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Véronique Chankowski, Clément Lenoble, Jérôme Maucourant (dir.), Les infortunes du juste prix

Maxime Jebar
Les infortunes du juste prix
Véronique Chankowski, Clément Lenoble, Jérôme Maucourant (dir.), Les infortunes du juste prix. Marchés, justice sociale et bien commun de l'Antiquité à nos jours, Lormont, Le Bord de l'eau, series: « Documents », 2020, 240 p., préf. Paul Jorion, ISBN : 9782356876867.
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Full text

1Ouvrage collectif dirigé par Véronique Chankowski, Clément Lenoble et Jérôme Maucourant, ce livre retrace l’histoire des pratiques, conceptualisations et représentations du iustum pretium, c’est-à-dire du juste prix, en Europe occidentale. Plus précisément, les auteurs étudient le prix à travers les diverses articulations entre le marché, les pouvoirs publics et la justice sociale. Les huit articles sont complétés d’une bibliographie d’un peu plus de quatre cents références qui témoigne de la vaste culture pluridisciplinaire sur laquelle les contributeurs s’appuient pour aborder cette question. Selon Jean-Yves Grenier, la notion de « juste prix » « désigne de façon générale la volonté, manifestée le plus souvent par les élites politiques de la cité ou du royaume mais pas seulement, que les échanges se réalisent à un prix modéré ou socialement convenable – en particulier pour les biens de subsistance –, en bref qu’une certaine justice se manifeste dans l’échange » (p. 183).

2On peut aborder ce problème de deux façons au moins : soit s’en tenir à une étude des définitions et usages de la notion stricte de « juste prix », théorisée par la théologie scolastique ; soit comparer des expressions analogues ou concurrentes (« prix établi », « reasonable value », « fair value » ou encore « bon prix ») avec le iustum pretium afin de souligner les convergences, parfois, mais surtout les tensions, voire les ruptures que la comparaison ferait surgir. La première méthode conduit à privilégier les époques médiévales et modernes, où se met en place une économie politique du juste prix ; la seconde permet de s’affranchir de ce cadre chronologique. Dans leur variété, les contributions illustrent aussi bien l’une et l’autre de ces approches, ce qui confère à l’ouvrage une large vue, de l’Antiquité grecque à nos jours.

  • 1 . Jorion Paul, Le Prix, Broissieux, Éditions du Croquant, 2010.

3La préface de Paul Jorion, rédigée avec la collaboration de Vincent Burnand-Galpin, développe l’une des thèses du Prix1, ouvrage bien connu du premier nommé. S’appuyant sur l’idée aristotélicienne de philia, ceux-ci rendent à la notion étudiée dans l’ouvrage son origine morale : « le juste prix se fixe dans un rapport de force dont l’injonction déterminante est la conservation intacte de la structure sociale préexistant à l’échange » (p. 16). Si les articles suivants apportent nuances et compléments, cette préface donne un aperçu des convergences méthodologiques de l’ouvrage, explicitées dans l’introduction : d’une part, une discussion, voire une remise en cause des présupposés de la science économique, à commencer par la « naturalisation » des discours sur la justice sociale par le marché, grâce à une confrontation avec les représentations et les pratiques inscrites dans l’histoire longue ; d’autre part, une démarche pluridisciplinaire qui articule l’économie, le droit, la théologie et les sciences sociales. Cette voie – sous-tendue par l’idée polanyienne d’embeddedness – permet de rendre compte des diverses modalités de contrôle ou de régulation des prix par la communauté politique.

  • 2 . « La valeur d’une chose est le prix auquel elle peut être vendue, sed communiter » (cité par Jean (...)

4L’enquête débute par une étude érudite de la fixation des prix dans les cités grecques des IIIe et IVe siècles avant J.-C. Véronique Chankowski montre, par l’exploration d’extraits de Théophraste, de décrets honorifiques et de discours civiques, que si la théorie grecque de la vente n’a été remplacée qu’assez tardivement par la théorie romaine des prix, ces derniers étaient conjointement déterminés dans les cités helléniques par la concurrence et l’action des magistrats civiques fixant cette kathestèkuia timé, ce « prix établi » qui n’est pas sans rappeler certains traits du iustum pretium. En effet, selon Clément Lenoble, la théorisation scolastique du juste prix est fondée sur l’aestimatio communis par les marchands les plus compétents : cette « estimation commune », qui emprunte aussi bien à l’idée aristotélicienne de la justice qu’au droit romain, « situe les prix dans une ‟latitude appropriée” aux limites floues et variables » (p. 100). La dimension collective de la justice est essentielle : elle s’appuie sur la proportionnalité de la forme distributive du dikaion aristotélicien. Néanmoins, outre l’articulation des justices distributive et commutative, l’interprétation de cette part « commune » de l’estimation – évoquée dès le Digeste2 – est source de divisions parmi les théologiens. Alain Guéry montre quant à lui qu’en dépit des divisions entre thomistes, scotistes et nominalistes, le juste prix limitait le pouvoir mercantile et pouvait apparaître comme une « garantie » donnée « au producteur de vivre convenablement de son travail » (p. 142), à une époque où régnait encore, jusqu’au début du XVIIIe siècle, cette autosubsistance qui restreignait l’insertion des paysans dans le marché. Si cette notion scolastique ne constitue ni une anticipation théorique des « lois naturelles » du marché, ni un prélude à la théorie de la justice sociale, elle entérinerait déjà, selon Clément Lenoble, le « pouvoir des grands marchands » (p. 100).

  • 3 . Selon Michela Barbot, l’Italie aurait ainsi accordé une place plus importante aux experts que la (...)

5Les discussions théoriques entraînent assez logiquement vers l’étude de la diversité des pratiques. Si l’aestimatio communis a conféré à certains experts le pouvoir de déterminer le iustum pretium, « cet usage […] a, dès ses débuts, un objectif limité puisqu’il ne s’agit de rétablir un taux convenable que dans les cas de transactions très fortement inégalitaires » (p. 191). C’est le cas de la correction ex post exercée par le tribunal lorsqu’une lésion est reconnue ou que des biens meubles ont été sous-estimés lors d’une succession. Ainsi, selon les États, l’aestimatio communis a pu jouer un rôle plus ou moins important dans la réduction de l’incertitude des prix, comme le montre l’approche « procéduraliste » de Michela Barbot à partir de l’étude comparée de traités de Giulio Cesare Giussani (1615) et d’Antoine-Gaspard Boucher d’Argis (1741)3. Reste que, comme le rappelle Jean-Yves Grenier, les États privilégient durant l’Ancien Régime « une procédure juste d’acheter et de vendre » et la recherche de la transparence plutôt qu’une fixation du juste prix directe et en amont de la transaction.

6La fortune toute relative de cette notion scolastique ne dure pas au-delà du siècle des Lumières. La contribution de Guillaume Garner donne par exemple les raisons de la marginalisation du juste prix dans les traités caméralistes allemands de la seconde moitié du XVIIIe siècle : héritières en partie du mercantilisme, les sciences camérales abordent l’économie dans les limites du territoire politico-juridique : le prix est un instrument de gouvernement au service de la prospérité intérieure de l’État. En outre, pour les caméralistes, la justice n’est pas une condition de la « félicité commune ».

  • 4 . Quesnay François, article « Hommes », projet d’article inédit pour l’Encyclopédie, cité par Alain (...)

7Alain Guéry éclaire les conséquences de ce déclin du juste prix par l’analyse de quelques concepts concurrents, comme le « prix naturel », qui était fixé par les différents partis en tenant compte des conditions de production afin de permettre un bénéfice mutuel. Les révolutions agricoles, les prélèvements contraints des autorités et l’avènement de la physiocratie auraient poussé les producteurs vers les marchés et entraîné la consécration de la figure du marchand et l’avènement du Marché au détriment des marchés. Délaissant le critère moral et ignorant les conditions de production, le raisonnement économique moderne, dès l’émergence de la physiocratie, n’aurait alors porté son attention que sur le « bon prix », propre selon François Quesnay « à procurer un gain suffisant pour exciter à entretenir ou à augmenter la production »4. La responsabilité de la justice du prix n’est plus confiée au magistrat : elle doit être le fruit d’une concurrence que l’on dira pure et parfaite avec l’économie néo-classique. De là cette confusion contemporaine entre prix de marché et prix juste. Malgré cette victoire idéologique des économistes, le juste prix ne disparaît pas complètement des discours contemporains, que ce soient ceux des économistes ou des personnalités politiques. Faute d’un lien profond avec le iustum pretium, on assiste à une forme de « captation sémantique » (Jean-Yves Grenier), qu’il serait intéressant d’étudier en elle-même.

8Cette tentative de « désencastrement » de l’économie ne serait pas irréversible. Comme le signalent plusieurs auteurs de l’ouvrage, en particulier Alain Guéry et Jérôme Maucourant, l’époque contemporaine témoigne de résistances, tant dans les pratiques (l’essor du commerce équitable depuis la fin du XXe siècle) que dans les théories institutionnalistes (comme la reasonable value de John R. Commons). Les normes éthiques s’en trouvent ravivées. Ces exemples suggèrent alors des pistes pour cette économie politique du bien commun que Jérôme Maucourant appelle de ses vœux.

  • 5 . C’est le cas notable de Véronique Chankowski.

9Ce riche ouvrage refermé, le lecteur regrettera éventuellement de ne pas en savoir davantage sur les usages, certes bien plus rares, de la notion de juste prix et de ses avatars dans la période contemporaine. Outre les « captations sémantiques » déjà évoquées, l’exemple donné par Jérôme Maucourant de la réflexion sur le prix proposé par les partisans d’une « économie humaine » montre qu’il y aurait sans doute des pratiques et théories à étudier isolément. En outre, cette passionnante enquête collective mériterait d’être poursuivie au moins dans deux directions. D’abord, on aimerait la voir étendue à d’autres aires culturelles, en particulier extra-européennes. On peut songer par exemple à la pensée islamique qui, elle aussi, promeut une éthique du prix juste. Enfin, si l’ouvrage s’appuie quelques rares fois sur des exemples plus « littéraires5 », les représentations et usages non théoriques du iustum pretium mériteraient sans doute une analyse à part entière pour éclairer cet imaginaire du juste prix étonnamment vivace, de l’Antiquité jusqu’à nos jours.

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Notes

1 . Jorion Paul, Le Prix, Broissieux, Éditions du Croquant, 2010.

2 . « La valeur d’une chose est le prix auquel elle peut être vendue, sed communiter » (cité par Jean-Yves Grenier, p. 184).

3 . Selon Michela Barbot, l’Italie aurait ainsi accordé une place plus importante aux experts que la France.

4 . Quesnay François, article « Hommes », projet d’article inédit pour l’Encyclopédie, cité par Alain Guéry, p. 155.

5 . C’est le cas notable de Véronique Chankowski.

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References

Electronic reference

Maxime Jebar, « Véronique Chankowski, Clément Lenoble, Jérôme Maucourant (dir.), Les infortunes du juste prix », Lectures [Online], Reviews, Online since 14 October 2021, connection on 11 December 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/51754 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.51754

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About the author

Maxime Jebar

Agrégé de lettres modernes, doctorant en langue et littérature françaises du XVIIe siècle à l’université Lumière Lyon 2 / IHRIM.

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