Christelle Gris, Femmes d’élus. Sociologie d’un second rôle
Texte intégral
1Hormis quand les journaux à sensation ou les hebdomadaires à grand tirages s’y intéressent à l’approche des élections, les femmes d’élus sont plutôt abonnées à la discrétion. Le rôle et le statut – ou le manque de statut – de la première dame font ainsi partie des débats récurrents post-élections présidentielles, tant la fonction de chef d’État reste genrée. Mais les réflexions moins superficielles sur le rôle joué par les conjointes d’hommes politiques dans leur carrière ne sont pas légion. C’est donc tout à l’honneur de Christelle Gris de s’être attelée à la tâche.
2Sortir des évidences, les questionner, c’est une des missions essentielles de la sociologie. Et l’étude du pouvoir et de la politique est au cœur de la sociologie depuis la naissance de la discipline. En revanche, les coulisses du pouvoir restent le domaine des médisances, des rumeurs, ou des histoires de bonheur familial photogéniques concoctées par les conseillers en communication. Sans rôle institutionnel, même pour la plus médiatique d’entre elles, les femmes d’élus restent dans l’ombre. Effectuant un travail invisible, elles jouent pourtant un rôle déterminant dans la carrière de leur conjoint. Si la loi de septembre 2017 a mis fin aux recours aux emplois familiaux par les politiques, ceux-ci relevaient d’une nécessité complexe, que l’auteure a à cœur de nous faire découvrir.
3Pour cela, elle s’attache à croiser sociologie de la famille, du genre et de la politique, avec pour objectif de rendre visible le travail de maintien de la maisonnée politique effectué par les conjointes des politiques. Elle rejoint ainsi la désormais longue lignée des recherches féministes montrant comment le travail féminin a été historiquement masqué et sous-estimé. En 1999 déjà, les Cahiers du Genre avaient par exemple intitulé « Un continent noir : le travail féminin » leur numéro consacré au travail des femmes. Et s’agissant de politique, c’est la division sexuelle du travail, reléguant les femmes à la sphère domestique, qui mène, à partir du dix-neuvième siècle, à la disparition du travail des femmes dans les représentations politiques.
4Contrairement à leurs homologues masculins, les femmes politiques se voient de ce fait systématiquement interroger sur leur vie privée et leur capacité à mener de front leur carrière politique et leurs engagements familiaux. Pourtant, note l’auteure, l’engagement en politique a un impact sur la vie privée des hommes comme sur celle des femmes. Les hommes politiques ne se font pas tous seuls, mais s’appuient souvent sur un entourage familial mobilisé autour d’eux. C’est ce que l’auteure appelle une « maisonnée politique », dont l’épouse ou la conjointe est la pièce maîtresse. « Ce sont à la fois l'organisation des maisonnées politiques et les conditions de mobilisation pour la cause élective qui s(er)ont étudiées dans cet ouvrage » (p. 15).
5Pour mettre en évidence le travail invisible des conjointes d’hommes politiques, Christelle Gris a eu recours à plus d’une centaine d’entretiens qualitatifs de type « récits de vie » avec des femmes d’élus locaux et nationaux, ceci dans des circonscriptions rurales comme urbaines, et en faisant varier les générations. En contrepoint, elle a également interrogé quelques maris d’élues et effectué deux terrains ethnographiques lors de campagnes électorales. Elle a procédé à l’analyse de corpus bibliographique (diverses études) et documentaire (dépouillement de jugements de divorce et de demandes de prestations compensatoires). Sa démonstration s’articule en quatre parties, revenant tout d’abord sur l’histoire des attentes envers les conjointes d’élus. Dans un premier chapitre sur le contexte historique, l’auteure montre que c’est à la Révolution Française que les « femmes de » disparaissent du champ politique. Elles ne le réinvestiront qu’à partir de la seconde guerre mondiale. Pour autant, elles n’ont pas de place définie à partir de cette date, et se coulent ainsi dans des attentes plus ou moins formulées.
6Ce rôle de figuration, certaines des conjointes ne l’anticipent pas lorsque leur époux s’engage, notamment dans des collectivités rurales, où l’engagement des élus est moins professionnalisé. Elles vont y être amenées parfois à leur corps défendant, parce que leur absence peut être utilisée comme une arme politique par les adversaires de leur époux, ou parce qu’il faut assurer bénévolement une partie logistique de la campagne. Selon leurs dispositions personnelles et leurs origines sociales, elles auront plus ou moins de mal à endosser le rôle et à s’y complaire.
7Le mandat électif se déroule comme une course de fond où l’élu dispose de peu de temps personnel et familial. La conjointe doit alors, au-delà de son rôle de figurante, s’instaurer en gardienne de la maisonnée et du temps familial ; une « ministre de l’intérieur » comme la qualifie un des interviewés. C’est à la conjointe d’assurer la survie de la maisonnée politique et de consolider une unité familiale soumise à des tendances centrifuges. Cela suppose de leur part tout un travail affectif non négligeable, et qui se révèle essentiel pour sécuriser affectivement l’élu et sauvegarder l’unité familiale. L’auteure remarque que pour les femmes d’élus professionnalisés, cette nécessité est d’autant plus importante que la position sociale de la famille dépend souvent de la carrière politique de l’élu.
8Les femmes d’élus sont à la fois les gardiennes de l’intérieur de leur maisonnée politique, et des ressources sociales pour les élus. Leur travail relationnel peut s’orienter vers l’extérieur pour conforter la position politique de leur conjoint. Elles entretiennent le réseau et représentent l’élu dans son implantation locale lorsque celui-ci est appelé au niveau national. L’auteure parle de « dot en capital social » pour marquer que certaines femmes, notamment celles de générations plus anciennes, ont contribué au travail politique de leur mari en apportant un coefficient d’autochtonie lorsque celui-ci s’est implanté dans un territoire où sa belle-famille faisait partie des notables. Pour les générations plus récentes, ce sont les compétences professionnelles de l’épouse qui vont lui permettre de tenir un rôle auprès de l’élu en mettant à sa disposition un savoir-faire militant (pour les femmes d’élus locaux), ou des savoir-faire professionnels pour maintenir la maisonnée politique (et ce qui reste de leur vie conjugale).
9Contrairement aux représentations courantes, une carrière d’élu est souvent un travail d’équipe et suppose une maisonnée politique attachée à sa réussite. Mais cette réussite ne doit rien au hasard. L’auteure démontre que le soutien de la conjointe est conditionné à une « forte sélection matrimoniale » (p. 296) présidant au choix du conjoint.
10Loin de l’image simpliste de l’engagement politique comme un engagement individuel excluant l’affectif, le travail de Christelle Gris montre que l’ascension élective est un travail auquel contribue largement la maisonnée politique tenue par la conjointe qui redéfinit sa vie et celle de son unité familiale autour de la politique. L’auteure met en évidence l’articulation problématique entre vie professionnelle et vie privée pour les élus. Considérer l’exercice d’un mandat politique comme un exercice uniquement individuel contribue à invisibiliser les conditions réelles d’exercice du mandat. En conséquence, l’interdiction des emplois familiaux, demandée pour éviter le favoritisme et l’enrichissement personnel, ne fait qu’ignorer la nécessaire porosité entre les univers privé et public des politiques et leur articulation problématique. La loi renvoie de fait les actrices-clés de cette articulation à une activité bénévole et une invisibilité qui les fragilise.
11Le travail de Christelle Gris permet donc de préciser et de rendre sa complexité à un rôle souvent mal représenté et critiqué. Il illustre l’étendue de la palette des possibles. L’auteure montre comment jouent le niveau de responsabilité de l’élu (local ou national), la génération de l’individu, ainsi que l’appétence et les dispositions sociales des conjointes. Cet ouvrage intéressera par conséquent les afficionados de la politique, de même que ceux qui veulent comprendre l’envers du décor de l’engagement politique. Aussi, la part belle faite aux extraits d’entretiens rend l’ouvrage agréable à lire et éclairant. On ne peut que regretter que la dimension de genre, si ce n’est dans le constat que les attentes vis-à-vis des conjointes d’élus sont très compatibles avec des normes de genre, ne soit pas plus poussée. Mais les terrains datent d’avant 2017, et précèdent donc le renouvellement des assemblées nationale et régionale avec une féminisation accrue. L’auteure le reconnaît, une enquête plus systématique sur tous les conjoints d’élus permettrait sans doute de compléter utilement le tableau.
Pour citer cet article
Référence électronique
Bénédicte Champenois Rousseau, « Christelle Gris, Femmes d’élus. Sociologie d’un second rôle », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 08 novembre 2021, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/52038 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.52038
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