Charles Bosvieux-Onyekwelu, Croire en l’État. Une genèse de l’idée de service public en France (1873-1940)
Texte intégral
- 1 Rosanvallon Pierre, L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990.
- 2 Legendre Pierre, Trésor historique de l’État en France. L’Administration classique, Paris, Fayard, (...)
1Ainsi que le précise l’auteur dès la première phrase de l’introduction, « ce livre est un livre sur l’État » (p. 7). Ceci étant, il ne s’agit pas d’un énième livre sur l’histoire de l’État en France qui adopterait la perspective néo-institutionnaliste associée aux travaux de Rosanvallon1 ou de Legendre2. S’il revendique son inscription dans « le courant de la sociologie historique du politique » (p. 17), il fait moins l’histoire d’une institution en particulier que celle d’une idée en général. Tiré d’une thèse de sociologie soutenue à l’université Paris-Saclay en 2016, cet ouvrage décrit le processus, long et contrarié, par lequel s’est imposée l’idée de service public sous la Troisième République. Empruntant à l’histoire politique, au droit public et à la sociologie des élites, cette étude dresse la sociogenèse d’un concept malléable, tantôt employé au singulier, tantôt au pluriel, et dont le sens n’a cessé d’évoluer jusqu’à ce que le Conseil national de la Résistance lui donne toute sa chair au sortir de l’Occupation.
2Certes, l’aridité apparente du sujet (la notion de service public), l’ambition scientifique de l’objet (en établir les filiations), le volume de lecture (presque 500 pages), la robustesse de la méthode (combinant travaux sur archives et analyses prosopographiques), la mobilisation des outils théoriques (notamment l’approche bourdieusienne) et, plus largement, la richesse bibliographique – les sources des arguments avancés sont consciencieusement référencées en note de bas page – destinent cet ouvrage à un public universitaire. Mais il faut reconnaître que la plume du chercheur est très agréable, tant et si bien que ce livre, exigeant sur le plan académique, n’en demeure pas moins facile à lire comme à comprendre et, in fine, très instructif. De surcroît, sur la forme, cette analyse s’avère un modèle de pédagogie. Au nombre de cinq, les chapitres sont scrupuleusement introduits et respectent un plan annoncé à l’avance et généralement divisé en trois sous-parties (A, B, C), elles-mêmes sous-divisées et également présentées dans un ultime paragraphe (a, b, c, d, etc.). D’un bout à l’autre de l’analyse, le lecteur est ainsi pris par la main : le raisonnement n’en est que plus intelligible et la rigueur du développement plus convaincante.
3La thèse principale que défend Charles Bosvieux-Onyekwelu est qu’au cours de la Troisième République les sens de et du « service public », respectivement associés à la définition stricto sensu et à l’éthos, c’est-à-dire à sa conception pratique et culturelle, n’ont jamais été définitivement fixés, car ils ont fait l’objet d’interprétations contradictoires, nées d’une concurrence virulente entre promoteurs juridiques, académiques et plus marginalement politiques. Le sociologue s’est en effet intéressé à deux types d’acteurs en priorité : aux juristes du conseil d’État qui ont à charge la résolution des contentieux (chapitre 1), et aux professeurs de droit qui, en dissertant sur ces mêmes cas, ont posé les bases de la doctrine (chapitre 2). Le choix du régime tertio-républicain pour cadre d’analyse historique s’impose de lui-même comme étant la période de forte sécularisation au cours de laquelle l’État finit de disputer à l’Église ses dernières attributions en matière d’éducation, de soin ou d’assistance. En quelque sorte, cette période parachève la transition d’un État toujours perçu comme puissance régalienne envers une conception plus moderne, basée précisément sur l’idée d’un État serviteur de la société. Quant aux limites temporelles, 1873 correspond à la décision du célèbre arrêt Blanco, et 1940 à l’avènement du régime vichyste.
4Précisons que le sociologue n’est ni déterministe, ni encore moins historiciste : à raison, il ne croit pas aux lois de l’Histoire, ni n’estime qu’il serait possible de tirer du récit historique des vérités immuables. Son ambition est précisément de déconstruire « les illusions téléologiques qui sont constitutives d’un « grand récit » comme celui du service public » (p. 32). Il démontre que ses préceptes vont se sédimenter en fonction de la contingence et s’imposer selon des logiques parfois contraires à celles qu’avaient imaginées ses promoteurs.
5Dans le premier chapitre, après être revenu sur les deux missions principales du Conseil d’État (seconder le gouvernement et juger l’administration), l’auteur étaye l’idée générale selon laquelle la section du Contentieux s’est saisie du concept de « service public » pour en faire un nouveau critère de compétence. Le double objectif était de légitimer un droit administratif en gestation d’une part, et surtout d’assoir sa fonction juridictionnelle d’autre part. Pour qui s’intéresse aux transformations de la haute fonction publique, ce chapitre est très intéressant. On y apprend en particulier que subsiste longtemps un « phénomène d’hérédité administrative » (p. 65) qui, s’il récuse les principes de la méritocratie républicaine, se trouve en partie justifié par le fait que les auditeurs exercent alors ad honorem. L’auteur présente ces derniers comme les « oblats du service public » (p. 88-96) : leur désintéressement est vanté et leur travail apparenté à un sacerdoce. La principale conclusion de ce chapitre est détonante : les membres du Conseil d’État, que l’on pourrait qualifier de républicains conservateurs, manœuvrent moins dans une vision militante qu’ils n’agissent au nom de leur autonomie institutionnelle. Ainsi, ils ne mobilisent pas tant le concept de service public parce qu’ils croient à sa nécessaire extension, mais plutôt parce qu’en le défendant, ils se légitiment eux-mêmes, et existent en quelque sorte à travers lui. Dernièrement, d’aucuns ont accusé le Conseil d’État de manquer de partialité en prenant des positions ouvertement écologistes. À la lumière de cette analyse, on peut supputer que la plus haute juridiction administrative agirait de la sorte, moins par convictions, que pour faire acte d’autorité face au gouvernement et au Parlement.
6Consacré au « pôle universitaire » (p. 113), le second chapitre dresse une prosopographie de la quinzaine des principaux professeurs de droits de l’époque, dont Léon Duguit, Maurice Hauriou et Gaston Jèze. L’auteur aboutit à des conclusions similaires à celles du chapitre précédent. Si les professeurs de droit mobilisent le concept de « service public », ils n’ont pas toujours la fibre sociale et se trouvent parfois animés, à l’image d’Henry Berthélemy, d’un « conservatisme compassionnel, fondé sur un rejet profond des solutions socialistes » (p. 169). Pour l’auteur, la juridicisation de la notion doit ainsi plus au désir « de préserver le magistère des légistes sur le social qu’à une volonté de concevoir l’action publique sur des bases radicalement progressistes » (p. 170).
7Quant au troisième chapitre, il ravira les juristes. Sur plus de cent pages, le sociologue étudie l’évolution de la jurisprudence administrative, afin d’analyser comment s’est structuré le champ des publicistes. Il revient sur le célèbre arrêt Blanco qui consacre la compétence du juge administratif sur les litiges afférents au service public. L’auteur démontre que les contemporains de l’arrêt ne prennent pas la mesure de la révolution jurisprudentielle en cours. Car il est clair que des arguties vont subsister longtemps encore, notamment autour de la distinction sibylline entre « acte d’autorité » et « actes de gestion », ou lorsque l’arrêt dit bac d’Eloka (1921) dévoile, par le truchement de la notion de service public industriel et commercial (SIPC), un dualisme supplémentaire amalgamant droit administratif et droit privé. Adoptant une métaphore géologique, l’auteur résume en ces termes son propos : « si elles ne sont pas perçues sur le moment comme des tremblements de terre, certaines décisions peuvent connaître des répliques, de sorte qu’il faut parfois plusieurs années pour comprendre, à la lumière de l’évolution ultérieure, le sens d’une jurisprudence » (p. 279). En somme, cette dernière obéit aussi « au schème de la path dependency » (p. 290).
8L’essor du contentieux accompagne la consolidation du droit administratif comme discipline universitaire, tant et si bien que les juges du Conseil d’État comme les professeurs contribuent mutuellement à la normalisation d’une notion qui demeure toujours sujette à altercation théorique et juridique. Le quatrième chapitre s’intéresse précisément à l’évolution du concept de service public dans le langage des publicistes. Deux raisons principales expliquent que cette notion ne se stabilise jamais tout à fait et demeure composite. D’une part, les professeurs de droit ont des difficultés objectives à donner corps à un droit administratif sujet aux revirements récurrents de jurisprudence. D’autre part, les membres du Conseil d’État ont tout intérêt de leur côté à se monter frileux, voire pusillanimes à l’heure de donner une définition aboutie de la notion, sans quoi ils prennent le risque de se retrouver pieds et poings liés, et de perdre ainsi leur pouvoir d’interprétation et donc leurs prérogatives juridictionnelles.
9Le cinquième et dernier chapitre, enfin, reste le plus classique, mais non le moins intéressant. L’auteur y retrace le récit de trois enjeux qui vont, en quelque sorte, « publiciser » l’idée de service public et éprouver la stabilité de la jurisprudence comme la consistance du droit administratif. Les trois éclairages choisis sont la syndicalisation des fonctionnaires, la municipalisation des services (notamment de gaz, d’électricité, d’eau ou encore d’équarrissage) et la question de l’impôt sur le revenu (1914), qui soulève un débat parlementaire acharné. Qui doivent être les contributeurs financiers des services publics : les simples usagers (redevance, forfait) ou l’ensemble des citoyens (impôt) ? Et selon quelles modalités : la proportionnalité ou la progressivité fiscales ?
- 3 Pour plus de renseignements, se référer à Dardot Pierre et Laval Christian, Commun. Essai sur la ré (...)
10In fine, le travail de Charles Bosvieux-Onyekwelu a consisté à étudier la « mise à l’agenda » d’une idée qui trouvera « son aboutissement dans les innovations politico-constitutionnelles de la Libération » (p. 479). Parce qu’aujourd’hui encore attachée à la figure tutélaire de l’État, la notion de service public est parfois contestée et devrait, pour certains, être remplacée par le concept connexe de « commun », plus horizontal et associé à des modalités d’autogouvernement3. Mais qu’importe la dénomination si on continue à se battre en sa faveur et à en défendre chèrement les principes. L’auteur cite dans les dernières lignes de son ouvrage un slogan jaurésien aperçu lors d’une manifestation : « le service public est la richesse de ceux qui n’ont rien ». On n’aurait pu trouver meilleure conclusion.
Notes
1 Rosanvallon Pierre, L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990.
2 Legendre Pierre, Trésor historique de l’État en France. L’Administration classique, Paris, Fayard, 1992.
3 Pour plus de renseignements, se référer à Dardot Pierre et Laval Christian, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014 (compte rendu de Paul Sereni pour Lectures : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.14410).
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Damien Larrouqué, « Charles Bosvieux-Onyekwelu, Croire en l’État. Une genèse de l’idée de service public en France (1873-1940) », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 25 août 2021, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lectures/50794 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/lectures.50794
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page