Nathalie Barrandon, Isabelle Pimouguet-Pédarros (dir.), La transgression en temps de guerre. De l’Antiquité à nos jours
Texte intégral
1Où se situe en temps de guerre la limite entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas ? C’est sur cette question des normes et de leur transgression que s’attarde cet ouvrage collectif issu d’un programme de recherche du CRHIA (Centre de Recherches en Histoire Internationale et Atlantique) et de trois tables rondes organisées à Nantes entre 2017 et 2019. L’ouvrage, qui rassemble douze contributions et deux chapitres introductifs, se focalise avant tout sur la période antique, champ d’étude privilégié des deux directrices de la publication, Nathalie Barrandon et Isabelle Pimouguet-Pedarros. Toutefois, la réflexion s’ouvre également sur d’autres périodes, avec notamment une contribution portant sur la période médiévale et trois sur la période contemporaine – seule l’absence de toute étude sur la période moderne peut être déplorée. À cette transversalité chronologique s’ajoute une pluridisciplinarité revendiquée, qui se retrouve autant dans les références citées, en particulier dans le domaine de la sociologie et de l’anthropologie, que dans la diversité des contributeurs, historiens pour la majorité mais accompagnés de philosophe, politologue ou de civilisationniste. L’ouvrage présente une forme soignée et propose des résumés en anglais de chaque contribution, ainsi qu’une présentation de chaque auteur.
- 1 Semelin Jacques, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Paris, Seuil, (...)
- 2 Crouzet Denis, Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion : vers 1525 -ve (...)
- 3 Audoin-Rouzeau Stéphane, Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe-XXIe si (...)
- 4 Fassin Didier et Bourdelais Pierre (dir.), Les constructions de l’intolérable. Études d’anthropolog (...)
2Les deux chapitres introductifs posent efficacement le cadre de la réflexion en donnant une définition de la transgression comme le « "franchissement d’une frontière morale", expression qui renvoie au dépassement d’une limite à partir de laquelle le système de valeurs établi par une collectivité humaine est remis en question ou susceptible de l’être » (p. 18). Cette démarche était indispensable étant donné la proximité – et donc les confusions potentielles – de ce concept avec un certain nombre d’autres thématiques de recherche qui ont souvent inspiré les auteurs. Nous pensons ici aux réflexions sur le massacre et les violences extrêmes de Jacques Semelin1 ou de Denis Crouzet2, à la question de la violence de guerre mise à l’honneur dans les travaux de Stéphane Audouin-Rouzeau3, également contributeur, ou encore aux réflexions plus récentes de sociologues sur la notion d’intolérable4.
3À plusieurs reprises au sein même des contributions, ces questions conceptuelles sont reprises et approfondies, amenant par exemple dans la deuxième partie de l’ouvrage à s’interroger sur les liens entre les phénomènes de transgression et la cruauté. Les deux contributions de Ninon Grangé sont emblématiques de cette démarche en ce qu’elles proposent de créer une véritable « stasiologie » (de stasis, terme grec qui désigne un conflit interne à une cité) qui serait une science des « métamorphismes de la guerre » (p. 91), c’est-à-dire de l’utilisation systématique de pratiques guerrières transgressives.
4Le but de l’ouvrage est d’étudier la transgression dans ses dimensions morale, juridique et religieuse, en cherchant à définir où s’arrête l’acceptable, une limite souvent difficile à appréhender en raison des procédés rhétoriques mis en place dans les discours sur les transgressions. Plusieurs thématiques transversales sont aussi ouvertes, comme le rapport des phénomènes de transgression au sacré et à l’identité d’un individu ou d’un groupe. Pour mener à bien cette réflexion, les auteurs se sont avant tout penchés sur les « entrepreneurs » de la transgression (p. 14), c’est-à-dire les individus ou groupes qui commettent une transgression. Les auteurs cherchent donc à expliquer les motifs qui peuvent pousser des individus à remettre en cause les frontières des normes sociales et à risquer une réprobation et une punition, qu’elle soit humaine ou divine, à la hauteur de leurs actes.
5La première partie porte presque exclusivement sur le monde grec et traite des normes et des seuils de la transgression, reprenant en particulier la question du sacré évoquée dans l’introduction. Si les auteurs grecs semblent définir la transgression avant tout comme une forme d’impiété, ils s’intéressent également aux normes de la guerre, notamment au traitement des vaincus. Le lecteur pourra ainsi trouver dans la contribution d’Isabelle Pimouguet-Pedarros une distinction entre deux catégories de normes : d’une part les fondamentales, toujours respectées et ayant trait au divin ; d’autre part celles portant sur les pratiques guerrières, dont le respect dépend de la conjoncture et des choix stratégiques des acteurs.
6La deuxième partie tente d’articuler les notions de cruauté et de paroxysme. Il peut être ici pertinent de reprendre chacune des contributions, tant elles se répondent entre elles. Nathalie Barrandon montre ainsi que la transgression dans le monde de la république romaine tardive ne peut pas s’appréhender uniquement d’un point de vue purement juridique, car la dénonciation est souvent intimement liée aux intentions politiques du dénonciateur. La contribution de Stéphane Audouin-Rouzeau essaie de décrypter un « langage » (p. 127) de la cruauté en tentant de l’expliquer dans le cadre des relations de voisinage lors du génocide des Tutsi. Isabelle Pimouguet-Pedarros s’intéresse de près à la question du paroxysme, qu’elle comprend à la suite de Denis Crouzet comme un « effet d’accumulation sérielle de l’horreur » (p. 138), en prenant comme exemple les guerres de siège lors de la période hellénistique. Elle démontre de manière convaincante que la transgression peut être un choix politique et stratégique réfléchi de la part de celui qui la commet. Nicolas Drocourt, dans une étude portant sur l’Empire byzantin à l’époque médiévale, insiste lui aussi sur la nécessité d’expliquer les causes des actes de transgression. Ces contributions rappellent utilement au chercheur en sciences sociales que l’acte de transgression ne résulte pas simplement d’une pulsion irrépressible mais doit être compris à la lumière des intérêts et des motivations de chacun des acteurs.
7La troisième partie de l’ouvrage se concentre sur l’intérêt des sources iconographiques pour étudier les phénomènes de transgression. Les quatre contributions qui la composent sont d’autant plus stimulantes qu’elles montrent la fascination dérangeante du regard humain pour certaines formes de transgression, en particulier sexuelles. Ainsi, Frédéric Prot montre que Goya représente le viol des Espagnoles par les soldats français lors de la guerre d’indépendance espagnole (1808-1814) pour dénoncer le comportement des envahisseurs, participant par là à l’évolution de la prise en compte de cet acte comme un véritable crime de guerre. Pourtant, son œuvre n’est pas exempte d’un « érotisme noir », exprimant toute l’ambiguïté que peuvent avoir les représentations de telles scènes.
8À la lecture de cet ouvrage, la transgression apparaît comme un outil politique au service de ces entrepreneurs que la guerre peut pousser pour des raisons multiples à ne plus respecter les normes du combat. La possibilité d’une guerre sans transgression en ressort ainsi comme une contradiction dans les termes. Moments privilégiés de réaffirmation de l’identité du groupe, que ce soit dans l’acte de transgression ou dans sa réprobation, la rupture des normes se révèle comme un acte souvent motivé par le contexte militaire et politique. Cet ouvrage stimulant intéressera donc fortement tous les chercheurs qui travaillent sur la guerre, sur la violence, ou de manière plus générale sur la construction des normes à l’œuvre dans une société. La poursuite du programme de recherche dans lequel il s’inscrit – qui se nomme maintenant PARABAINO – donnera sans aucun doute lieu à de riches publications qui permettront d’approfondir les réflexions entamées dans ce volume.
Notes
1 Semelin Jacques, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Paris, Seuil, 2005.
2 Crouzet Denis, Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion : vers 1525 -vers 1610, Paris, Champ Vallon, 1990.
3 Audoin-Rouzeau Stéphane, Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe-XXIe siècle), Paris, Seuil, 2008.
4 Fassin Didier et Bourdelais Pierre (dir.), Les constructions de l’intolérable. Études d’anthropologie et d’histoire sur les frontières de l’espace moral, Paris, La Découverte, 2005.
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Référence électronique
Hugo Fresnel, « Nathalie Barrandon, Isabelle Pimouguet-Pédarros (dir.), La transgression en temps de guerre. De l’Antiquité à nos jours », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 25 octobre 2021, consulté le 12 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/51887 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.51887
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