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Benjamin Derbez, Devenir sujet de recherche. L’expérience des malades du cancer en essai clinique

Emilien Schultz
Devenir sujet de recherche
Benjamin Derbez, Devenir sujet de recherche. L'expérience des malades du cancer en essai clinique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Essais », 2021, 434 p., ISBN : 978-2-7535-8209-5.
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Texte intégral

1La recherche clinique est un moment clé dans le développement de nouveaux traitements, qui se distingue par l’implication de sujets humains dans les expérimentations. Dans son ouvrage, issu d’une enquête menée pendant sa thèse en 2010, Benjamin Derbez, maître de conférences en sociologie à l’Université Paris 8, propose une plongée dans le monde des essais cliniques en cancérologie. Il y rend compte non seulement de l’organisation complexe de ces activités, situées entre soin et recherche, mais surtout de l’expérience des malades qui acceptent, voire demandent, d’y participer. Partant d’une remise en question de « la normalisation de l’expérimentation » sur l’être humain, il propose de montrer comment celle-ci est rendue possible, alors même qu’elle peut paraître paradoxale, car elle amène des personnes, atteintes d’une maladie mortelle et confrontées à l’absence de traitements commercialisés, d’accepter de lourdes contraintes sans garantie de bénéfices. Il défend alors l’apport de l’enquête sociologique pour informer les considérations bioéthiques liées à l’expérimentation humaine, dont il souligne le caractère réducteur, et discute leurs principes abstraits à partir des appuis moraux, plus incarnés, mobilisés par les individus.

2Dans une première partie de l’ouvrage, l’auteur commence par détailler les rouages de l’engagement des patients dans des essais cliniques. Après avoir resitué le développement historique de la recherche clinique dans le domaine de la cancérologie (chapitre 1), il montre l’enjeu critique, à la fois pour les industriels et les médecins, du moment de recrutement des patients pour la conduite des essais cliniques (chapitre 2), et questionne alors les conditions dans lesquelles des patients viennent « s’assujettir à la recherche » (chapitre 3). La deuxième partie est alors l’occasion de revenir dans le détail sur les interactions qui se construisent entre des malades et des médecins investigateurs d’essais, pour décrire ce qu’il qualifie « d’économie morale de l’inclusion » (p. 209) : les essais étudiés sont mobilisés pour donner de l’espoir à des patients confrontés aux limites des thérapeutiques disponibles (chapitre 4) grâce à une infrastructure de confiance avec le corps médical (chapitre 5) qui permet de qualifier, pour ces patients et à ce moment de leurs trajectoires, une activité de recherche clinique comme un soin (chapitre 6). Le cœur de la contribution de l’ouvrage concerne spécifiquement la place des « essais précoces » en cancérologie. En effet, si l’auteur mentionne quelques fois des essais randomisés – qui testent une nouvelle combinaison de molécules par rapport au traitement habituel donné pour cette pathologie, pour en évaluer l’efficacité – les cas abordés concernent surtout des essais de phase I et II (dits « précoces ») de molécules dont le bénéfice thérapeutique est très incertain voire inconnu, et dont les essais servent surtout à connaître la toxicité et à identifier les effets. À travers ces chapitres, Benjamin Derbez dessine deux grands apports : le premier, descriptif, sur l’organisation de ce monde de la recherche en cancérologie ; le second, plus analytique, sur les conditions situées de l’engagement des patients.

3Le premier grand apport est de replacer les conditions de déploiement d’une économie politique de la recherche clinique, liant industriels, médecins et malades. La disponibilité actuelle de tels essais est historiquement déterminée par les succès des premières chimiothérapies, progressivement combinées entre elles. La multiplication des combinaisons à tester entre ces molécules a favorisé le développement progressif de l’innovation organisationnelle (et scientifique) de la pratique d’essais cliniques internationaux distribués entre plusieurs centres. Cela a nécessité en retour le recrutement d’un nombre croissant de patients pour y participer. Cette dynamique se prolonge actuellement avec l’arrivée de nouvelles promesses médicamenteuses mais aussi par l’importance économique du secteur pharmaceutique. La conduite de ces essais, largement promus par des industriels, se déroule en grande partie au sein d’hôpitaux, rémunérés pour cela, et sont conduits par des médecins, qui doivent alors trouver les bons profils de patients pour y participer, créant ainsi en retour un « marché des corps expérimentaux » : « l’oncologie/hématologie est ainsi la spécialité médicale qui inclut le plus de patients dans la recherche » (p. 75). Or, cette pratique intense de la recherche clinique rencontre une pratique « expérimentale » du soin résultant non seulement de la diversité des cancers mais aussi de leur évolution pour chaque patient, amenant les médecins à combiner les soins standards, et souvent à se retrouver limités dans les traitements disponibles. Dès lors, lorsque ces derniers sont épuisés, la participation à des études de recherche clinique peut être présentée comme la possibilité d’accès à une option thérapeutique innovante. Cette association entre recherche clinique et accès à l’innovation, médiatisée autour d’histoires personnelles de malades, est au cœur de la coordination entre médecins et patients pour l’inclusion dans les essais cliniques étudiés par l’auteur.

4Le deuxième grand apport est de se pencher sur le grain fin des interactions qui amènent à la fois médecins et patients à faire coïncider la participation à un essai clinique avec une option thérapeutique, alors même que les bénéfices ne sont pas démontrés. Bien entendu, et l’auteur en fait mention, une partie des patients n’ont qu’une compréhension partielle de ce qu’est la recherche clinique, et sont surtout sensible à la promesse thérapeutique. Néanmoins, l’auteur écrit n’en avoir pas rencontré un seul qui ignorait sa participation à un essai. Au-delà d’une explication par une forme d’illusion thérapeutique, qui ferait du patient une dupe manipulée par les médecins, il détaille le processus de normalisation de la participation qui s’appuie sur des valeurs inscrites dans le monde de la cancérologie. Celle-ci s’ancre tout d’abord dans la culture professionnelle du secteur, qui met en relation gravité et espoir : dans celle-ci, pour que « le malade accepte de subir la violence des traitements de chimiothérapie, la conviction s’est en effet développée chez les oncologues qu’il fallait qu’il ait à la fois conscience du diagnostic de maladie mortelle et l’espoir de pouvoir tirer bénéfice du traitement » (p. 215). L’espoir est à la fois la condition et le produit des interactions entre patient et médecin tout au long de la prise en charge, permettant de contrôler l’incertitude générée par la maladie : « si le médecin peut faire naître l’espoir chez un malade, ce n’est que parce que ce dernier y est disposé par une certaine confiance » (p. 323). Ainsi, la proposition d’essai arrive dans un contexte où « l’incertitude qui lui est inhérente a d’autant plus de chances d’être acceptée par le malade qu’elle s’inscrit dans la continuité de celle des traitements conventionnels déjà reçus » (p. 309). Pour cette raison, le fait de considérer « ne pas avoir le choix », phrase souvent prononcée par les interviewés, doit être replacé dans le processus d’évaluation des options envisageables qui construit progressivement le sens de la participation. Loin d’être le produit d’une imposition, Benjamin Derbez défend plutôt que l’intégration des essais cliniques dans les parcours est une autre manière de « prendre soin » (care), qui répond aussi à l’attente de certains patients d’être entourés, parlant alors de « l’effet cocooning » (p. 369) de la recherche clinique. Cette dimension interprétative et affective d’une valeur de soin l’amène à insister sur l’importance des « échanges moraux » qui se jouent et fondent la « légitimité de la situation expérimentale » (p. 399). « Les essais cliniques peuvent alors constituer une manière de ne pas donner au malade le sentiment que sa prise en charge est limitée ou négligée, en lui proposant un traitement dont les vertus curatives ne sont pas nulles, mais qui pourra surtout constituer une manière de prendre soin de lui pendant les quelques mois qu’il lui reste à vivre avec la maladie » (p. 355).

5Cet ouvrage est une contribution importante pour élucider la complexité des relations qui se nouent entre recherche et soin dans le contexte hospitalier, tant par le travail de synthèse fait sur la littérature mais aussi par la qualité et la restitution des entretiens et observations que l’auteur a menés dans ce monde difficile d’accès. En prenant le contre-pied des quelques étapes formalisées par l’éthique pour déplier la densité des interactions qui conduisent la participation des patients, il montre tout l’intérêt du travail du sociologue au plus proche des pratiques médicales. Ce compte-rendu n’a pas la prétention de pouvoir aborder toutes les perspectives discutées à partir de ces observations, en particulier les développements que l’auteur consacre à la discussion bioéthique. Notons cependant que la contrepartie de ce travail mené au plus près du soin et des patients est peut-être l’effacement, partiel, du contexte plus général dans lequel s’inscrivent ces essais et de leur singularité au sein de la recherche clinique en cancérologie : il est difficile d’identifier le nombre de patients concernés, les enjeux spécifiques de la mise en place de ces essais pour les professionnels alors même que l’auteur mentionne les enjeux économiques importants, la relation au sein du monde hospitalier avec la prise en charge palliative et plus largement la place de ces essais précoces dans les politiques locales et nationales d’accès à l’innovation. Plus généralement, la question ouverte par ce travail descriptif fin est celle des conditions de la mise en comparaison : comment mettre en relation ces analyses d’essais très particuliers, inscrits dans des trajectoires humaines singulières et menés dans des services bien identifiés, avec les autres formes d’activité de la recherche clinique, que ce soit dans le domaine du cancer ou des autres maladies ?

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Pour citer cet article

Référence électronique

Emilien Schultz, « Benjamin Derbez, Devenir sujet de recherche. L’expérience des malades du cancer en essai clinique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 12 novembre 2021, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/52328 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.52328

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