en sciences sociales pour éviter de tomber dans l’écueil des généralisations hâtives. Appliquée au domaine religieux, la méthode comparative invite les chercheurs à un souci du détail permanent et à une particularisation systématique des faits, des gestes, des objets et des paroles attachés au domaine religieux. Plus encore, la comparaison permet d’assurer le décentrement du chercheur qui l’emploie et l’oblige à adopter une posture critique vis-à-vis de ses prérequis et de ses propres références.
9L’intérêt principal de l’ouvrage, qui est de proposer une relecture des travaux de Mauss indépendamment du projet durkheimien, se double ainsi d’un retour sur l’ensemble des éléments qui permettent l’émergence d’une méthode ou d’une définition en anthropologie : l’échange avec les pairs, la contradiction et la réflexion sur la méthodologie de l’ethnographie et de son analyse. En rappelant le contexte intellectuel dans lequel évoluait Mauss et la complexité des mondes sociaux en perpétuelle transformation, Jean-François Bert rappelle à juste titre que, parfois, « lacérer les conformismes classiques de l’homo academicus moyen » s’avère indispensable pour affiner la compréhension des phénomènes sociaux (p. 147).
Pour citer cet article
Référence électronique
Nolwenn Briand, « Jean-François Bert, Le courage de comparer. L’anthropologie subversive de Marcel Mauss », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 10 décembre 2021, consulté le 23 avril 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/53042 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.53042
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