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Manuel Boucher (dir.), L'enfance en danger face aux radicalités musulmanes. Représentations, pratiques et ambivalences des intervenants sociaux

Lucile Dartois
L'enfance en danger face aux radicalités musulmanes
Manuel Boucher (dir.), L'enfance en danger face aux radicalités musulmanes. Représentations, pratiques et ambivalences des intervenants sociaux, Paris, L'Harmattan, coll. « Recherche et transformation sociale », 2021, 432 p., préf. Gilles Kepel, ISBN : 978-2-343-22317-9.
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Texte intégral

  • 1 Ont contribué à l’ouvrage : Mohamed Belqasmi, Hervé Marchal, Agathe Petit, Régis Pierret, Brigitte (...)

1Cet ouvrage collectif, dirigé par Manuel Boucher, traite de la posture socioprofessionnelle des intervenants sociaux vis-à-vis du phénomène de radicalisation juvénile. Les auteurs1 contextualisent la recherche en resituant l’émergence des radicalités musulmanes en tant que problème public en France. Dans ce cadre, la loi confortant le respect des principes de la République (également nommée « loi contre le séparatisme »), promulguée le 24 août 2021 en France, est questionnée. Au fil du livre, des encarts présentent également des notions complexes et difficiles à penser, car polémiques, polysémiques, ambivalentes, réappropriées et instrumentalisées par les acteurs politiques, médiatiques et universitaires, telles que le la diversité culturelle (p. 124), le relativisme culturel (p. 125), le multiculturalisme et l’assimilationnisme (p. 127), l’islamophobie (p. 271) et la laïcité (p. 281).

2La première partie de l’ouvrage propose une revue de la littérature portant sur les interprétations psychologiques et sociales de l’engagement violent. Des auteurs phares sont mobilisés, tels qu’Olivier Roy, Farhad Khosrokhavar ou Gilles Kepel (également auteur de la préface du livre). Le recueil d’explications démontre une étiologie multifactorielle et non consensuelle de la radicalisation : la radicalisation comme une rupture (basculement) ou comme un processus qui relève de l’« apprentissage d’un nouvel habitus », le rôle des variables socio-économiques, les mécanismes cognitifs en jeu, les interprétations psychanalytiques, etc. L’analyse d’Olivier Roy sur la place du religieux dans une société française qui se voulait hyper-sécularisée est présentée. De même, Farhad Khosrokhavar décrit l’environnement sociétal au sein duquel émergent les radicalités : déclin des valeurs collectives (vivre-ensemble, solidarité), dissolution de l’utopie républicaine, mort du Sacré, sentiment de non-appartenance, repli sur soi, quête de sens, frustration sociale, phénomène générationnel d’individus en mal de références au sacré, à des communautés morales, à des espaces passionnels. Dans ce cadre, les radicalités constitueraient un accès à des communautés émotionnelles permettant de retrouver une socialité et un sens, voire une légitimation des normes et des règles de vie fondant les sociétés et le sentiment d’appartenance à un ensemble.

  • 2 Dalgaard-Nielsen Anja, « Violent radicalization in Europe. What we know and what we do not know », (...)
  • 3 Sedgwick Mark, « The concept of radicalisation as a source of confusion », Terrorism and Political (...)

3On regrette le manque d’analyses critiques qui, plus que d’éclairer les définitions de « la radicalisation », pourraient interroger la popularité discursive du terme et les constructions politiques, historiques et scientifiques de la notion. En effet, « la radicalisation » ne constitue pas un tout uniforme qui recouvrerait de façon indifférenciée tous les individus qui adhèrent à une idéologie, ou, plus encore, l’ensemble des idéologies dites radicales. Comme l’indiquent Anja Dalgaard-Nielsen (2010)2 ou Mark Sedgwick (2010)3, l’omniprésence du terme engendre une impression de consensus et une apparente unité, alors qu’en réalité, il existe une multiplicité d’interprétations du phénomène, qui en plus ne permettent pas de décrire précisément ce qui précède le passage à l’acte terroriste.

  • 4 Beck Ulrich, La société du risque : sur la voie d'une autre modernité, Paris, Flammarion, 1986.
  • 5 Castel Robert, L’Insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Éditions du Seuil, 2003.

4Ensuite, les auteurs retracent l’émergence du problème public de la radicalisation, et l’élaboration de l’action publique en France. À partir de 2014, l’approche dite préventive de la radicalisation s’est développée en parallèle du paradigme sécuritaire répressif qui vise le terrorisme. Ce modèle de gouvernance qui se veut « prédictif » est à replacer dans un contexte de « société du risque », théorisée par Ulrich Beck (1986)4 où règne ce qui est régulièrement dénommé une « insécurité sociale »5. Les dispositifs de sécurité, de surveillance, d’encadrement, d’accompagnement ne dépendent plus uniquement de l’appareil régalien : divers secteurs professionnels et associatifs sont sollicités. Les auteurs décrivent les mesures modifiées au gré de l’actualité, dans une logique de « bricolage » institutionnel.

5La deuxième partie de l’ouvrage est centrée sur l’une des catégories professionnelles concernées par cette gestion du risque de radicalisation, celle des travailleurs sociaux auprès des mineurs. Les données, de nature qualitative, sont recueillies à travers des observations participantes et des entretiens semi-directifs. L’analyse porte sur les réalités socioprofessionnelles en jeu dans la prévention de la radicalisation juvénile, notamment les représentations, pratiques et discours des travailleurs.

6Les représentations de la radicalisation des intervenants sociaux sont en fait très variées et reposent sur « des entremêlements inaboutis de modèles non maîtrisés » (p. 93). Plus précisément, les acteurs mobilisent des ressources plurielles et plus ou moins théoriques pour appréhender ce qui a été nommé « radicalisation », un concept aux contours flous et mal définis. Au sens commun se mêlent l’expérience sur le terrain, les réseaux professionnels et la participation à des colloques ou à des formations, jugés inadéquats par les travailleurs, car trop centrés sur la religion.

7Les auteurs identifient également une ambivalence de la figure du radicalisé, entre l’individu vulnérable à protéger (approche victimaire, parallèle avec l’emprise sectaire) et l’individu dangereux (approche sécuritaire, évaluation de la dangerosité). Ce clivage met à mal l’identité professionnelle des travailleurs sociaux, qui se trouvent pris en conflit entre un impératif de sécurité (suspicion, contrôle, signalement, renseignement) et une logique de prise en charge et d’accompagnement relationnel qui s’appuient sur le principe de libre adhésion et la création d’un lien de confiance avec l’individu (secret professionnel, éthique, déontologie). Un sentiment d’incompréhension est émis à l’égard d’un État qui investit grandement dans les politiques sécuritaires, au détriment des versants éducatif et social. Plus précisément, le rôle de l’État dans la production de la radicalisation est évoqué par certains professionnels : exclusion des minorités, échec des politiques d’intégration, manque de solidarité, perte du sens du collectif, désengagement de l’État providence au profit d’un État néolibéral où les inégalités sociales prolifèrent et où l’idée de méritocratie demeure.

8De plus, certains travailleurs sociaux évoquent leur peur de participer au processus de stigmatisation des populations cibles. Ce risque d’essentialisation est identifié comme contreproductif et allant à l’encontre des valeurs d’intégration et d’émancipation. Les auteurs préviennent du risque de ce type de positionnement en remettant au centre des pratiques l’enjeu de la protection de l’enfance. Plus précisément, ils se demandent : « Dans les cas d’enfants vivant dans des familles et/ou dans des environnements sous influence religieuse, les travailleurs sociaux ne devraient-ils pas s’affranchir de la crainte d’être considérés comme “islamophobes” et tenter de répondre à cette interrogation : existe-t-il des risques de maltraitances psychiques et physiques en raison de discours et de pratiques religieuses radicales de la famille ou de l’environnement proche ? » (p. 288).

9Ces débats éthiques mettent en lumière la transformation des pratiques des professionnels à qui l’État demande de repérer le phénomène indéterminé de radicalisation à l’aide de formations bancales et d’outils défaillants, avec le risque d’accomplir des prophéties autoréalisatrices. Le « point aveugle de la lutte contre la radicalisation » identifié par les auteurs est la prévention du risque de la radicalisation, c’est-à-dire l’identification des personnes « à risque », voire « risquant de devenir à risque », par des travailleurs sociaux qui n’accompagnent pas des adolescents étiquetés radicalisés. Dans ce cadre, « les professionnels luttent contre des formes de stigmatisation qui pourraient enfermer les jeunes dans des trajectoires “radicalisantes” » (p. 300). Or, l’intrication des situations de radicalisation avec un risque de maltraitance ou des conduites à risque existe, et nécessite donc des directives précises à suivre, des formations interdisciplinaires et l’élaboration de réflexions déontologiques et politiques sur ces enjeux de protection de l’enfance.

10En somme, ce volume propose une articulation entre théorie et pratique : il donne à voir des études de cas et des analyses d’entretiens articulées à des observations. Cette démarche qualitative enrichit une lecture empirique de la radicalisation. De plus, elle révèle le caractère hétérogène et ambivalent des représentations et pratiques en lien avec la prévention de la radicalisation. En donnant la parole aux travailleurs sociaux, qui peuvent dans leurs pratiques se heurter à ce qui est nommé « la radicalisation », les auteurs mobilisent l’expertise d’acteurs qui sont sur le terrain afin de produire du savoir et proposer des pistes dans la prévention de la radicalisation juvénile.

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Notes

1 Ont contribué à l’ouvrage : Mohamed Belqasmi, Hervé Marchal, Agathe Petit, Régis Pierret, Brigitte Baldelli et Dominique Sistach. À l’exception du chapitre signé spécifiquement par Dominique Sistach et Manuel Boucher, le propos du livre est assumé collectivement. C’est la raison pour laquelle nous utilisons la formule générique « les auteurs » tout au long du compte rendu.

2 Dalgaard-Nielsen Anja, « Violent radicalization in Europe. What we know and what we do not know », Studies in Conflict & Terrorism, vol. 33, n° 9, 2010, p. 797-814.

3 Sedgwick Mark, « The concept of radicalisation as a source of confusion », Terrorism and Political Violence, vol. 22, n° 4, 2010, p. 479-494.

4 Beck Ulrich, La société du risque : sur la voie d'une autre modernité, Paris, Flammarion, 1986.

5 Castel Robert, L’Insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Éditions du Seuil, 2003.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Lucile Dartois, « Manuel Boucher (dir.), L'enfance en danger face aux radicalités musulmanes. Représentations, pratiques et ambivalences des intervenants sociaux », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 17 novembre 2021, consulté le 05 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/52454 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.52454

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Rédacteur

Lucile Dartois

Lucile Dartois est doctorante en cotutelle interdisciplinaire à l'Université de Lorraine (psychologie) et à l'Université du Québec à Montréal (sociologie). Ses intérêts de recherche portent sur la notion de radicalité, plus précisément sur la façon dont « les radicalisations » sont envisagées et encadrées au sein des démocraties française et québécoise.

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