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Abigail Bourguignon, Clément Fabre, Christophe Granger (dir.), « Lire les corps », Genèses, n° 123, 2021

Laura Pennanec’h
Lire les corps
Abigail Bourguignon, Clément Fabre, Christophe Granger (dir.), « Lire les corps », Genèses, n° 123, juin 2021, 147 p., Paris, Belin, ISBN : 978-2-410-02267-4.
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Texte intégral

  • 1 Les auteur·ices rappellent notamment l’impact des travaux sociologiques de Pierre Bourdieu (« Remar (...)

1Quand tout semble avoir été dit, qu’est-ce que les sciences sociales peuvent encore apporter aux études sur le corps ? Prenant à contre-pied leur lectorat qui ne manquera sans doute pas de se poser cette question, les auteur·ices du dernier numéro de la revue Genèses cherchent à explorer ce qu’ils présentent comme un creux de la recherche : les lectures produites par et sur les corps. En soi, le corps comme interface des interactions sociales et, en ce sens, comme objet susceptible d’être considéré, évalué, déchiffré a déjà été mobilisé dans plusieurs études1. La sociologie comme l’histoire du corps ont mis en évidence l’importance des processus d’évaluation des corps dans les relations sociales mais, pour les auteur·ices de ce dossier, ont oublié d’en questionner l’origine. Le « pourquoi » des lectures corporelles, que les sciences sociales depuis la seconde moitié du xxe siècle ont eu tendance à présenter comme une évidence, reste un « angle mort des études sur le corps » (p. 3). Dans cette approche, le corps est pensé comme une nécessité des interactions sociales, comme un médium auquel des acteurs attachent des symboles, repères, valeurs. Qu’il soit pensé ou non, lisible ou pas, le corps est toujours au cœur des rapports entre individus et sa place doit donc constamment être interrogée.

  • 2 J’emploie le féminin à l’image de l’autrice dans la mesure où les professionnelles de santé citées (...)

2C’est ce que le dossier « Lire les corps » entend éclairer à l’aide de quatre contributions. Elles se cristallisent toutes autour du même enjeu : celui des rapports de pouvoir entre celles et ceux qui lisent et celles et ceux dont les corps sont lus. Le premier article, écrit par Alizée Delpierre, mobilise cette question dans le contexte de l’emploi domestique et interroge les pratiques de lecture des corps des employé·es de maison par les personnes qui les emploient. Le texte écrit à quatre mains par Mathieu Marly et Stéphanie Soubrier s’interroge quant à lui sur l’analyse des corps combattants par les officiers français lors de la campagne du Maroc entre 1912 et 1913. Une troisième contribution, d’Elsa Favier, déplace le phénomène de lecture des corps dans le cadre de l’ENA en soulignant son importance dans le recrutement des femmes issues de ses rangs. Enfin, le dossier se conclut sur un article d’Abigail Bourguignon qui questionne les rapports au corps bègue par les professionnelles de santé2 et par les malades eux-mêmes. En réunissant deux historien·nes et trois sociologues, ce dossier entend défendre non seulement une approche jusque-là délaissée des études sur le corps mais aussi le caractère résolument intersectionnel des différentes contributions. Chacune à sa manière aborde les rapports de pouvoirs entre les lecteur·ices et les lu·es en interrogeant les luttes de classes, de race et de genre qui émaillent les discours, les jugements et les processus de hiérarchisation menés à l’encontre des corps.

3Alizée Delpierre a mené une enquête auprès de plus d’une centaine d’employeur·es de personnel de maison et de domestiques, principalement en France. Fondée en grande partie sur des entretiens, son investigation met en lumière l’importance du corps dans les relations entre employeur·es et employé·es. Les corps sont au centre du processus de recrutement puis de travail et, en ce sens, soumis à une évaluation constante. Cette évaluation repose sur la mobilisation de plusieurs critères qui jouent un rôle clé dans les relations de pouvoir entre les employeur·es et leur personnel de maison. Les postures, gestes, tenues, maquillages de ces dernier·es sont tout le temps mesurés pour s’assurer de leur fiabilité ou, au contraire, de leur manque de crédibilité. D’une manière générale, les marqueurs de genre, de classe comme d’une appartenance culturelle différente sont, pour les employeu·res, à contrôler voire à effacer. En ce sens, les corps doivent rester lisibles pour les employeur·es qui peuvent ainsi juger du degré d’efficacité de processus d’invisibilisation des corps qu’ils imposent à leurs employé·es. C’est cette tension entre visibilité et invisibilité des corps domestiques que l’enquête d’Alizée Delpierre met habilement en lumière en montrant que la sélection des employé·es fondée sur une lecture des corps devient l’expression même de la domination des employeur·es envers leur personnel.

4Après cette enquête sociologique, le dossier se poursuit avec la réflexion historienne de Stéphanie Soubrier et Mathieu Marly. Cette fois-ci, il s’agit d’étudier les lectures des corps dans les récits d’officiers français lors de la campagne du Maroc (1912-1914). Leur investigation, menée sur un corpus constitué de motifs de citation et de comptes rendus opératoires rédigés par des officiers, cherche à interroger la place des catégories de race, classe et grade dans les lectures des corps combattants. Il apparaît que ces catégories ne sont pas toujours opérantes selon le type de document et selon la « situation d’énonciation » de l’archive (p. 29). Les auteur·ices rappellent ainsi à juste titre que les lectures des corps au combat sont menées par des officiers très souvent issus d’un entre-soi élitiste qui les amène à transposer au champ de bataille les distinctions sociales opérantes à la ville. En ce sens, ils notent une surreprésentation des officiers dans les motifs de citation de même qu’une différence importante entre le vocabulaire employé pour évaluer les corps des soldats et celui utilisé pour mesurer les corps des gradés. Enfin, la race est un élément clé de ces lectures corporelles dans un contexte colonial. Tantôt critiqués sur la base de leur origine ethnique, les soldats indigènes sont au contraire parfois loués pour leur prétendu atavisme guerrier. Les deux discours, en apparence opposés, se complètent en réalité sous la plume des officiers français qui construisent dans leurs récits une lecture idéale du corps combattant, construite sur des repères qui « s’articulent dans une forme de classement du monde social par les corps » (p. 44).

5On retrouve la même idée d’un corps idéal dans la contribution d’Elsa Favier, qui a étudié dans sa thèse de sociologie la construction des corps féminins à l’ENA. Dans ce cadre, le corps est au cœur d’un apprentissage social et politique du pouvoir qui se construit selon deux axes. Le premier est celui d’une « socialisation corporelle » (p. 50). alors que les élèves apprennent à faire de leur corps l’un des instruments de leur futur exercice du pouvoir. Le second correspond à une « dimension sexuée de la socialisation qui s’opère à l’ENA » (p. 50), marquée par un apprentissage différencié des codes corporels selon le genre. L’enquête d’Elsa Favier montre que chez les énarques, les corps des deux sexes sont soumis à des normes mais que celles-ci sont sexuellement différenciées. Les futures diplômées intègrent dès leur entrée à l’ENA un monde encore majoritairement masculin, situation qui ne fait que préfigurer le monde du travail auquel elles sont confrontées dès le début de leur scolarité par le biais de stages en préfecture ou en ambassade. Dès lors, elles doivent, plus encore que leurs comparses masculins, prouver leur légitimité et ce processus probatoire passe en grande partie par leur hexis corporelle. Les entretiens menés par Elsa Favier avec d’anciennes élèves montrent à quel point leur corps était constamment observé, soupesé, jugé, dans l’attente de la part des lecteur·ices d’un effacement de toute féminité autre que blanche et/ou dirigeante. À nouveau, on observe ici une pratique lectorale des corps à l’intersection entre les catégories de genre, de classe et de race.

6Face à ces différentes lectures possibles des corps, l’article d’Abigail Bourguignon agit comme une synthèse efficace. L’autrice a réalisé une enquête ethnographique auprès de bègues de tout âge et d’orthophonistes et en a rapporté des observations de terrain ainsi que des entretiens. Ce faisant, sa contribution illustre non seulement les possibles lectures des corps en situation de handicap par des professionnelles formées à lire ces corps mais aussi les lectures produites par les patient·es eux-mêmes. Par rapport aux trois autres contributions du dossier, celle-ci pousse encore plus loin l’investigation en mettant en lumière les discours des dominantes comme ceux des dominé·es. Le rapport d’enquête souligne la spécificité du bégaiement en tant que « stigmate de la parole » (p. 69) non seulement audible mais aussi visible car mettant en mouvement le corps à travers des postures et mouvements corporels jugés anormaux. Les lectures que les orthophonistes font des corps des bègues visent à les catégoriser, à les classer alors même que ces opérations font des bègues des « déclassés de la parole » (p. 70). Cette catégorisation de l’exclusion n’est pas l’apanage des soignantes puisque les bègues intériorisent ces lectures corporelles de manière simultanée : les entretiens révèlent qu’ils lisent les signes de leur différence en repérant les attitudes de surprise ou de gêne chez leurs interlocuteurs. Ces lectures simultanées des corps sont en outre doublées d’une dimension supplémentaire que les autres contributions n’abordaient qu’en filigrane : l’autrice relève à quel point la pratique de l’enquête ethnographique est en soi une mise en abyme alors que l’enquêtrice produit à son tour des lectures corporelles des enquêté·es.

7Si le corps est toujours là, l’enjeu qu’il représente dans une interaction sociale est constamment redéfini par le contexte dans lequel celle-ci a lieu et par le profil des individus dont les propres corps sont engagés. Les corps ne sont pas toujours évalués de la même manière et certains repères ne sont pas toujours mobilisés au profit d’une même argumentation. Toutes ces contributions montrent ainsi que l’origine sociale ou ethnique, la formation à lire un corps ou l’absence de celle-ci et le genre des individus sont autant d’éléments qui conditionnent l’impact des lectures corporelles sur les lecteur·ices et les lu·es, renversant parfois les rapports de domination qu’on pensait acquis.

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Notes

1 Les auteur·ices rappellent notamment l’impact des travaux sociologiques de Pierre Bourdieu (« Remarques provisoires sur la perception sociale du corps », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 14, p. 51-54) ou d’Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, T. 1 : La présentation de soi, Paris, Éditions de Minuit, 1973 (1956), trad. par A. Accardo. En histoire, on renverra aux trois tomes dirigés par Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello, Histoire du corps, Paris, Seuil, 2005a, 2005b, 2006c.

2 J’emploie le féminin à l’image de l’autrice dans la mesure où les professionnelles de santé citées ici – des orthophonistes – sont en majorité des femmes.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Laura Pennanec’h, « Abigail Bourguignon, Clément Fabre, Christophe Granger (dir.), « Lire les corps », Genèses, n° 123, 2021 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 05 octobre 2021, consulté le 16 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/51703 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.51703

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Rédacteur

Laura Pennanec’h

Laura Pennanec’h est doctorante en histoire des sciences à l’EHESS (Anhima/Centre Alexandre-Koyré), sous la direction de Christian Jacob (EHESS/Anhima) et de Rafael Mandressi (CNRS/CAK). Sa thèse porte sur les représentations du soin dans la peinture hollandaise du XVIIe siècle, à la croisée des savoirs médicaux et picturaux.

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