Frédéric Mérand, Un sociologue à la Commission européenne
Texte intégral
- 1 Pierre Moscovici est décrit comme une « figure modérée du Parti socialiste. Proche du courant polit (...)
1Derrière un titre qui interpelle, l’ouvrage a pour objectif principal de permettre à son lecteur de mieux comprendre de l’intérieur cette institution qu’est la Commission européenne. Pour répondre à cet objectif, Frédéric Mérand, professeur de science politique à l’université de Montréal, s’est immergé au cœur même de la machine européenne entre 2015 et 2019. En effet, l’auteur a eu le privilège d’intégrer huit mois (deux mois par an) le cabinet du commissaire Pierre Moscovici1, alors responsable des affaires économiques et financières, de la fiscalité et de l’union douanière dans la commission présidée par Jean-Claude Junker (2014-2019). Des événements majeurs ont pu être observés, puisque l’auteur a été aux premières loges de la crise grecque, des procédures de surveillance budgétaire des pays en situation de déficit excessif, du projet de réforme de la zone euro et de la coopération en matière de fiscalité pour lutter contre les paradis fiscaux. La réponse à ces quatre événements aurait pu être uniquement technocratique, en appliquant scrupuleusement les règles des traités par exemple, mais c’était sans compter sur la volonté de Jean-Claude Junker de présider une « commission politique », tant dans sa composition et sa communication que dans la lecture et l’application des traités. C’est en narrant la gestion de ces différents événements que l’auteur analyse le rôle de cette commission politique sous l’angle sociologique. En effet, les observations politiques amènent Frédéric Mérand à développer une sociologie du travail politique qui s’intéresse à « l’autonomie des représentants politiques, à leur marge de manœuvre, aux conditions de possibilité de leur parole dans le champ du pouvoir » (p. 14). Selon ses mots, il s’inscrit dans la tradition de la sociologie française, « où l’accent est mis sur les pratiques de légitimation, de problématisation et d’instrumentation qui concourent au changement et à la reproduction des institutions » (p. 14). Pour présenter son travail, nous reprendrons ici la chronologie des quatre événements majeurs auxquels a dû faire face la commission Moscovici.
- 2 Jean Quatremer, Il faut achever l’euro : tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l’euro (sa (...)
2Le premier événement est la crise grecque. Rappelons que cette crise débute en octobre 2009, lorsque des emprunts grecs arrivent à échéance et que les caisses du pays sont vides. On découvre alors que le déficit et la dette publique ont été sous-estimés depuis des années et que la Grèce n’arrive plus à trouver de créanciers. Pour éviter un défaut de paiement et une contamination vers d’autres pays fragiles dans la zone euro (le fameux « effet domino »), un accord est trouvé entre la Commission européenne, le Fonds monétaire international (FMI) (qui apporte l’expertise et le financement) et la Banque centrale européenne (BCE) pour un premier programme de sauvetage : c’est « l’acte de naissance de la troïka »2. Ce premier programme sera suivi par d’autres, avec toujours plus de renflouements accompagnés de politiques d’austérité. L’un des grands intérêts du travail de l’auteur n’est pas de détailler les points techniques de ces différents programmes, mais de révéler les jeux politiques entre les différents acteurs de cette troïka, les influences de la France et de l’Allemagne pour orienter telle ou telle politique. Ainsi, on découvre les fortes divergences entre la commission Moscovici et le FMI, la première accusant le second « de poursuivre son propre agenda […], d’être obsédé par l’idée de licencier des fonctionnaires […], [d’avoir] ses propres raisons de conduire une petite expérience en Grèce », etc. Cependant, la politique proposée par le FMI est, de manière générale, tout à fait en ligne avec celle de l’Allemagne, cette dernière jugeant la commission trop laxiste. Enfin, on constate que la BCE soutient finalement le FMI alors même que son président Jean-Claude Trichet s’était opposé à son intervention... Certains verbatim des membres de la Commission européenne sont également éloquents : « […] On improvisait. On a négocié un programme sans avoir l’argent […]. On ne savait pas quoi faire […]. On a été confrontés à une réalité qu’on ne connaissait pas » (p. 63-68). L’auteur complète : « Plusieurs rapportent avoir été intimidés par des politiciens, harcelés par les médias ou avoir frôlé la dépression » (p. 69). Le lecteur pourra légitimement s’étonner de certains propos candides d’acteurs pourtant au premier plan lors de cette crise. Ce chapitre semble illustrer la force implacable d’un certain conformisme dans la manière de répondre aux problèmes, où la critique de la stratégie adoptée n’est pas acceptable, tel ce double discours du « patron » Moscovici qui, d’un côté, défend la Grèce, notamment face au FMI, mais qui « présente chaque nouvel accord entre les institutions comme prometteur » (p. 61). Dans la même veine figure le résultat du référendum proposé en 2015 par le gouvernement d’Aléxis Tsípras favorable à l’arrêt du plan sauvetage européen : 61 % des citoyens grecs ont voté « non » au troisième programme. L’épisode vaut d’être rappelé car, à la stupéfaction générale, le gouvernement grec sous pression accepte le référendum et met en œuvre un programme d’assistance encore plus sévère pour ne pas être expulsé de la zone euro. Le ministre des Finances d’alors, Yánis Varoufákis, est congédié par la même occasion... A l’issue de ce chapitre, on peut dire que l’ensemble des propos rapportés par Frédéric Mérand permet d’appréhender toute la complexité d’une crise qui a engendré un énorme « gâchis économique, social et politique » (p. 55).
- 3 Les critères du Pacte de stabilité et de croissance sont bien connus : un déficit public et une det (...)
3Les deuxième et troisième événements observés par l’auteur concernent les procédures de surveillance budgétaire des pays en situation de déficit excessif et la réforme de la zone euro. En effet, l’un des rôles du commissaire Moscovici était de surveiller les budgets de la zone euro et de sanctionner les gouvernements qui ne respectaient pas les critères du pacte de stabilité et de croissance adoptée par les chefs d’État et de gouvernement de la zone euro en 19973. Ce deuxième événement n’est pas étranger à la crise grecque, qui a provoqué un contexte de panique et une volonté de durcir l’application du pacte. Entre 2015 et 2019, les deux pays de la péninsule ibérique, l’Espagne et le Portugal, étaient susceptibles d’être sanctionnés pour leurs déficits excessifs après un long processus de mise en garde par la Commission européenne. Malgré tout, la commission Moscovici va choisir d’adopter une « lecture intelligente » des règles, c’est-à-dire d’apprécier les « facteurs politiques susceptibles d’influencer la conduite de la politique économique » (p. 166). Ce faisant, la sanction financière préconisée par la Commission pour ces deux pays s’élevait à zéro euro. Cette décision respecte les règles, tout en permettant de mener un combat souterrain pour aider les pays à atteindre leurs cibles en évitant d’adopter une politique austéritaire… Cependant, il faut souligner que cette interprétation intelligente des règles adoptées n’a pas été du goût de l’Allemagne, qui a estimé à juste titre qu’elle vidait de leur substance le pacte et les traités européens de manière générale. La crédibilité des règles va d’ailleurs être mise à l’épreuve lors d’une nouvelle crise avec l’Italie en 2018. La coalition formée du mouvement 5 étoiles et de la Ligue va également user des leviers tout aussi politiques que ceux du commissaire pour obtenir des flexibilités qui permettront de faire passer les budgets du pays « à travers les mailles du pacte de stabilité et de croissance » (p. 196). Une autre conséquence indirecte de cette lecture intelligente est la mise à mal du projet de renforcement de l’Union économique et monétaire (UEM), la réforme de la zone euro. Cette réforme consistait à achever la gouvernance de l’UEM et à doter l’Europe « d’un véritable budget de la zone euro et des institutions fédérales comparables à celles des États-Unis » (p. 201). L’auteur montre l’opposition de deux camps à cette réforme : les « ordolibéraux » d’un côté et les « solidaristes » de l’autre. Les premiers cherchaient à adapter les marchés à des règles claires pour permettre de réduire les aléas économiques, tandis que les seconds préféraient réduire ces aléas par la mutualisation. La situation italienne de l’époque n’a pas encouragé les pays de la zone euro à se tourner vers ce second camp, d’autant plus que l’Allemagne occupait la tête de pont contre la mutualisation. Finalement, initié pendant la crise financière, l’approfondissement de l’UEM sera vidé de sa « substance pendant la reprise » (p. 233). Le sentiment d’urgence disparu, l’approche des élections européennes et le durcissement de la « position ordolibérale », où la discipline budgétaire prime, expliquent in fine cet échec.
4Enfin, le dernier dossier majeur auquel fait face la commission Moscovici est la lutte contre l’évasion fiscale. L’auteur souligne l’opportunité qu’a offert le scandale des LuxLeaks révélé en 2014 par un consortium international de journalistes d’enquête. Ces révélations ont permis d’impulser une politique pour tendre vers davantage de coopération en matière de fiscalité. Ce scandale a été suivi par d’autres, les Panama Papers en 2016 et les Paradise Papers en 2017. Le point commun de ces trois scandales a été de révéler l’importance de l’évasion fiscale dans les pays de l’UE. Une fenêtre s’est ainsi ouverte pour la commission Moscovici qui va proposer des avancées en matière de transparence, de lutte contre l’évasion et d’harmonisation fiscale : quatorze directives vont ainsi être votées sur la transparence fiscale à l’issue d’un long processus politique.
5Pour conclure, on peut dire que la lecture de cet ouvrage est extrêmement fructueuse pour tous ceux qui cherchent à mieux saisir les enjeux politiques au sein de l’UE. L’auteur décrit de manière parfaitement claire chaque dossier et en restitue la complexité avec beaucoup de talent. La critique que l’on peut émettre porte moins sur le travail considérable de l’auteur que sur les arcanes de la Commission que l’on découvre dans cet ouvrage. En effet, la mise en lumière d’une certaine faiblesse institutionnelle en temps de crise humanise certes une institution qui questionne, mais elle donne aussi du grain à moudre à tous ses détracteurs : un certain conformisme de la pensée semble régner chez les fonctionnaires européens et le lecteur est reconnaissant au commissaire Moscovici d’apporter une dimension politique qui semble venir quelque peu bousculer les pratiques. Aussi, la démarche sociologique de l’ouvrage permet non seulement de juger la politique menée, mais aussi et surtout de comprendre comment elle s’est faite dans les pratiques.
Notes
1 Pierre Moscovici est décrit comme une « figure modérée du Parti socialiste. Proche du courant politique de Michel Rocard et de Dominique Strauss-Kahn, il dirige la campagne de François Hollande aux élections présidentielles de 2012. Celui-ci, élu, le nomme ministre de l’Économie et des Finances, poste qu’il quitte en 2014 avant de se retrouver, quelques mois plus tard, à la Commission européenne » (p. 35).
2 Jean Quatremer, Il faut achever l’euro : tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l’euro (sans oser le demander), Paris, Calmann-Levy, 2019, p. 501.
3 Les critères du Pacte de stabilité et de croissance sont bien connus : un déficit public et une dette publique ne dépassant jamais respectivement 3 % et 60 % du PIB.
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Référence électronique
Dorian Debrand, « Frédéric Mérand, Un sociologue à la Commission européenne », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 02 septembre 2021, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/50945 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.50945
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