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Raphaël Desanti, Henri de Monvallier, L’effet Bourdieu. Dialogue sur une sociologie libératrice

Étienne Guillaud
L'Effet Bourdieu
Raphaël Desanti, Henri de Monvallier, L'Effet Bourdieu. Dialogue sur une sociologie libératrice, Paris, Connaissances et Savoirs, 2021, 152 p., ISBN : 978-2-342-35657-1.
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Texte intégral

1Raphaël Desanti et Henri de Monvallier se sont donnés pour objectif, avec le dialogue retranscrit dans l’ouvrage, de fournir des clés d’interprétation de l’œuvre de Pierre Bourdieu à travers un échange « libéré du formalisme académique » (p. 12) puis de tenter de rendre compte d’un « effet Bourdieu » sur leurs parcours respectifs. Ainsi, chaque chapitre aborde un thème sous la forme d’une discussion, toujours initiée par de courtes introductions, claires et bien référencées, de la part de Desanti. L’originalité du dialogue mené tient au fait que les deux auteurs sont extérieurs au champ académique de la sociologie : Raphaël Desanti, s’il a pu suivre une formation de sociologie et enseigner cette discipline, est aujourd’hui éducateur dans un établissement médico-social tandis qu’Henri de Monvallier est professeur agrégé de philosophie.

  • 1 Desanti a rédigé un ouvrage en 2017 sur sa trajectoire sociale et son rapport à Bourdieu : Raphaë (...)

2Le premier chapitre intitulé « D’où parlons-nous camarade ? » (p. 15-39), en référence à une formule courante durant Mai 68, vise à objectiver les positions sociales respectives des deux auteurs et à expliquer, de façon réflexive, leurs relations à l’œuvre de Bourdieu. Ils se situent ainsi selon le volume et la répartition de leurs capitaux (économiques et culturels), en tenant compte tout à la fois de la « pente » de leur trajectoire et de leur situation de ménage. Desanti est d’une origine qu’il qualifie de « petite bourgeoise » (un père animateur socio-culturel et une mère auxiliaire puéricultrice), fortement politisé à gauche, relativement éloigné des classes populaires (ou ouvrière), et où l’exigence de la possession d’un diplôme est tacite. D’abord titulaire d’un baccalauréat professionnel, il a obtenu tardivement un DEA de sociologie. Son parcours est marqué par le vécu d’un décalage entre ses aspirations liées à un niveau de diplôme relativement élevé et les emplois qu’il a occupés (précaires, mal rémunérés)1. Il est un « dominant parmi les dominés », au sens où il a été longtemps « un intellectuel parmi les ouvriers et employés » (p. 24). La lecture assidu de Pierre Bourdieu lui a fourni des outils intellectuels puissants pour comprendre le monde et consolider ses opinions politiques. Les origines sociales de Monvallier sont, quant à elles, favorisées (père attaché d’administration centrale au ministère de la Défense, mère professeure agrégée d’anglais) et il a vécu dans le VIe arrondissement de Paris. Il est plutôt un « dominé parmi les dominants » puisque son parcours scolaire est marqué par l’échec répété de l’agrégation de philosophie, qu’il obtient sur le tard par le concours interne (moins valorisé que l’externe). Il découvre Bourdieu en khâgne, puis le lit plus tard de façon très intensive. Il évoque le plaisir de sa lecture de Bourdieu, qui lui a procuré une vision plus lucide sur le monde, et insiste sur la posture du philosophe envers laquelle il est fortement critique (il a écrit plusieurs essais polémiques sur ce sujet). Ce premier chapitre, en offrant des éléments de description pertinents des trajectoires sociales des deux auteurs, est aussi l’occasion de revenir sur l’importance de la réflexivité dans la démarche scientifique de Bourdieu et permet d’introduire le plan général de l’ouvrage, qui traduit finalement différentes facettes de leur intérêt pour le sociologue.

  • 2 Qu'on peut définir comme le point de vue propre à l'espace intellectuel, caractérisé par un rappo (...)

3Les trois chapitres suivant sont ainsi des focus plus courts sur des points de l’œuvre bourdieusienne. Le chapitre II, intitulé « Le regard intellectuel sur le monde social face à ses pièges : point de vue scolastique et point de vue “filousophique” »(p. 41-75), commence par une description minutieuse de la critique des philosophes et du point de vue scolastique2 par Pierre Bourdieu. Finalement, le sociologue est « plus philosophe que les philosophes » au sens où il libère des « illusions de la philosophie » (p. 46). Le chapitre revient successivement sur la critique des critiques (philosophiques) de Bourdieu, sur la nécessité de resituer socialement les philosophies qui se pensent en apesanteur du monde social ainsi que sur les rapports, qu’on oppose artificiellement, entre « neutralité axiologique » et « savoirs engagés ». Le chapitre III, intitulé « La pensée de Bourdieu comme antidote au parasitage des lieux communs politiques, journalistiques ou intellectuels » (p. 77-89), porte sur la capacité de la sociologie bourdieusienne à rompre avec les catégories ordinaires et les présupposés récurrents dans les médias, en particulier de la part des éditorialistes. Bourdieu offre ainsi des outils contre la doxa néolibérale qui refuse de voir les déterminismes sociaux et les inégalités pour ne vanter que « l’initiative individuelle », « l’entreprise », « la liberté »... La démonstration repose notamment sur la critique d’un extrait d’ouvrage de Jacques Attali illustrant parfaitement cette doxa (p. 80). Si les deux protagonistes s’entendent sur l’utilité de Bourdieu pour repenser ces catégories, de Monvallier conclut toutefois l’échange en prenant le contre-pied de Desanti : pour lui, la lecture de Bourdieu n’incite pas à une colère politique (« je n’ai jamais réussi à transformer mon humeur critique en tempérament militant », p. 84). Il défend une lecture fataliste de l’œuvre et voit dans « l’engagement [de Bourdieu] en tant que personnage public […] une sorte de geste de réaction à mon avis désespéré face à un monde social dont il n’a que trop conscience qu’il ne changera pas » (p. 88). Le chapitre IV, intitulé « homo humoristicus : l’humour chez Bourdieu » (p. 91-98), entend souligner le caractère humoristique de l’œuvre de Bourdieu, qui peut parfois s’apparenter à une forme de satire. Si le sociologue lui-même pouvait revendiquer – discrètement – l’usage de l’humour, il est vrai que cet aspect est rarement pointé lorsqu’on traite de sa sociologie. Les auteurs soulignent pourtant que cet aspect a joué dans leur propre adhésion à la pensée de Bourdieu.

  • 3 Visible au sein du documentaire de Pierre Carles, La sociologie est un sport de combat (2001).

4Le cinquième et dernier chapitre de l’ouvrage est intitulé, en référence à une intervention de Bourdieu au Val Fourré3, « “C’est pas Dieu, c’est Bourdieu, il faut pas se tromper” : critiquer Bourdieu ? » (p. 99-140). Il revient sur différents types de critiques faites à Bourdieu et se conclut par un retour global sur l’échange (qui a valeur de conclusion de l’ouvrage). Sont d’abord analysées les critiques de « seconde zone », tirées de la presse écrite et faciles à contrer au sens où elles sont plus idéologiques que scientifiques, et par ailleurs souvent « de mauvaise foi ». On remarque le travail minutieux de Raphaël Desanti pour restituer chronologiquement ces différentes prises de positions médiatiques contre Bourdieu, à partir du moment où celui-ci prend des positions politiques affirmées contre les politiques néolibérales. Il souligne la disqualification grandissante de Bourdieu dans l’espace médiatique, et la façon dont l’œuvre de Bourdieu elle-même permet de comprendre et de désamorcer ces critiques. Ensuite, de Monvallier souligne des critiques personnels qu’il peut avoir sur Bourdieu concernant par exemple son rapport à André Malraux ou à Albert Camus (qui traduirait une forme de mépris de classe) ainsi qu’à Sigmund Freud (qui traduirait une posture naïve quant à la psychanalyse, qualifiée d’imposture). Enfin, sont abordées les critiques à l’intérieur des sciences sociales, formulées par Luc Boltanski, Bernard Lahire, Jean-Claude Passeron et Claude Grignon. Les échanges relativisent alors de façon convaincantes la portée de ces critiques, en montrant notamment que la sociologie de Bourdieu contient en elle-même les réponses aux objections qui lui sont faites. On peut toutefois penser que les auteurs balaient un peu rapidement les apports spécifiques de ces différentes approches. Deux passages du chapitre retiennent l’attention pour leur originalité : celui qui interroge la portée thérapeutique de la socio-analyse (p. 120-122) et celui où de Monvallier explicite son rapport à la série Miami Vice (Deux flics à Miami) pour discuter de Bernard Lahire (p. 128-130). Enfin, la conclusion revient sur le caractère situé de leur échange, leurs positions sociales déterminant leurs manières même d’échanger et de se positionner sur Bourdieu.

  • 4 Or, Michel Onfray peut s'apparenter à un « intellectuel médiatique », sujet à des critiques formu (...)
  • 5 De Monvallier en conteste, par exemple, la portée scientifique. Sur les limites et apports de Fre (...)

5L’ouvrage s’avère une bonne introduction aux apports de la sociologie de Bourdieu, dans un style agréable et par l’appui de nombreuses références bien explicités. Deux critiques peuvent toutefois être formulées quant à cet échange. D’abord, celui-ci pourrait parfois être plus fourni, en particulier lorsque des désaccords apparaissent. Des prises de position de Monvallier paraissent peu explicites ou problématiques, comme son attachement à la philosophie de Michel Onfray4, sa conception simpliste de la psychanalyse freudienne5 ou bien sa lecture « fataliste » de la sociologie de Bourdieu (expliquée mais discutable). Si Desanti semble s’opposer à certaines de ces interprétations, le plus souvent par allusions, les échanges mériteraient d’être plus approfondis pour comprendre la nature des prises de position de chacun et leur donner du sens. Ensuite, la volonté de rendre compte d’un « effet Bourdieu » paraît inaboutie. Des liens relativement sommaires sont réalisés entre les trajectoires (ou positions sociales) des auteurs et leur réception de Bourdieu, mais il n’y a finalement que peu d’éléments sur la manière dont leur adhésion à cette sociologie a pu exercer une influence (ou non) sur leurs pratiques et stratégies professionnelles, sur leurs opinions politiques et leurs engagements, sur leurs goûts ou bien encore sur leurs relations amoureuses, familiales et amicales. De plus, les auteurs insistent sur leurs positions externes à la position de sociologue, mais interrogent finalement peu la spécificité de leur rapport érudit à l’œuvre de Bourdieu (il y a fort à parier que Desanti a lu davantage Bourdieu que des sociologues bourdieusiens « de métier ») et leur intérêt à cette maîtrise (ne serait-ce car ils produisent des ouvrages qui en découlent). Le dialogue prend ainsi la forme d’une lecture croisée de Bourdieu instructive mais qui mériterait plus d’approfondissements pour devenir véritablement « une expérimentation sociologique de ce que lire Bourdieu veut dire selon des trajectoires inégalement situés dans l’espace social » (p. 140).

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Notes

1 Desanti a rédigé un ouvrage en 2017 sur sa trajectoire sociale et son rapport à Bourdieu : Raphaël Desanti, Lire Bourdieu de l'usine à la fac. Histoire d'une « révélation », Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2017 ; compte rendu de Matthias Fringant pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.24055.

2 Qu'on peut définir comme le point de vue propre à l'espace intellectuel, caractérisé par un rapport de détachement au monde social et tendant par là à faire oublier les logiques pratiques des agents au sein de celui-ci.

3 Visible au sein du documentaire de Pierre Carles, La sociologie est un sport de combat (2001).

4 Or, Michel Onfray peut s'apparenter à un « intellectuel médiatique », sujet à des critiques formulées sur d'autres au sein de l'ouvrage. Voir par exemple : Chevassus-au-Louis Nicolas, « La petite usine de Michel Onfray: Enquête sur un homme qui se prenait pour un volcan », Revue du Crieur, n° 1, 2015, p. 90-103.

5 De Monvallier en conteste, par exemple, la portée scientifique. Sur les limites et apports de Freud pour les sciences sociales : Norbert Elias, Au-delà de Freud. Sociologie, psychologie, psychanalyse, Paris, La Découverte, 2011.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Étienne Guillaud, « Raphaël Desanti, Henri de Monvallier, L’effet Bourdieu. Dialogue sur une sociologie libératrice », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 09 novembre 2021, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/52047 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.52047

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