Du don et du contre-don
Texte intégral
1La vocation de l’anthropologie et de la sociologie n’est pas seulement de livrer une analyse critique de la modernité, elle consiste aussi à proposer des concepts et des modèles à l’aide desquels l’historien peut raisonnablement structurer son propos. Même si nous vivons une époque où ces deux disciplines – la sociologie surtout – ont mis cet office en sourdine, une vision à plus long terme remettra dans le droit chemin ces disciplines dont la complémentarité n’a jamais été mise en doute. Une telle vision rendra par exemple justice aux travaux d’un Jean Baechler dont personne ne semble se préoccuper actuellement et qui, pourtant, sont des modèles du genre. Parmi ces concepts, ceux de don et de contre-don ont déjà fait l’objet d’une investigation historique. Les travaux de Nathalie Z. Davis, d’André Guéry ou d’Ilana Silber, pour ne citer que des noms pris presque au hasard, ont ainsi montré toute la productivité de ce type de « grounded theory ». Personne n’y a encore pensé, mais l’aller-retour entre théorie et empirie ne se fait pas dans un sens uniquement spatial de cette empirie – la dimension temporelle y joue un rôle tout aussi important. Et pas seulement dans le « court-termisme » absolu qui semble caractériser la sociologie actuelle. C’est par le sous-titre qu’il faut aborder cet ouvrage : « Usages et ambiguïtés d’un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne ». Les travaux réunis dans cet ouvrage émanent presque tous de deux journées d’études organisées en 2006 et 2007 à la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme à Aix-en-Provence. Réunissant des historiens – en majorité des italianisants spécialistes d’histoire médiévale et moderne –, ces travaux recèlent tous les avantages et tous les inconvénients d’une recherche historique rigoureuse. Les usages de ce « paradigme » doivent d’abord être recherchés du côté des historiens eux-mêmes, puisque Moses Finley ou Georges Duby n’ont pas attendu la récente redécouverte de l’Essai de Marcel Mauss pour tenter d’en vérifier l’intérêt heuristique. Cet intérêt est évident. Même si l’évolution des rituels archaïques de don et de contre-don jusqu’à l’échange marchand n’a rien de linéaire, il ne fait guère de doute que ces rituels présentent une grande prégnance et une grande pertinence historiques. Si l’usage ne fait guère de doute, ce sont moins des ambivalences que les historiens mettent en évidence que de nécessaires ajustements de ce « paradigme ». Lucien Faggion, l’un des initiateurs de ce recueil, cite à juste titre la mise en garde de Marcel Mauss qui dit de son Essai qu’il n’a pas voulu le proposer comme un modèle, au contraire qu’« Il est tout en indications » (p. 65). S’il y avait ambivalence ou même ambiguïté, elle repose sur un malentendu. Dans leur Préface, Laure Verdon et Lucien Faggion estiment que c’est l’idée d’équilibre qui poserait problème ; qu’entre don et contre-don une sorte de réciprocité serait instaurée qui garantirait la paix sociale. Une telle conception ferait évidemment l’impasse sur l’une des fonctions politiques du don qui consiste précisément à inférioriser un donataire incapable de réciproquer. De même, elle oublierait son aspect corruptif. Mais les auteurs ne sont pas dupes : ils savent que Mauss a aussi parlé du don agonistique et de la frontière souvent étroite qui séparait le don de la subornation. Pour s’en tenir au sous-titre, on pourra dire que les usages sont multiples et les ambivalences mineures. Voyons cela d’un peu plus près. Nathalie Zemon Davis avait déjà mis en évidence les deux principes du don médiéval : 1. Que tout don provient de Dieu et doit donc être transféré, 2. Que ce qui réalise la synthèse sociale était la réciprocité entre les dons, les libéralités, les services et même dans le commerce. C’est par la morale du don que l’utilité sociale prime sur l’utilité privée. Georges Duby avait pour sa part rendu compte de l’étendue de ces « largesses », à tel point qu’à partir du XIIIe siècle des ordonnances sont émises afin de réglementer ces assauts de prodigalité. Ils touchent quatre faits sociaux majeurs : la charité chrétienne, les libéralités aristocratiques, les douceurs du commerce entre amis et la générosité vicinale. C’est au moment où cette débauche ostentatoire du don bascule que l’intérêt de l’historien et celui du sociologue-anthropologue se rencontrent. C’est aussi ce moment que les travaux de ce recueil contribuent à mieux éclairer. On peut en repérer quatre conséquences : 1. d’un point de vue formel, s’amorce une indistinction avec d’autres formes de transferts ; le don se complexifie et perd son caractère éminemment chrétien de gratuité pure ; 2. d’un point de vue politique, il devient instrument de pouvoir et de manipulation ; son agôn ne vise plus tant le prestige que l’infériorisation du récipiendaire ; 3. en même temps, sa règlementation prélude à sa rationalisation qui mènera du « roi dépensier » (Alain Guéry) à l’« Etat fiscal » (Fritz K. Mann) ; 4. et finalement, d’un point de vue cognitif, cette indistinction croissante demande une intelligence de la négociation accrue. L’ouvrage s’articule autour d’une contribution substantielle de Lucien Faggion (« Une civilisation du don ? Les usages d’un paradigme à l’époque moderne ») qui tente de résumer la richesse promise dans le titre de sa communication de manière dense et pas toujours facilement lisible. Il est ouvert par une réflexion de Laure Verdon qui, sur la base des travaux d’Alain Testart, essaie de désenchevêtrer les concepts en présence : don, échange et réciprocité. Suivie d’une description minutieuse de l’acte de donation à travers sa représentation iconique de la part d’Eliana Magnani, qui souligne à juste titre tout l’intérêt qu’il y a à scruter l’image du don à l’époque médiévale. Julie Claustre nous livre ensuite une réflexion tout à fait intéressante sur le « répit » royal, c’est-à-dire sur le droit discrétionnaire du souverain d’interrompre une injonction de paiement de la part du débiteur. Elle met surtout en lumière le rôle important (et trop peu interrogé) des instances médiatrices du don en rapport avec la rationalisation politique du domaine royal. Instances que l’on retrouve aussi dans la contribution de Mélanie Urli sur la grâce judiciaire où l’on voit nettement la manière dont un système de don pur (à la fois transfert direct, gratuit et inquestionné) bascule vers un système plus complexe de négociation de la souveraineté. Négociation que l’on retrouve de manière presque emblématique dans Le Prince de Machiavel dont Théa Picquet discute la part plus qu’ambivalente qu’y joue le don. Jutta G. Sperling, à qui l’on doit l’explication de ce curieux « potlatch alla veneziana », à savoir l’entrée en force aux XVe et XVIe siècles dans les couvents des jeunes praticiennes de Venise suite à l’incapacité de leurs pères de leur assurer une dot suffisante, dont Anna Bellavitis rappelle les grands traits dans sa contribution (tout en soulignant à bon escient l’importance des « biens inaliénables » que Maurice Godelier avait repris d’Annette Weimer), nous donne pour finir une analyse iconographique tout à fait passionnante de la charité romaine à partir du tableau de Caravage, « Les Sept Actes de la grâce ». C’est à partir de cette scène d’allaitement d’un vieil homme affamé, dont on ne sait pas si c’est le père de l’héroïne du tableau, Pero – scène qui sera reproduite de nombreuses fois par la suite –, qu’éclate finalement toute l’ambivalence du don. Objets de sacrifice dans le potlatch vénitien, ces femmes s’imposent comme sujets en offrant l’aumône charitable. Il eût été intéressant de cerner avec plus de précision le moment et les conditions qui ont fait que les deux régimes de transaction ont cessé d’être dissociés. J’avais tenté moi-même de montrer en quoi consistait la supériorité « sémantique » du marchand-aventurier occidental par rapport à ses partenaires d’échange, en partant de l’idée qu'une fois ces registres mis délibérement en confusion, il lui était loisible de jouer sur ces deux registres, ne se sentant plus tenu à en accepter les principes. En effet, la majorité des études de ce recueil se situent au moment d’origine de cette dissociation : entre le XVe et le XVIe siècle. C’est à ce moment-là que ceux qui savent manier à la fois la morale du don et la logique de l’échange vont se rendre compte de tout l’avantage qu’on pouvait tirer de faire passer un registre pour l’autre. Dans Le Prix de la vérité (2002), Marcel Hénaff avait donné sa propre version de cette indistinction qui, selon lui, reposait sur l’institutionnalisation de l’échange symbolique dans un Etat de droit imposant la stricte réciprocité de l’échange marchand et ne réservant le privilège de la circulation du don qu’à des niches de temps particulières. Il me semble, et les travaux inscrits dans ce recueil en apportent une certaine caution, que c’est là seulement la moitié de l’histoire. Car en même temps que l’Etat-nation en devenir rationalise le système des dons en son intérieur, son commerce extérieur faisait un usage immodéré de la confusion entre les deux registres de la circulation des biens et des personnes. Retour donc à l’historien avec cette demande de l’anthropologue-sociologue : de bien vouloir réfléchir et si possible documenter cette ambivalence contenue dans le sous-titre de cet ouvrage, mais qui, mis à part la contribution de Jutta Sperling ne semble pas encore avoir été suffisamment exploitée. Un sujet pour de nouvelles journées d’études ? On ose l’espérer. En tout cas, ce bel ouvrage, érudit et varié, nous y inviterait.
Pour citer cet article
Référence électronique
Aldo Haesler, « Du don et du contre-don », Lectures [En ligne], Les notes critiques, mis en ligne le 12 avril 2011, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/5262 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.5262
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