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Roland Pfefferkorn (dir.), « Le travail à la peine », Raison présente, n° 218, 2021

Salomé Bouché-Frati
Le travail à la peine
Roland Pfefferkorn (dir.), « Le travail à la peine », Raison présente, n° 218, juin 2021, 143 p., Courville-sur-Eure, Union rationaliste, ISSN : 0033-9075.
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Texte intégral

  • 1 Pezé Marie, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, Paris, Flammarion, coll. « Champ a (...)

1« Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés » alertait il y a dix ans la psychologue du travail Marie Pezé dans son ouvrage intitulé d’après le vers de La Fontaine1. La peine, comprise comme triple synonyme d’effort, de sanction et de souffrance, fait corps avec le travail jusqu’à en devenir objet de politiques publiques, de recherches et de revendication. C’est le sujet que choisit le 218e numéro de la revue Raison Présente, dirigé par Roland Pfefferkorn. « Le travail à la peine » revient sur le traitement médical, législatif et social de la souffrance au travail, dresse le constat des effets délétères des transformations du néolibéralisme sur le monde de l’emploi et questionne les nouveaux enjeux posés par la crise sanitaire du Covid-19. Tout au long de dix articles thématiques pluridisciplinaires, il interroge la manière dont nos sociétés prennent en charge une peine au travail de plus en plus présente dans le débat public. Traitée depuis une perspective individuelle, elle n’est jamais prise en charge depuis ses fondements collectifs. Objet de rapport de force, sa reconnaissance sur le plan médico-légal reste encore inaboutie. Les mutations du monde du travail et des modes de management lui donnent enfin de nouveaux visages.

2Le numéro s’ouvre par un entretien avec la sociologue du travail Danièle Linhart pour qui « [les travailleurs] ont à se mobiliser cognitivement, émotionnellement, à s’engager entièrement pour rendre efficace des modes de travail destinés à atteindre des objectifs non négociables, selon des critères qui leur sont unilatéralement imposés » (p. 10-11). Ainsi, si la logique d’organisation du travail reste encore proche du taylorisme, elle associe aujourd’hui à une hiérarchie verticale une exigence d’autonomie et une individualisation des tâches, des parcours, des rémunérations. Cette personnalisation du monde de l’emploi s’articule avec un traitement individualisé des souffrances qui en découlent. Le cas de la prévention du suicide des agriculteurs, étudié par le sociologue Nicolas Deffontaines, pourrait ici faire cas d’école. Les individus considérés « à risque » sont ciblés par les travailleurs sociaux de la Mutualité Sociale Agricole (MSA), supposés mettre en place un accompagnement personnalisé. La souffrance produite par des conditions de travail délétères devient « une épreuve personnelle relativement singulière » (p. 36) et la « parole de soi » (p. 39) prend le pas sur les causes sociales du mal-être. L’enjeu d’un traitement collectif des risques psychosociaux (RPS) et de la souffrance au travail est pourtant majeur : Marc Loriol relève que l’intensification du travail et la responsabilisation des salariés conduit à une augmentation des symptômes de RPS, eux-mêmes traités depuis les capacités de résilience des travailleurs. Selon lui, la réduction et l’appauvrissement des collectifs de travail sont pourtant souvent à la source du mal-être du salarié, qui ne trouve plus dans le groupe la possibilité de redéfinir le sens de son action et de mettre en œuvre des revendications collectives. Pour le psychiatre François Caroli, l’évolution des conditions de travail favorise alors le développement de nouveaux maux dans le cadre professionnel, tels que la dépression hostile : prisonnier de soins souvent inadaptés, le salarié doit régulièrement choisir entre un retour au travail difficile ou l’abandon de son emploi, ce qui favorise par un cercle vicieux le développement de ses symptômes.

3Lorsqu’elle se fait objet de politiques publiques nationales, la peine au travail devient le centre d’un rapport de force complexe. L’étude de Tarik Chakor et Jessica Attali-Colas suit l’évolution du traitement de la pénibilité au travail et nous permet de saisir la place de ce problème au sein du débat public, de son apparition jusqu’à son déclassement. Alors même que le Compte personnel de prévention de la pénibilité esquissait une prise en compte des risques professionnels, le passage en 2018 au Compte professionnel de prévention laisse de nombreux travailleurs exposés à des facteurs de pénibilité hors des circuits de compensation. Le travail de Catherine Cavalin, Emmanuel Henry, Jean-Noël Jouzel et Jérôme Pélisse autour de la difficile prise en compte des maladies professionnelles nous permet de dresser un bilan similaire. Leur sous-reconnaissance « séculaire » (p. 65) s’illustre avec le traitement du Covid-19, reconnu comme maladie professionnelle uniquement en cas d’assistance ventilatoire et pour les seuls métiers du soin. Plus largement, la peine au travail se transforme et les cadres de protection et de compensation des travailleurs pourraient devenir de moins en moins effectifs. L’exemple du télétravail développé par Nicola Cianferoni est ici frappant : cette modalité d’emploi, en rompant avec la spatialisation du salariat, pourrait rendre difficile les mobilisations collectives et « compromettre les conditions de vie et de travail des personnes concernées » (p. 97). Les tentatives des organisations patronales de limiter l’encadrement et les compensations de la peine au travail ne sont pas nouvelles : les historiens Mohamed Kasdi et Didier Terrier constatent l’atrophie de la parole ouvrière face à la dureté des conditions de travail dans les usines textiles lilloises du xixe siècle. La fatigue se révèle finalement dans les revendications pour la mise en application de la loi sur la journée de douze heures, souvent contournée par les chefs d’usine et d’ateliers. Ce silence autour d’une lassitude qu’on devine se muer en souffrance fait écho aux obstacles rencontrés par les agriculteurs pour exprimer leur mal-être et leurs difficultés personnelles.

  • 2 Boltanski Luc, Chiapello Ève, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, coll. « Collection (...)

4L’individualisation du traitement de la peine au travail et sa difficile reconnaissance par les politiques publiques sont concomitantes aux mutations du néolibéralisme. En prétendant répondre aux exigences d’autonomie et de liberté des travailleurs, celui-ci déstructure les collectifs et rend le salarié responsable de sa propre mise au travail2. Danièle Linhart relève « la volonté managériale de canaliser le travail réel » (p. 15) (et non plus seulement le travail prescrit) par la promotion de l’intrapreneuriat ou l’allègement des tâches domestiques des salariés. Pourtant, l’engagement total exigé au sein des start-ups et autres « entreprises libérées » réduit l’épanouissement personnel des salariés à leur vie professionnelle en provoquant des dommages importants. Marc Lauriol note l’augmentation considérable de symptômes de souffrance au travail souvent liés au paradoxe d’une « autonomie formelle » associée à des « contraintes indirectes » (p. 19). Ainsi, le travail met en jeu « l’investissement subjectif de soi tandis que progressent la standardisation et le recul des étayages sociaux, l’obligation de faire plus avec moins et finalement de tricher sur la qualité et/ou de s’épuiser » (p. 20). Loin de l’univers des start-uppers, l’individualisation du traitement des suicides des agriculteurs s’apparenterait à une forme de gouvernementalité néolibérale responsabilisant l’individu isolé face aux risques de la vie. Cette gouvernementalité nouvelle s’illustre particulièrement dans les réformes françaises de « modernisation » des services publics des années 2000 inspirées par le courant de pensée du New Public Management (NPM). Selon Damien Collard, le NPM introduit les logiques de marché au sein des institutions publiques par une mise en concurrence des structures. Dans la recherche universitaire l’évaluation constante détourne le travail des enseignants-chercheurs ; dans le milieu hospitalier le personnel doit apprendre à contourner de nouvelles normes d’optimisation au prix de son bien-être. La triple logique de flexibilisation, d’optimisation et d’évaluation trouve finalement au sein de la gestion politique de la crise sanitaire une fenêtre d’opportunité. Le recours croissant au télétravail pourrait se pérenniser dans un certain nombre de secteurs avec de nombreuses conséquences délétères sur leurs conditions de vie, alors même que la crise sanitaire remet à l’ordre du jour la nécessité de prendre en compte les risques psychologiques et psychosociaux dans le traitement de la pénibilité au travail.

5Les auteurs des contributions de ce dossier thématique nous invitent finalement à penser une peine au travail issue de modes d’organisation et de management souvent maltraitants et exploitants. Il s’agit alors de remettre le collectif non seulement au cœur de l’analyse et du traitement de la peine au travail mais aussi du travail lui-même.

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Notes

1 Pezé Marie, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, Paris, Flammarion, coll. « Champ actuel », 2010.

2 Boltanski Luc, Chiapello Ève, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, coll. « Collection Tel », 2011.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Salomé Bouché-Frati, « Roland Pfefferkorn (dir.), « Le travail à la peine », Raison présente, n° 218, 2021 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 09 novembre 2021, consulté le 10 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/52079 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.52079

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Rédacteur

Salomé Bouché-Frati

Salomé Bouché est diplômée de l’IEP de Lille et de l’Université Libre de Bruxelles en sciences politiques. Après avoir enseigné l’histoire-géographie dans l’enseignement secondaire, elle étudie à présent au sein du M2 Image et Société de l’Université d’Evry. Elle s’intéresse particulièrement aux enjeux touchant les mutations du travail et de l’emploi.

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