Vincent Yzerbyt, Isabelle Roskam et Annalisa Casini (dir.), Les psychologies du genre
Texte intégral
1En 330 pages, ce livre expose les perspectives des psychologies – au pluriel – sur les questions de genre, dans leur diversité. Cette diversité est parfaitement illustrée dans ce qui se veut un manuel et navigue de la neuropsychologie à la psychologie clinique en passant par la psychologie du développement de l’enfant. Issu de cours sur le genre délivrés à l’Université catholique de Louvain, il rassemble les contributions de 24 psychologues francophones, majoritairement belges ou français. Les 11 chapitres abordent successivement les aspects les plus « micro » du genre (développement cognitif et identitaire des enfants, sexualité, pathologies, vieillissement), les dimensions intergroupes (par le prisme des stéréotypes) et le cadrage « macro » (l’arrière-plan culturel, les normes sociales), en terminant par un retour historique critique sur la façon dont le genre a été étudié dans la discipline « psychologie » elle-même. Il serait fastidieux de reprendre un à un tous ces chapitres ; il est plus synthétique de pointer les éléments transversaux qui se dégagent à la lecture de cet ouvrage dont l’intérêt ne se dément pas, du début à la fin.
2Un premier point, qui constitue presque un leitmotiv, est qu’on ne peut distinguer, au vu de différences entre femmes et hommes, ce qui relève de la nature et ce qui relève de la culture. Malgré la quête fort médiatisée d’un hypothétique « sexe du cerveau », il est établi aujourd’hui non seulement que les hommes et les femmes ont les mêmes capacités de raisonnement et plus largement les mêmes potentialités cognitives, mais aussi que le cerveau des individus porte la trace de tous leurs apprentissages : il se remodèle en permanence – c’est ce qu’on appelle la plasticité cérébrale –, avec pour conséquence que toute distinction entre l’inné et l’acquis est impossible.
3D’où un autre leitmotiv du livre : les différences entre les sexes observées – en matière de langage ou de vision dans l’espace, comme pour ce qui touche à la santé mentale ou au vieillissement – sont à rapporter aux expériences vécues et aux conditions de vie des personnes. Ainsi, le fait que, découlant des rôles sociaux, hommes et femmes soient exposés à des facteurs de stress différents génère des formes différentes de pathologie mentale. Cette influence propre de l’environnement sur les psychismes en général et sur les capacités cognitives en particulier est illustrée, par exemple, par le fait que des entraînements spécifiques à des jeux vidéo font disparaître très rapidement les écarts concernant la vision dans l’espace selon le genre, avec les modifications anatomiques qui s’ensuivent. On comprend alors que, vu la diversité des conditions de vie, les différences entre les hommes ou les femmes sont plus larges que les différences entre le groupe des hommes et le groupe des femmes. Ceci vaut pour toutes les facettes du développement de l’enfant et en particulier pour l’identité sexuelle. Loin qu’il y ait des identités calées sur le sexe biologique, l’identité de genre est plus ou moins marquée selon l’environnement, de même d’ailleurs que la perception des autres comme genrés ; par exemple, le genre est plus saillant – on y est plus sensible – quand une assemblée regroupe une femme et des hommes, sachant que le contexte culturel global peut lui-même être plus ou moins strict quant aux normes de genre et plus ou moins tolérant quant à leur transgression, comme le montre notamment la psychologie interculturelle.
- 1 Cf. notamment Willis Paul, « L’école des ouvriers », Actes de la recherche en sciences sociales, n° (...)
4Autre point qui émerge nettement au fil des chapitres, la « valeur ajoutée » propre des approches psychologiques est d’explorer ce qui sous-tend les phénomènes sociaux mis en évidence par les disciplines travaillant à un niveau plus macro. Ainsi, la meilleure réussite des filles en début de scolarité comme leur effacement progressif des filières scientifiques les plus prestigieuses ensuite, au-delà des pistes explicatives déjà largement explorées en sociologie – décalage entre la construction de la masculinité chez les garçons et la connotation féminine attachée au travail scolaire1 –, est à rapporter à une myriade de différences d’attitudes : niveau d’autodiscipline plus élevé chez les filles, moindre sentiment d’efficacité personnelle chez ces dernières, qui sont perçues et se perçoivent elles-mêmes comme moins brillantes, tendance des garçons à relativiser leur investissement scolaire, puisqu’ils anticipent avec raison qu’ils seront de toutes façons gagnants sur le marché du travail.
5Évidemment, ces différences se comprennent elles-mêmes en fonction de l’action de l’environnement familial et amical (peu décrit ici) et une spécificité de la psychologie sociale – c’est aussi un leitmotiv – est d’étudier comment elles sont construites et reproduites en permanence à travers le prisme des schèmes de genre. Ceux-ci amènent les personnes à sélectionner et à interpréter les informations perçues, selon qu’il s’agit de femmes ou d’hommes. Globalement, les lunettes du genre facilitent la fluidité des interactions et le traitement des informations ; et à l’inverse, par exemple, les enfants auront plus de mal à réussir un exercice quand son contenu est congruent avec son propre sexe et ses intérêts supposés, ainsi qu’avec les normes de genre dominantes. Mais les stéréotypes ont aussi (et surtout) une efficacité « reproductrice » : selon ce qu’on désigne comme la « menace du stéréotype », les personnes stigmatisées par tel ou tel stéréotype craignent de le confirmer par leurs performances et cela a un effet délétère sur celles-ci. Les lectures stéréotypées des réalités et les réactions adaptatives qu’elles entraînent tendent ainsi à reproduire les réalités elles-mêmes.
6Le genre n’est bien sûr pas le seul critère auquel des stéréotypes sont arrimés, et le contexte peut rendre saillant tel critère plus que tel autre (l’origine ethnique plus que le sexe, par exemple) ; les personnes ainsi « racisées » peuvent alors en pâtir plus que les personnes « genrées ». La psychologie culturelle se penche sur l’articulation entre ces appartenances et les expériences spécifiques de domination ainsi engendrées. La psychologie culturelle, au-delà d’une mise en évidence qui lui est propre de différences dans les définitions du féminin et du masculin selon les cultures, apparaît pertinente pour éclairer des débats contemporains sur les discriminations de toutes natures, au travail ou selon les sexualités, les questions d’identité, ou encore l’impact des rapports de domination sur les personnes. Ses spécialistes n’hésitent pas à mettre en garde contre les risques d’une survalorisation de la dimension culturelle par rapport au genre, susceptible de nourrir les représentations racistes ou, sur un autre registre, d’alimenter un relativisme culturel, tout autant que contre le risque inverse, à savoir une sous-estimation de la dimension culturelle, posant que la dimension du genre transcende toutes les cultures, avec à la clé un ethnocentrisme occidental aujourd’hui dénoncé.
7Ce qui reste surprenant, c’est que ces psychologies si conscientes du jeu constant entre social et psychologique (avec cette notion charnière de stéréotype, notamment) restent à ce point coupées, du moins au vu des contributions de ce livre, des autres sciences sociales, qui le leur rendent bien. Pourtant, certaines proximités conceptuelles sont visibles, tel, quand il s’agit d’expliquer les choix, cet « expectancy-value model of achievement choice » où l’individu intègre la valeur d’utilité d’un choix ou d’une tâche pour ses projets personnels, soit un modèle de comportement que ne démentiraient pas les économistes où les sociologues se référant à Raymond Boudon. Mais les sociologues ne sont jamais cités, même quand est évoquée la fonction globale de sélection de l’école… Peut-être est-ce une (nouvelle) manifestation des clivages disciplinaires, ou bien, comme le suggèrent certains des auteurs, de tensions rémanentes au sein même de la psychologie. Car si ce manuel présente des psychologies que l’on pourrait étiqueter en phase de « dé-psychologisation », rejetant tout essentialisme (ici, masculin versus féminin), il est souligné tout d’abord qu’il s’agit là d’une évolution récente (à partir des années 1980), qui par ailleurs ne fait pas complètement consensus aujourd’hui. Ceci affleure à la lecture des différents textes : certains évoquent sans critique ouverte une psychologie évolutionniste, cherchant dans l’évolution (ou encore la biologie) l’origine des différences, avec en filigrane le vieux débat nature/culture, tandis que la psychopathologie ou plus encore la psychanalyse hésitent encore entre biologique et social, certains invoquant un « inconscient qui ne se réduit pas au culturel » (p. 160). Malgré ces tensions, ouvertement discutées dans la conclusion, une réelle cumulativité des résultats est manifeste. Le lecteur ou la lectrice perçoit sans peine l’évolution de la psychologie du genre, depuis une centration sur les comportements genrés, puis sur les personnes genrées, jusqu’à une analyse des interactions, des organisations et des systèmes sociaux qui fabriquent le genre et « genrent » ainsi les personnes. Non seulement la lecture du livre renouvelle sans conteste la représentation qu’on pouvait se faire de la psychologie, mais elle illustre aussi parfaitement comment les recherches en psychologie, diverses et prolixes, éclairent les débats contemporains ; à cet égard, ce livre constitue une ressource précieuse.
Notes
1 Cf. notamment Willis Paul, « L’école des ouvriers », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 24, 1978, p. 51-61.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Marie Duru-Bellat, « Vincent Yzerbyt, Isabelle Roskam et Annalisa Casini (dir.), Les psychologies du genre », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 28 octobre 2021, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/52018 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.52018
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page