Ya-Han Chuang, Une minorité modèle ? Chinois de France et racisme anti-Asiatiques

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- Compte rendu de Jasmine Bachi, Hannah Gautrais, Juliane Pérès et Marie Rullier
Publié le 18 novembre 2021
Texte intégral
1Le livre de Ya-Han Chuang est consacré aux expériences et aux mobilisations des populations chinoises en France depuis 2010. L’auteure se focalise sur les « nouveaux immigrés chinois » (Xinyimin) ayant quitté le pays suite aux réformes économiques des années 1970. Si l’émigration chinoise est ancienne, les premiers flux remontant à la première guerre mondiale, elle est aujourd’hui une réalité sociale composite en raison de la diversité des origines géographiques, des motivations et des trajectoires des immigrés chinois et de leurs descendants. L’objectif du livre est de montrer comment les divisions internes de l’immigration chinoise contredisent la représentation d’une minorité « modèle » et unifiée. Du point de vue méthodologique, l’auteure adopte une approche qualitative basée sur des observations menées en France et en Chine et des entretiens (une centaine) auprès d’acteurs engagés dans l’action collective depuis les mouvements de sans-papiers jusqu’aux luttes contre le racisme anti-asiatique.
2Les deux premiers chapitres abordent l’économie intracommunautaire où s’emploient les sans-papiers chinois originaires de régions différentes. À la suite d’Abdelmalek Sayad, qui invite à considérer ensemble l’émigré et l’immigrant, l’auteure décrit des mondes définis par une origine géographique où l’acte migratoire est doté de significations singulières. Le chapitre I analyse l’organisation communautaire du travail des immigrés chinois originaires du Fujian dans la confection. Dans cette région où émigrer constitue un moyen de mobilisation valorisé, le départ des jeunes relève d’un projet communautaire. Une fois en France, ils s’insèrent au sein d’un système communautaire de dortoir privé, le dapu (« se tenir compagnie pour dormir ensemble »). Si cette organisation subordonne les activités sociales au travail, elle constitue un réseau d’échange d’informations et d’entraide et une protection contre les interpellations. Le chapitre II est consacré aux expériences des migrantes originaires du Jiangxi. Dans cette région, l’émigration, plus récente, a surtout concerné les salariés du secteur public déclassés par les licenciements des années 1992-2000. Arrivées seules et sans réseau, elles s’emploient d’abord en tant qu’aide à domicile dans les familles d’entrepreneurs originaires de la région de Wenzhou. Lassées de la précarité et de l’exploitation que comporte le régime de la domesticité, certaines d’entre elles deviennent manucures dans les salons de beauté africains de Château d’eau. Les réseaux de sociabilité familiaux et amicaux convertissent progressivement cette opportunité en une niche économique. Leur condition n’en reste pas moins précaire. D’un côté, ces femmes acquièrent une autonomie et des horaires acceptables, de l’autre, elles se trouvent un rapport inégalitaire et ethnicisé avec les gérants des salons, qu’elles contestent lors d’une grève en février 2014.
3Le chapitre III traite des mobilisations des immigrés chinois sans-papiers initiées par la CGT en 2009 et de la grève des manucures à Château d’eau. L’auteure décrit les contraintes qu’exercent les spécificités de l’économie intracommunautaire sur l’action protestataire. Le recours systématique au travail dissimulé et les réticences à pointer les employeurs chinois freinent les régularisations et découragent leur principal allié : la CGT. Les immigrés chinois inscrivent les rapports de production dans la condition d’immigré elle-même, euphémisent l’exploitation et perçoivent leurs employeurs chinois comme un soutien. Dans le conflit qui oppose des migrantes du Jiangxi à leurs employeurs africains, l’usage de répertoires classiques (la grève) et le soutien de la CGT permettent d’obtenir des rétributions matérielles (récépissé de carte de séjour) et symboliques.
4Le chapitre IV aborde les pérégrinations du commerce textile chinois du Sentier à Aubervilliers à partir de la trajectoire des immigrés de Wenzhou, une région dotée d’une tradition migratoire et commerciale. Arrivés à la fin des années 1970, les pionniers s’emploient dans la confection et reproduisent le modèle des artisans juifs du Sentier dans le 11e arrondissement (Popincourt). Leur présence suscite le mécontentement des riverains qui dénoncent la mono-activité commerciale et la dégradation de l’image du quartier. Ces mobilisations incitent les commerçants chinois à dépasser la barrière linguistique pour interagir avec leur environnement en participant à des événements autour de la culture chinoise. Le transfert de l’activité à Aubervilliers, facilité par une politique municipale volontariste de rachat de fonds de commerce appartenant à des Chinois entre 2004 et 2011, contribue à atténuer les conflits. Aubervilliers, où les premiers commerçants de Wenzhou se sont implantés dans les années 1990, devient le centre névralgique du commerce d’importation en provenance de Chine. En dépit de la proximité entre la mairie et les commerçants chinois, ceux-ci restent enclavés dans une zone non habitée et leur réussite sociale en fait progressivement des cibles d’agression.
5Le chapitre V interroge les expériences des jeunes des familles d’entrepreneurs de Wenzhou. L’auteure explore la quête d’une voie entre la permanence des discriminations et des stigmatisations qui entravent les possibles professionnels, et la prégnance d’un modèle économique fondé sur les liens de parenté : le « familiarisme . Ces jeunes réinvestissent leurs capitaux culturels et universitaires dans le champ économique par la réinvention de l’entreprise familiale et/ou le développement de niches entrepreneuriales fondées sur les ressources communautaires. Par ailleurs, ils investissent progressivement le champ politique en menant des actions collectives contre la stigmatisation. Les enquêtés prennent conscience de leur racialisation au moment des protestations contre la tenue des Jeux Olympiques de Pékin en 2008. Ces préoccupations sont à l’origine de la fondation de l’Association des Jeunes Chinois de France (AJCF) qui joue un rôle central dans la lutte contre le racisme anti-asiatique dès 2012.
6Le chapitre VI analyse les mobilisations des Chinois de Belleville contre les agressions. L’auteur décrit d’abord l’établissement d’une enclave ethnique chinoise depuis l’implantation des immigrés de Wenzhou dans les années 1980. La montée du problème des agressions contribue à la formation d’un sentiment d’appartenance communautaire qui dépasse les positions sociales, les trajectoires migratoires et les clivages générationnels. Ce sentiment s’exprime tout particulièrement lors des mobilisations de 2010 et 2011. Si tous les acteurs s’accordent sur la nécessité de dénoncer les agressions, ils s’opposent sur les cadrages et les stratégies d’alliances. Une première coalition qui réunit l’ambassade, les associations de commerçants chinois et la droite privilégie un cadrage « ethnoracial » de l’insécurité. Elle s’oppose à une coalition hétéroclite qui rassemble les associations chinoises locales et la mairie PS autour d’une approche « sociale » du problème des agressions. Cette seconde coalition organise la manifestation de 2011 qui marque l’engagement accru des jeunes nés ou éduqués en France.
7Le chapitre VII privilégie une approche microsociologique des identifications des jeunes Asiatiques. Ici, l’auteure élargit l’analyse aux jeunes nés dans des couples mixtes et/ou dont les parents sont originaires d’Asie du Sud-Est. Le chapitre traite successivement des relations intrafamiliales, de la formation du sentiment d’altérité et de la quête de soi à travers le « voyage en Asie ». L’auteure pointe l’existence d’un « entre-deux identitaire » entre la distance vis-à-vis de l’expérience de leurs parents et la prise de conscience, tardive, de leur altérité lorsqu’ils établissent un lien entre les discriminations et leurs origines. Le « voyage en Asie » effectué dans le cadre des études et/ou d’une quête personnelle, attenue les tensions et reconfigure le regard sur le monde asiatique qui devient un champ des possibles professionnels et une ressource mobilisable dans la lutte contre le racisme.
8Le chapitre VIII analyse l’évolution des cadrages, des répertoires d’action et des alliances dans les luttes antiracistes depuis le meurtre d’un couturier chinois, Choalin Zhang, le 7 août 2016, jusqu’à la pandémie de Covid-19. Cet événement confère une dimension dramatique au problème des agressions et réactive l’action protestataire qui culmine avec la manifestation du 4 septembre 2016 à Paris. Les acteurs mobilisés, au sein desquels figure l’AJCF, parviennent à imposer le cadrage des agressions en tant que formes de racisme ordinaire auprès des médias et des associations antiracistes en dépit des réticences des associations de commerçants peu à l’aise avec une rhétorique associée à la gauche. Les protestataires érigent la revendication sécuritaire au rang de valeur républicaine à rebours de l’histoire de l’antiracisme français qui l’associe traditionnellement à l’extrême-droite. Cette manifestation marque la reconnaissance du racisme anti-asiatique, qui prend une vigueur nouvelle durant la pandémie du Covid-19. La pandémie a entrainé, par amalgame, un rejet visant potentiellement tous les Asiatiques. Des jeunes Asiatiques (incluant des métis et des enfants adoptés) prennent conscience de leur altérité et usent des réseaux sociaux pour dénoncer le racisme systématique et afficher leur solidarité avec d’autres minorités (Black Lives Matter, Comité Adama).
9L’auteure suit avec finesse l’extension du champ des luttes des Asiatiques en France. Alors que les sans-papiers chinois en lutte partagent une origine géographique et une trajectoire sociale analogue, la dénonciation du racisme anti-asiatique inclut des profils plus divers en termes d’origine, de socialisation politique et de répertoire d’action. Le livre décrit avec force détails les processus d’apprentissage des modalités d’engagement dans l’espace public en éclairant les difficultés, les hésitations et les contractions dans le choix des cadrages, des alliances et des répertoires. L’auteure nous permet d’observer le processus de construction minoritaire et la formation d’une économie morale qui rassemblent les acteurs autour d’une cause consensuelle : la dénonciation des agressions puis du racisme anti-asiatique par-delà les expériences et les divisions internes.
Pour citer cet article
Référence électronique
Foued Nasri, « Ya-Han Chuang, Une minorité modèle ? Chinois de France et racisme anti-Asiatiques », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 30 novembre 2021, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/52955 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.52955
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