Mickaël Labbé, La philosophie architecturale de Le Corbusier. Construire des normes
Texte intégral
1Le Corbusier a souvent été accusé d’austérité, de brutalité voire de « laideur toute corbuséenne » (p. 12). Son architecture fait débat notamment par la révolution de la discipline qu’elle a imposée, et ce en raison de l’importance accordée au théorique dans son approche. Le Corbusier ne se contente pas de construire mais entreprend d’élaborer un discours visant à prescrire les bonnes façons de construire. Sa pensée théorique est jalonnée par la recherche de systémicité de normes architecturales fondées sur des jugements de valeur. Avec cet ouvrage, Mickaël Labbé entreprend d’analyser la pensée corbuséenne sur l’architecture et notamment son rapport à la normativité, qui entremêle les contradictions.
- 1 Idée qui découle des mouvements du Bauhaus, du Werkbund, de l’Art nouveau et des Arts & Crafts.
2Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur vient questionner un présupposé souvent attribué à Le Corbusier, celui d’être un architecte de la table rase, en rupture avec l’architecture passée. Or, l’étude de sa pensée, à travers ses nombreux textes théoriques, vient plutôt questionner le problème du juste rapport à l’histoire. Le retour que fait l’auteur sur les récits de voyage en Orient de l’architecte permet de montrer l’intérêt qu’il porte à l’architecture antique et vernaculaire ainsi que l’émoi que certaines œuvres comme le Parthénon ont pu lui procurer. Ses fondements théoriques s’appuient sur ces œuvres passées. Ce qu’il rejette, c’est l’académisme de son temps qui, bien loin de tirer des leçons de ce passé, imite et reproduit sans se questionner sur ce qui fait la grandeur de ces monuments. Pour Le Corbusier, l’écart entre le retour au passé et le recours au passé guide le rapport à l’histoire architecturale. L’auteur montre ainsi l’impasse que représente l’académisme pour cet architecte dont l’entreprise est de résoudre des problèmes humains universels. Ce que prône Le Corbusier, ce n’est pas une normativité empirique et irréfléchie mais une normativité théorique venant guider la pratique. Dès lors, quelles sont donc les leçons à tirer de ces œuvres passées ? Ce qui est central chez Le Corbusier dans ce rapport aux monuments antiques, ce sont les valeurs éternelles que ces derniers transmettent : un chef d’œuvre est intemporel. Ainsi, il redéfinit la question de la contemporanéité en se plaçant sur « le plan de la sensibilité » et s’écarte de considérations purement chronologiques. Pour lui, est contemporain un objet qui, par ses valeurs universelles, est capable de projeter dans l’avenir. Dès lors, toute œuvre du présent n’est pas nécessairement contemporaine si elle ne respecte pas ce juste rapport au passé, et c’est en cela qu’il rejette l’architecture de son temps : l’académisme. En se détachant de lui, il prône une architecture nouvelle aux normes nouvelles qui répondent aux exigences de la modernité, celles de l’ère machiniste. Cette société se caractérise par la technique qui, par la mobilité et la communication, a profondément changé le rapport des individus au temps et à l’espace et a une incidence sur la manière de l’habiter. Il faut changer les formes architecturales, le « style » – qui, dans la conception corbuséenne, est dés-esthétisé –, autrement dit ce par quoi se manifeste « l’esprit nouveau » de la société machiniste et ses nouveaux besoins. Le style ne dépend pas du choix des architectes mais est la cristallisation de l’esprit de la société dans laquelle il s’insère. En ce sens, l’architecture est « totale »1 car se construit comme solution aux problèmes socio-spatiaux. L’architecture corbuséenne, par son système normalisé, se présente comme une solution universelle aux maux de la société industrielle dans laquelle les personnes ont perdu leurs repères en raison de l’ampleur prise par la technique. Pour cela, l’architecture doit être accessible à tous, standardisée, géométrique et élémentaire.
- 2 Kant dans Critique de la faculté de juger explique que l’union pacifique de nos deux natures produi (...)
3Après avoir montré les normes rejetées par Le Corbusier, Mickaël Labbé s’applique, dans une seconde partie, à développer ce qui constitue ces normes nouvelles prônées par la modernité. La recherche de formes simples s’apparente à un « universel anthropologique » (p. 100) et constitue le projet de « l’échelle humaine » de Le Corbusier, envisagée comme la « norme des normes ». Face au changement de perception de l’espace, cette échelle permet de repenser la place de l’ humain en son sein et de prendre l’homme comme « objet et finalité » (p. 109) de l’architecture. Appréhendée selon le prisme de la sensibilité, elle doit être compréhensible pour tous. Le Corbusier dénonce par là l’architecture abstraite, conceptuelle et éloignée de la réalité humaine. Car l’architecture doit ainsi répondre avant tout aux besoins humains dans sa totalité : ses besoins vitaux, par « la voie du folklore », et spirituels, par « la leçon du Parthénon ». Le folklore est perçu comme une « vérité humaine » constituant des solutions locales et régionales. Or, à l’ère machiniste, le folklore est révolu. Le Corbusier avance l’existence d’une culture humaine unique à laquelle correspond un folklore universel où tout le monde à les mêmes besoins, ceux relatifs à la société industrielle et que l’architecture doit combler. Cependant, Le Corbusier n’omet pas sa dimension proprement artistique : pour lui, l’architecture ne se cantonne pas à ses dimensions utilitaires et rationnelles, c’est là toute la « leçon du Parthénon ». Cette notion fait le pont entre les besoins corporels et spirituels : l’un et l’autre sont intimement liés pour créer l’expérience architecturale2. L’expression de « machine à émouvoir » qu’emploie Le Corbusier pour décrire le Parthénon réintroduit tout de même une dimension normative à cette expérience. Pour tout effet escompté, il y a des règles préétablies, c’est-à-dire une forme de « grammaire de la sensibilité » (p. 142). Cela suppose alors une universalisation de l’esthétique par la correspondance de certaines formes, comme la courbe, à une sensibilité particulière comme la douceur par exemple. Cette sensibilité universelle repose sur un « sens commun » humain, relatif aux formes élémentaires et primitives. Dès lors, l’émotion plastique est intrinsèquement liée à la géométrie, qui permet la compréhension unanime et c’est cette voie que l’architecture doit suivre : l’échelle humaine. Mickaël Labbé met alors en avant une dialectique entre la modernité (favorisant l’universel et le standard) et l’intimité (le vernaculaire) dans la pensée corbuséenne, sans que jamais l’architecte n’adhère unilatéralement à l’une ou l’autre.
- 3 Le Corbusier, L’Art décoratif d’aujourd’hui, Paris, G. Crès & Cie, 1925.
- 4 Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, G. Crès & Cie, 1923, p. 113.
- 5 Le Corbusier, L’Architecture d’aujourd’hui, « L’Espace indicible », n° hors-série « Art », 2e trime (...)
4La pensée corbuséenne place donc l’architecture comme point de rencontre entre l’art et la technique, entre un système normatif réglé et une émanation singulière qui produit le miracle artistique. Dans la troisième partie, l’auteur soulève le paradoxe qui jalonne cette pensée théorique : comment l’art peut-il advenir au sein d’un système normé et réglé ? Comment le « hors-norme » peut-il se dégager au sein de ce système normatif ? Mickaël Labbé entreprend alors d’analyser la complexité qui entoure ce projet de production normative du hors-norme. Pour comprendre cette intrication entre norme et hors-norme, il revient sur la distinction entre ingénieur et architecte. Dans la pensée corbuséenne, l’ingénierie est affaire de technique. L’architecte ne s’inscrit pas en opposition, il est aussi « tout d’abord ingénieur »3. L’un comme l’autre construisent mais l’architecte a le devoir d’émouvoir : son entreprise est donc de trouver la juste mesure entre fonctionnalité (répondre aux besoins humains corporels) et beauté (besoins spirituels). La beauté est donc déterminante dans la définition de l’architecture. Mais comment envisager la production du beau ? L’auteur définit le terme de production comme un processus réglé et normatif là où la beauté se caractériserait par une pensée désintéressée, un « impondérable »4 qui ne peut être mesuré et, partant, extrait de toute forme de règle. Or, l’entreprise de Le Corbusier réside bien dans la tentative de définir rationnellement des normes pour orienter la production et la création du beau. Malgré le fait que le beau soit affaire d’exception, il essaie de trouver la « table d’harmonie » (p. 242) qui permettrait de comprendre pourquoi des œuvres émeuvent de façon universelle. Le Corbusier suppose une forme de « rationalité du sensible » (p. 256) dans certaines correspondances universelles entre formes et émotions. Cela se conceptualise dans sa pensée par « l’espace indicible » qui qualifie la beauté spécifique à l’architecture. Pour lui, l’émoi ressenti face à une œuvre architecturale est relatif au juste rapport des éléments et provoque l’émotion esthétique. Le concept d’espace indicible permet de mettre en relation le lien causal entre la matérialité de l’espace et l’expérience émotionnelle et spirituelle qui vient la dépasser, déborder des murs pour « un moment d’évasion illimitée »5.
- 6 Pour une approche plus politique, voir : Labbé Mickaël, « Le Corbusier : architecture et politique (...)
5La richesse de la pensée corbuséenne est souvent détournée car elle use des poncifs de la modernité architecturale, froide, austère techniciste et antipoétique. L’approche de Mickaël Labbé par l’angle de la normativité vient ainsi reprendre les fondements théoriques souvent critiqués chez Le Corbusier pour montrer la nécessité de les replacer dans leur contexte. La force de l’ouvrage est de ne pas sombrer dans une vision unilatérale et de garder du recul face à cette figure très polémique qu’est Le Corbusier, sans omettre l’ambiguïté politique qui subsiste autour de son personnage. Si l’incidence politique du travail de Le Corbusier n’est pas abordée dans l’ouvrage, c’est pour mettre en avant la complexité de sa pensée et rappeler qu’il ne faut en aucun cas l’envisager d’un seul tenant. Sa pensée théorique, bien que normative, n’a cessé de se transformer au cours de sa carrière, et rejeter son architecture d’un bloc au regard de ce que présente l’ouvrage ne fait aucun sens6.
Notes
1 Idée qui découle des mouvements du Bauhaus, du Werkbund, de l’Art nouveau et des Arts & Crafts.
2 Kant dans Critique de la faculté de juger explique que l’union pacifique de nos deux natures produit l’expérience esthétique.
3 Le Corbusier, L’Art décoratif d’aujourd’hui, Paris, G. Crès & Cie, 1925.
4 Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, G. Crès & Cie, 1923, p. 113.
5 Le Corbusier, L’Architecture d’aujourd’hui, « L’Espace indicible », n° hors-série « Art », 2e trimestre 1946, p. 123-125.
6 Pour une approche plus politique, voir : Labbé Mickaël, « Le Corbusier : architecture et politique », Astérion, n° 16, 2017, en ligne : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asterion/2879.
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Référence électronique
Caroline Albinet, « Mickaël Labbé, La philosophie architecturale de Le Corbusier. Construire des normes », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 novembre 2021, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/52549 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.52549
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