Navigation – Plan du site

AccueilLireLes comptes rendus2021Françoise Tschopp, Le geste de Fe...

Françoise Tschopp, Le geste de Fernand Deligny. L’éducation aux prises avec les mots

Luz Ascarate
Le geste de Fernand Deligny
Françoise Tschopp, Le geste de Fernand Deligny. L'éducation aux prises avec les mots, Genève, IES/HETS, coll. « Le geste social », 2020, 160 p., ISBN : 978-2-88224-210-5.
Haut de page

Texte intégral

  • 1 Jaques Brel, La quête, 1968, cité p. 113.

1« Rêver un impossible rêve, telle est ma quête, peu importe le temps, pour atteindre l’inaccessible étoile »1. Épigraphe du septième chapitre du livre de Françoise Tschopp, cette citation nous introduit à elle seule dans le thème de l’ensemble de l’ouvrage. En effet, elle nous donne un aperçu général et personnel des intentions, des accomplissements et des espoirs qui façonnent la vie et l’œuvre de Fernand Deligny. Mais sa vie et son œuvre forment ici une unité qui ne peut être comprise que sous le principe de la réalisation d’un projet impossible, ayant lieu uniquement grâce à son ouverture illimitée, à sa non-préméditation. En ce sens, ce livre est d’abord un hommage et une introduction à la pensée de Deligny, structurée autour de son engagement pour l’éducation spécialisée vivante, hors institutions, lesquelles empêchent les échanges langagiers entre les esprits.

  • 2 Fernand Deligny, « Postface », in Françoise Tschopp, Fernand Deligny, éducateur « sans qualités », (...)

2Mais ce livre est aussi, ensuite, un hommage à ceux à qui cette introduction est dédiée : « aux travailleurs sociaux, femmes et hommes, qui, au jour le jour, accompagnent des personnes vulnérables » (p. 7). Françoise Tschopp, elle-même éducatrice, se tient à la source créative, et pleine de dévotion, d’où émerge la pratique de l’éducation spécialisée et, de là, nous raconte une histoire intime : l’auteure a connu Deligny de près, comme en témoigne la préface (p. 9-20). Cet aperçu est d’autant plus intéressant qu’il introduit la parole vivante de Deligny lui-même : dans la postface (p. 137-139), nous pouvons lire un texte écrit de sa main pour un livre de Françoise Tschopp2 publié en 1989 et consacré, comme celui-ci, à sa pensée pédagogique. En plus de cela, une liste des repères chronologiques, un glossaire et une bibliographie sélective des œuvres de Deligny en fin d’ouvrage contribuent à fournir une introduction pointue à la pensée de ce penseur important de l’éducation spécialisée.

3L’ouvrage est composé de deux parties. La première partie suit chronologiquement l’œuvre de Deligny : de son passage dans les institutions psychiatriques à son expérience dans les Cévennes. La deuxième partie aborde les thèmes les plus importants de la pensée de Deligny : sa conception du pouvoir, l’idée d’une éducation comme abstinence éducative, son souci des moindres gestes. Les chapitres de chacune des deux parties parviennent, en s’inspirant de l’œuvre écrite, filmée et transmise de Deligny, à nous faire découvrir quelque chose de précieux sur l’éducation, sur les mots, sur l’humanité.

4Le premier chapitre nous apprend à faire face aux grands défis de l’administration de l’éducation spécialisée. Deligny a été confronté à ces défis au début de sa carrière, lors de son séjour dans les institutions psychiatriques d’Armentières et dans les institutions éducatives de Lille (1940-1946). C’est dans ce contexte qu’il s’initie à la pratique de la prise de position, avec conviction, en s’engageant pour certaines idées comme la suppression de la punition ou celle de l’éducateur comme créateur de circonstances. Nous apprenons également l’importance des idées de Freinet et de Pestalozzi pour la pensée de Deligny. À chaque moment, cette première période a été marquée par une critique sévère de l’administration des institutions psychiatriques et éducatives.

5Cette critique a conduit Deligny à créer la « Grande Cordée ». Précisément, le deuxième chapitre est consacré à ses expériences pédagogiques dans cet organisme expérimental (1946-1947), « qui prend en charge des jeunes jugés irrécupérables et pour lesquels aucun placement n’est possible » de la part des médecins et des services sociaux (p. 51). Cet organisme est mis en place grâce au soutien du Parti communiste français, des membres des Auberges de jeunesse et des Centres d’éducation aux méthodes éducatives actives. Le chapitre souligne l’importance du travail en réseau et du travail collectif pour faire face aux défis de l’éducation. Toutefois, cette organisation a été contrainte de fermer ses portes en raison d’un manque de soutien et de problèmes au sein du conseil d’administration.

6Le troisième chapitre s’intéresse au rapport de Deligny avec le milieu de la clinique La Borde (1967-1996), un centre d’étude et de pratique de la psychothérapie institutionnelle. Jean Oury et Félix Guattari invitent Deligny à y travailler. Dans ce contexte, Deligny n’intervient plus avec des délinquants mais avec des enfants souffrant de problèmes psychiatriques. C’est là que naît son intérêt pour le langage et qu’il commence ses recherches sur les enfants mutiques, ce qui le fait douter de l’importance des travaux menés à La Borde et de la psychanalyse. Il critique également l’utilisation de concepts analytiques qui prennent en compte des hypothèses liées à l’inconscient pour expliquer des conditions telles que l’autisme. Cette position a finalement conduit à son départ de La Borde en 1967, ce que l’auteur interprète comme une distance critique vis-à-vis de toute institution.

7Le quatrième et dernier chapitre de la première partie nous montre les rapports de force entre l’éducation et les institutions, à partir de l’expérience de Deligny dans les Cévennes (1967-1996). Alors qu’il travaille à La Borde, Deligny rencontre Jean-Marie, un garçon autiste qu’il rebaptise Janmari. Selon Françoise Tschopp, cette expérience a été très importante, car elle a été le point de départ d’une expérience qui allait durer 40 ans dans les Cévennes. Deligny quitte La Borde avec sa famille et Janmari, que lui a confié sa mère, pour s’installer dans le Gard puis dans les Cévennes. L’hôpital de la Salpêtrière avait diagnostiqué à Janmari une encéphalopathie profonde et incurable. Inspiré par cette expérience de vie avec un enfant autiste, Deligny a ouvert la voie à la création de ce « réseau » qu’est la communauté des Cévennes, qui accueille des enfants autistes et où Deligny est accompagné par des femmes et des hommes de 17 à 25 ans. Il s’agit à la fois d’une tentative de pratique éducative communautaire et d’un engagement politique contre l’institutionnalisation et son rapport au pouvoir. La seconde partie de cet ouvrage nous invite à découvrir de plus près les thèmes éducatifs dont la motivation a accompagné toute la carrière de Deligny mais qui, prenant la forme de rêves au début de sa démarche, se sont concrétisés précisément dans les Cévennes.

8Le cinquième chapitre aborde plus profondément le rapport de Deligny au pouvoir. Sa conception du pouvoir commence par un principe : il faut se situer d’où l’on parle. Deligny se situe dans une utopie, une société libérée du pouvoir. Pour lui, il est plus important de parler de la personne qui institue que du lieu d’artifice qu’est l’institution. Son souci de l’humanité de la personne le conduit à conserver une attitude « insaisissable » vis-à-vis du pouvoir et il utilise toute son énergie créatrice pour vivre librement, en évitant les différentes formes de pouvoir. Cela nous permet de comprendre l’idée de l’éducation comme abstinence éducative, développée dans le sixième chapitre. Cette pratique est comprise comme une présence sans le désir d’intervenir dans l’histoire de l’autre. Être proche des enfants signifie laisser de côté les jugements idéologiques et adopter une attitude non interventionniste. Cette abstinence éducative n’empêche pas Deligny de faire de la recherche, au contraire, il s’agit de ne pas subordonner la découverte de l’enfant aux théories psychologiques. Son maître est l’enfant lui-même, c’est pourquoi il reconnaît Janmari comme son maître à penser.

9L’attention que Fernand Deligny porte aux moindres gestes est relatée dans le septième chapitre). C’est précisément son expérience avec Janmari dans les Cévennes qui lui a permis de produire une nouvelle conception du sujet liée à une nouvelle conception du langage. Le sujet ne sera plus compris comme ce qui construit consciemment un projet d’existence, mais plutôt, à l’infinitif, comme un a-sujet. Le prototype de ce sujet est l’enfant autiste qui est libre face au langage et à la culture, et qui peut donc révéler l’innocence originelle de la nature humaine. Mais pour que cela soit possible, un renversement de perspective est nécessaire : ce ne sont pas les mots prononcés mais l’acte accompli qui doit être pris en compte. Il s’agit de prêter attention aux moindres gestes (agir) qui ne sont pas forcément inscrits dans la culture (faire). L’agir communique avant les mots, et nous trouvons sa résonance dans l’art et dans les gestes rituels de la religion.

  • 3 Jaques Brel, op. cit.
  • 4 Ibid.

10Le huitième chapitre constitue un guide destiné à ceux qui souhaitent poursuivre l’œuvre de Deligny. Il est ici question de s’interroger sur le sens de son œuvre dans son ensemble. La vie de l’éducateur aux côtés d’enfants autistes l’amène à s’interroger sur l’origine de l’humanité : cet être innocent représente le noyau initial de l’humanité. Son œuvre peut donc être comprise comme une recherche de réponse à la question de l’origine. Mais elle peut aussi être appréhendée comme un non-projet de création pédagogique libre, constant dans son esquive du pouvoir de l’institution. Deligny nous invite ainsi à mener une pratique pédagogique en communauté sur la base d’une relation affective avec les enfants. Nous ne trouvons pas chez lui de techniques, de méthodes ou de formes institutionnelles de réalisation de l’éducation spécialisée. Au contraire, l’auteure nous incite à voir en lui un poète charismatique, un prophète, un artiste de la création langagière et du geste, capable de nous transmettre une éthique rigoureuse de la recherche et de la pratique éducative. Selon Françoise Tschopp, enfin, suivre Deligny, c’est se tenir, en tant qu’éducatrices et éducateurs, dans une position de curiosité et d’espérance, afin de « rêver un impossible rêve »3 pour « atteindre l’inaccessible étoile »4.

Haut de page

Notes

1 Jaques Brel, La quête, 1968, cité p. 113.

2 Fernand Deligny, « Postface », in Françoise Tschopp, Fernand Deligny, éducateur « sans qualités », Genève, Les Éditions IES, 1989.

3 Jaques Brel, op. cit.

4 Ibid.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Luz Ascarate, « Françoise Tschopp, Le geste de Fernand Deligny. L’éducation aux prises avec les mots », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 01 septembre 2021, consulté le 14 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/50910 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.50910

Haut de page

Rédacteur

Luz Ascarate

ATER en philosophie à l’INSPE et au département de philosophie de l’université Franche-Comté. Doctorante en philosophie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Docteure en philosophie et sciences sociales de l’EHESS.

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search