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Paul Pasquali, Héritocratie. Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-2020)

Christophe Birolini
Héritocratie
Paul Pasquali, Héritocratie. Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-2020), Paris, La Découverte, coll. « L'envers des faits », 2021, 320 p., ISBN : 9782348042683.
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Texte intégral

1Dans Passer les frontières sociales1, Paul Pasquali s’est intéressé aux bénéficiaires des politiques dites d’ouverture sociale – soit aux parcours et expériences de jeunes de zones d’éducation prioritaire passé·e·s par une classe préparatoire expérimentale dans un lycée français prestigieux – et s’interroge sur les effets des déplacements sociaux vécus par ces jeunes, constatant que beaucoup ressentent une illégitimité durable. Héritocratie en est la suite logique, traitant de la manière dont les frontières sociales sont érigées, défendues, protégées, déplacées par les grandes écoles. Ce travail prend tout son intérêt quand on sait que ces grandes écoles continuent de recruter une écrasante majorité d’élèves de milieux favorisés – constat qui ne change pas beaucoup de celui établit par Pierre Bourdieu dans La noblesse d’État2 il y a maintenant plus de trente ans – alors même qu’elles annoncent continuellement depuis des années des réformes en faveur de leur ouverture sociale.

  • 3 L’auteur précise à cet égard que les entretiens avec des enseignant·e·s et membres de la direction (...)
  • 4 Ce sont souvent les dominant·e·s et gagnant·e·s de l’histoire qui produisent les récits sur eux et (...)

2Son objectif est de retracer la genèse des politiques d’ouverture sociale, et de restituer l’historicité du mérite, qui, loin d’être intemporel, neutre ou universel, est un objet de luttes et de controverses. Il examine pour cela le recrutement social des filières d’élite et les débats qui y sont liés du début de la IIIe République à nos jours, examinant des moments clés pour mieux montrer les tensions à l’œuvre. Son matériau provient d’un ensemble de documents (travaux de chercheurs et chercheuses en sciences sociales, romans, essais, autobiographies, presse nationale, débats parlementaires, rapports ministériels, documentation sur les grandes écoles), d’entretiens3 et d’observations. Afin d’éviter la dissymétrie des sources, il accorde une importance particulière aux récits des personnes moins favorisées, souvent discordants par rapport aux récits dominants4.

  • 5 Expression qu’il reprend de Charle Christophe, « Savoir durer. La nationalisation de l’École libre (...)

3Sur le temps long, on observe non pas une méritocratie mais une héritocratie, soit un « savoir durer »5 (p. 20) des dominant·e·s qui leur permet de transmettre et reproduire leurs privilèges. Cette perpétuation est possible parce que les grandes écoles s’efforcent d’imposer leurs représentations du mérite et d’elles-mêmes : « par le biais de leurs dirigeants ou de divers groupes de pressions, [elles] se sont employées à tenir leur rang, à promouvoir leur modèle, à défendre leurs intérêts, à préserver leur autonomie et, surtout, à justifier sans cesse leur place au cœur et au sommet de la méritocratie française » (p. 14-15). De fait, le système méritocratique est moins le triomphe de l’égalité des chances qu’un étayage des puissances en place confortant des positions déjà distribuées.

4Sept chapitres reviennent sur différentes périodes par ordre chronologique, en commençant par la IIIe République. Si l’école primaire y est gratuite, laïque et obligatoire, le système scolaire est saturé d’inégalités et de frontières sociales. L’enseignement secondaire est payant jusqu’en 1930, ne concerne pas plus de 3 % d’une génération avant 1940 et est divisé entre la section classique, prisée des familles bourgeoises, et la section moderne. Le projet d’une école unique rencontre l’opposition des élites. De plus, la modification des critères d’attribution des bourses d’études en 1880 ne rebat pas profondément les cartes. « Des cloisons étanches [séparent les héritiers] du menu peuple tandis que les succès d’une poignée de vaillants boursiers [suffisent] à prouver que chacun [mérite] sa place » (p. 29). En outre, l’éducation est le privilège des hommes.

  • 6 C’est là un motif récurrent : les grandes écoles mettent en place des réformes et communiquent dess (...)

5Avec le cartel des gauches dans les années 1930, l’enseignement secondaire gratuit est mis en place et une politique de bourses poussée. Les grandes écoles sont critiquées dans la presse, notamment par les communistes, et plus particulièrement l’École libre des sciences politiques (ELSP), ancêtre de Sciences Po. Peu sélective scolairement mais socialement très élitiste, cette école privée illustre les inégalités du système scolaire. En effet, c’est un lieu de reproduction sociale qui sert de refuge aux héritiers les moins bons scolairement, la principale contrainte étant des frais de scolarité élevés limitant de fait l’accès. C’est pour cela que Jean Zay, ministre de l’éducation du front populaire, propose de créer une école d’administration publique. Mais il doit reculer devant l’opposition. De son côté, l’ELSP s’empresse de créer quelques bourses et de rendre l’information publique et visible dans la presse6.

  • 7 Le conseil d’administration de Sciences Po, par exemple, comptait certains noms infamants, comme Ph (...)
  • 8 Une majorité des diplômés des grandes écoles sont urbains, parisiens et issus des classes supérieur (...)

6À la Libération, les grandes écoles sont menacées et les élites discréditées7. Le plan Langevin-Wallon propose une réforme du système d’enseignement, notamment le rattachement des grandes écoles aux universités. Mais diverses circonstances font qu’il ne voit jamais le jour. L’augmentation de la masse d’élèves dans le secondaire occupe le gouvernement. L’École nationale d’administration (ENA) et les instituts d’études politiques sont créés à cette époque, mais cela ne change pas la composition des grands corps. La IVe République est surtout un temps d’ascension des grandes écoles et d’inégalités, où les élites se renouvèlent par elles-mêmes8.

7Dans les années 1960, la France passe dans l’ère de l’enseignement de masse. La démocratisation s’arrête cependant aux portes des facultés. Le gouvernement est favorable aux grandes écoles et à la sélection dans le supérieur. La sélection devient l’objet de débats et un des déclencheurs de Mai 68. Les grandes écoles sont aussi touchées par les événements, avec une partie des élèves et enseignant·e·s qui se mobilisent. « Les filières d’élite durent activer leurs soutiens, neutraliser les menaces, protéger leurs intérêts et défendre leur existence[,] en public comme en coulisses » (p. 118-119). Fruit de la lutte acharnée de leur représentant·e·s, elles sont absentes de la loi Faure, prévoyant une refonte des universités. Après la crise, elles se dotent d’organisations, afin de parler d’une seule voix, garantir leurs privilèges et promouvoir leur réputation, comme la Conférence des grandes écoles (CGE), officialisée en 19739.

8Les années 1980 sont caractérisées par une fermeture du recrutement social des grandes écoles. Pendant les années 1970, elles se sont préparées à la montée de la gauche en tentant de circonscrire les sujets légitimes de débat. Après l’arrivée au pouvoir de la gauche en 1981, le gouvernement tente d’instaurer une troisième voie d’accès à l’ENA pour en démocratiser l’accès, mais cette voie est l’objet d’attaques répétées et prend fin trois ans après ses débuts, avec la victoire de la droite aux législatives. Avec le changement de contexte et la débâcle électorale, la gauche se montre plus conciliante avec les grandes écoles, qui en profitent pour renforcer leur prestige et leur attractivité aux dépend des universités.

  • 10 Euriat Michel, Thélot Claude, « Le recrutement social de l'élite scolaire en France. Évolution des (...)
  • 11 Pour des éléments plus précis, il existe une littérature abondante sur ces programmes, par exemple (...)
  • 12 Selon ces discours, les lycéen·ne·s d’origines modestes manqueraient de confiance en eux ou elles-m (...)

9Enfin, dans les dernières décennies, l’ouverture sociale devient une arme symbolique permettant aux filières d’élite d’imposer leurs solutions, de désarmer les critiques, de gagner en visibilité et en légitimité, et de se faire concurrence entre elles. Cibles d’attaques dans les années 1990 du fait de leur fermeture sociale, qui acquiert un statut irréfutable grâce à des études statistiques10, elles mettent en place dans les années 2000 divers programmes d’ouverture sociale11, une stratégie intéressée leur permettant de réhausser leur prestige et conserver la mainmise sur leur fonctionnement. Les grandes écoles déplacent le problème sur le système scolaire, expliquant les inégalités par les lacunes des élèves (manque de motivation, d’informations, de confiance)12. Elles cherchent aussi à garder le contrôle sur la production et la diffusion des bilans de leurs actions, publiant régulièrement des chiffres mettant « en scène un mouvement permanent, conduit à pas lents » (p. 222). L’enjeu est avant tout pour elles la visibilité de leur engagement en faveur de l’ouverture sociale.

10En conclusion, l’auteur dresse un bilan et propose quelques pistes de réflexion. Il propose par exemple de favoriser le dissensus démocratique au sujet des filières d’élite et de la rhétorique de l’excellence, en élargissant le périmètre des personnes impliquées dans les débats et en mettant en avant des voix qu’on entend peu. Autre proposition, inciter les grandes entreprises à limiter la proportion de cadres diplômé·e·s des filières d’élite pourrait permettre de diversifier leur recrutement et, par extension, de réduire les inégalités de débouchés entre établissements scolaires.

  • 13 Sur les positionnements stratégiques au cours de l’histoire des écoles d’élite qui ont permis leur (...)

11Cet ouvrage est révolutionnaire à plusieurs égards. Il permet de questionner nos représentations actuelles du mérite et de mieux en cerner les limites. L’histoire des frontières sociales des filières d’élite sur le temps long montre bien qu’« il n’y a jamais eu d’âge d’or méritocratique dans l’histoire des grandes écoles » (p. 263) et que, lorsque les filières d’élite entrouvrent leurs portes, ce n’est pas par état d’âme, mais parce qu’« elles y [sont] contraintes [ou] y [ont] directement intérêt » (p. 265). En outre, cet ouvrage semble également recéler un projet politique, dénonçant en creux un système reproduisant des inégalités et proposant de le dépasser. S’il acquiert une place dans la sphère publique, ce que ce travail mérite, peut-être permettra-t-il effectivement de renouveler les débats sur les filières d’élite. Bémol du livre cependant, ce sont surtout des références sur le cas français qui sont mobilisées. L’argumentation aurait gagné en force si elle avait indiqué plus clairement que la méritocratie et les avantages conférés par le statut d’établissements d’élite sont également mis au service du maintien de ces filières et des dominant·e·s en dehors de l’hexagone13. Finalement, peut-être que les grandes écoles ne sont pas vraiment une exception française.

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Notes

1 Pasquali Paul, Passer les frontières sociales. Comment les « filières d’élite » entrouvrent leurs portes, Paris, Fayard, 2014.

2 Bourdieu Pierre, La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1989.

3 L’auteur précise à cet égard que les entretiens avec des enseignant·e·s et membres de la direction de lycées engagés dans l’ouverture sociale ont été utilisés dans sa réflexion mais ne sont pas présents dans l’ouvrage.

4 Ce sont souvent les dominant·e·s et gagnant·e·s de l’histoire qui produisent les récits sur eux et elles-mêmes. Et même quand ce sont les autres qui le font pour eux et elles, ces récits sont généralement plus flatteurs pour les institutions scolaires prestigieuses que pour les autres établissements : Poupeau Franck, « Collèges de banlieue et lycées prestigieux : Notes sur les traitements différentiels de deux mobilisations scolaires », Regards Sociologiques, n° 24, 2003, p. 35-45, disponible en ligne : http://www.regards-sociologiques.fr/n24-2003-04.

5 Expression qu’il reprend de Charle Christophe, « Savoir durer. La nationalisation de l’École libre des sciences politiques, 1936-1946 », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 86-87, 1991, p. 99-105, disponible en ligne : www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1991_num_86_1_2973.

6 C’est là un motif récurrent : les grandes écoles mettent en place des réformes et communiquent dessus pour préserver leur réputation. L’enjeu pour les écoles semble moins de traiter les problèmes dénoncés que d’empêcher que leur réputation soit ternie. C’est aussi le cas ces dernières années à propos des violences sexistes et sexuelles, voir : Raïs Iban, La fabrique des élites déraille. Grandes écoles : bizutage, sexisme, viols, Paris, Robert Laffont, 2021.

7 Le conseil d’administration de Sciences Po, par exemple, comptait certains noms infamants, comme Philippe Pétain qui en était membre avant la guerre. L’avenir de l’école fit l’objet de débats. L’établissement s’empressa de faire des changements dans son conseil et de le relayer auprès de la presse.

8 Une majorité des diplômés des grandes écoles sont urbains, parisiens et issus des classes supérieures.

9 Site de l’association : https://www.cge.asso.fr/. D’ailleurs, il est écrit sur ce site dans la section sur l’histoire de l’association à propos de Mai 1968 que « la grande contestation étudiante touche surtout les universités, mais aussi, marginalement, les Grandes écoles. » Cette tournure euphémisée présente les choses de manière plutôt favorable aux grandes écoles. Or, la contestation a pu être assez vive dans certaines d’entre elles, comme à l’École Polytechnique.

10 Euriat Michel, Thélot Claude, « Le recrutement social de l'élite scolaire en France. Évolution des inégalités de 1950 à 1990 », Revue française de sociologie, vol. 36 n° 3, 1995, p. 403-438, disponible en ligne : www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1995_num_36_3_5065.

11 Pour des éléments plus précis, il existe une littérature abondante sur ces programmes, par exemple van Zanten Agnès, « L'ouverture sociale des grandes écoles : diversification des élites ou renouveau des politiques publiques d'éducation ? », Sociétés contemporaines, vol. 79, n° 3, 2010, p. 69-95, disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/soco.079.0069.

12 Selon ces discours, les lycéen·ne·s d’origines modestes manqueraient de confiance en eux ou elles-mêmes, n’oseraient pas, auraient accumulé du retard sur les autres… Pour un exemple d’un tel discours : Sarah Pochon, Derrière la grande porte. Une année à Henri-IV, Bordeaux, Éditions du Détour, 2021, p. 164 ; compte rendu de Christophe Birolini pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.50089.

13 Sur les positionnements stratégiques au cours de l’histoire des écoles d’élite qui ont permis leur maintien, voir par exemple Rizvi Fazal, « Old elite schools, history and the construction of a new imaginary », Globalisation, Societies and Education, vol. 12, n° 2, 2014, p. 290-308, disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1080/14767724.2014.890886, et Gaztambide-Fernández Rubén A., « What Is an Elite Boarding School? », Review of Educational Research, vol. 79 n° 3, 2009, p. 1090‑1128, disponible en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3102/0034654309339500.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Christophe Birolini, « Paul Pasquali, Héritocratie. Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-2020) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 28 octobre 2021, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/52034 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.52034

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