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Lorenzo Bartalesi, Histoire naturelle de l’esthétique

Thibault De Meyer
Histoire naturelle de l'esthétique
Lorenzo Bartalesi, Histoire naturelle de l'esthétique, Paris, CNRS, 2021, 293 p., préf. Jean-Marie Schaeffer, trad. Sophie Burdet, ISBN : 978-2-271-13404-2.
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Texte intégral

1Lorenzo Bartalesi, professeur de philosophie à Pise, cherche à penser l’esthétique, et l’art par extension, en tant que produit de l’histoire naturelle. Pour cela, dans le premier chapitre du livre, il expose la pensée de Charles Darwin qui accordait un sens esthétique aux animaux même les plus simples. Le chapitre suivant poursuit en rendant compte des controverses qu’ont suscitées les thèses du naturaliste britannique. Les deux autres chapitres portent sur les multiples manières dont des biologistes, des psychologues, des paléontologues ont posé le problème de l’émergence de l’esthétique et de l’art depuis les années 1980. Le livre dans son ensemble offre ainsi un aperçu détaillé des diverses positions qu’ont adoptées les scientifiques autour de la question de l’histoire naturelle de l’esthétique, une question qui est au moins aussi vieille que la théorie de la sélection naturelle.

2C’est pour résoudre un problème, un « puzzle » au sens de Thomas Kuhn, que Darwin en vint à attribuer aux animaux un sens de la beauté, « a sense of beauty ». « La seule vue d’une plume de la queue d’un paon me donne la nausée », affirmait-il dans une lettre à un collègue (citée p. 69), car sa théorie de la sélection naturelle rendait difficilement compte de l’ornementation exubérante de cet oiseau : n’expose-t-elle pas cet animal à ses prédateurs, ce qui réduit ses chances de survie ? Ce trait devrait donc tendre à disparaître suivant le principe de la sélection naturelle. Or, il existe et perdure. C’est cette « anomalie » qui encouragea Darwin à proposer un second mécanisme de l’évolution, celui de la sélection sexuelle. Si les paons développent leurs plumes de la sorte, ce serait pour attirer les paonnes. Le désavantage que représente ce plumage pour la survie serait contrebalancé par l’avantage qu’il confère pour l’accouplement et, donc, la reproduction.

3Cela présuppose néanmoins que les paonnes soient attirées par certaines formes et certaines couleurs, qu’elles aient des goûts et qu’elles opèrent des choix en se fondant sur ceux-ci, ce qui fait de la sélection sexuelle une véritable sélection esthétique. Un des plus ardents critiques de cette théorie était Alfred Wallace, le co-découvreur de la théorie de la sélection naturelle. Celui-ci ne pouvait pas croire que des animaux aient un sens esthétique. À son avis, les ornementations des paons (mais aussi des autres oiseaux) ne sont pas utiles pour la survie, mais sont simplement le produit de processus chimiques ; les femelles, quant à elles, auraient perdu cette coloration, car elles sauraient moins bien se défendre contre les attaques des prédateurs. En éliminant de la sorte l’esthétique du règne animal, Wallace se trouvait néanmoins avec un autre puzzle : comment expliquer l’émergence de l’esthétique chez les humains si cette faculté est absente ailleurs ? Le naturaliste estimait que les compétences cognitives (notamment esthétiques) seraient apparues abruptement chez les humains, faisant exception par rapport à la sélection naturelle.

4Darwin, qui attribuait un sens esthétique aux animaux, avait moins de mal à imaginer une lente transition vers les arts humains. Néanmoins, il n’a jamais émis d’hypothèse sur l’origine du sens esthétique chez les animaux. Il le posait simplement comme un principe qui permet d’expliquer des ornementations et des rituels qui ne présentent de prime abord aucun avantage et qui, au contraire, diminuent même les chances de survie des animaux. Au vingtième siècle, les biologistes ont tenté de réduire la sélection sexuelle à la sélection naturelle en cherchant en quoi les traits appréciés chez les partenaires sexuels confèrent à la descendance une meilleure chance de survie. Ainsi, le beau plumage d’un paon pourrait être corrélé à des gènes favorisant une bonne santé. On retrouve ce mode de raisonnement dans les théories de la psychologie évolutionniste : si les hommes aiment les femmes aux hanches larges, c’est parce que cela augmenterait les chances de survie des bébés au moment de l’accouchement. Dans ce genre de raisonnement, le sentiment esthétique est subordonné et expliqué par les principes de sélection naturelle. Récemment, quelques biologistes (Richard Prum par exemple) insistent davantage sur l’autonomie de la sélection sexuelle par rapport à la sélection naturelle, à l’instar de la théorie originale de Darwin qui y voyait deux mécanismes parallèles.

5Ce succinct aperçu permet déjà de sentir comment l’origine de l’esthétique a été prioritairement recherchée dans les rapports sexuels et reproductifs. Cela ne veut pas dire, insiste Lorenzo Bartalesi, que tous les plaisirs esthétiques seraient par essence sexuels. Il se peut qu’une compétence esthétique acquise dans un domaine de la vie (l’accouplement) puisse être utilisée ailleurs, dans d’autres domaines. En outre, le philosophe estime qu’il faudrait aussi rechercher d’autres domaines où le « sense of beauty » aurait pu apparaître, comme par exemple les soins parentaux ou les comportements ludiques. Ou, comme certains psychologues évolutionnistes l’ont proposé, dans les choix d’habitat : nos goûts esthétiques pour des environnements boisés pourraient être liés à l’avantage que ces environnements confèrent à notre survie (du fait de la protection qu’ils procurent ou de la variété de fruits qu’ils contiennent, par exemple).

6Dans ce livre, Lorenzo Bartalesi offre un exposé clair et très pédagogique des diverses positions des scientifiques sur l’évolution de l’esthétique. Nous aurions néanmoins apprécié une discussion plus poussée sur les portées épistémologique, politique ou ontologique de ces théories et découvertes scientifiques.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Thibault De Meyer, « Lorenzo Bartalesi, Histoire naturelle de l’esthétique », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 01 septembre 2021, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/50920 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.50920

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Rédacteur

Thibault De Meyer

Doctorant au département de philosophie à l’Université de Liège.

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Droits d’auteur

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